Viticulture : Le “Louvre de la vigne” relève le défi du réchauffement

"Cet été où la sécheresse a été très sévère, beaucoup de plants ont souffert", confiait Cécile Marchal en septembre 2022, la cheffe de cet endroit unique qui dispose, certes, d'une roubine, mais "remplie quand il pleut vraiment" et où les vendanges avaient débuté sous une chaleur moite comme dans tout domaine. Photo : Olivier SCHLAMA

Souffrant elle-même du réchauffement climatique qui l’oblige à déménager dans l’Aude, la plus grande collection de variétés au monde, au Domaine de Vassal, à Marseillan (Hérault), pourrait bien permettre la survie de la vigne cultivée dans l’ex-Languedoc-Roussillon, première région viticole de France. En posant aussi avec acuité la question de l’irrigation et du partage de l’eau.

On le surnomme le “Louvre de la vigne”. Ici, rien de grandiloquent. Pas de pyramide en verre mais un tableau de maître : un paysage de vignes, de sable et de nuages filant vers l’horizon… Plus prosaïquement, trônent aussi de modestes bâtiments défraîchis. Des analyses ; des micro-vinifications…

Tout un travail de Sisyphe se déploie ici chaque jour pour entretenir ces hectares manuellement. Une dizaine de personnes travaillent là pour conserver ce bien commun de l’humanité. Sur ces parcelles, plantées à moins d’un mètre au-dessus du niveau de la Méditerranée, abritées du vent par de simples haies de roseaux, patiente une collection unique au monde que l’on bichonne sans regarder le temps qui défile à coups de décennies.

Quelque 8 500 “accessions” issues de plus de 50 pays

Au Domaine de Vassal, le conservatoire français de la vigne, à Marseillan (Hérault) avant son déménagement à Gruissan (Aude).  Photos : Olivier SCHLAMA

Francs de pied (90 % des plants concernés), hybrides, porte-greffes interspécifiques… Abrité à l’école d’agronomie de Montpellier de 1876 à 1949, ce trésor végétal est ensuite planté sur 12 des 25 hectares du domaine de Vassal, à la sortie de Sète, sur le lido, dans un océan de sable regardant la Méditerranée.

Le but : lui éviter le phylloxéra, un puceron qui décima alors les vignobles français : la plus grande bibliothèque viticole du monde avec ses 8 500 “accessions” -dont 80 de plus chaque année – issues de plus de 50 pays différents dont 2 500 variétés différentes de viti viniféra (la vigne cultivée donnant raisins de table et de cuve) dont l’origine se confond avec celle de l’humanité. “Certaines accessions n’étant uniquement présentes qu’à Vassal. On a aussi des espèces apparentées de vitis qui sont du même genre que la vigne cultivée et on a enfin d’autres “matériels” ; des hybrides interspécifiques”, explique Patrice This, de l’Inrae.

Répondre à la demande des professionnels

De quoi rassurer les professionnels du monde entier – les particuliers y ont aussi accès – en manque ou en recherche d’une variété perdue. Y compris dans cette période où la vigne se pose des questions existentielles sur son avenir. Avec ou sans irrigation ; avec ou sans plants – hybrides ou pas – susceptibles de survivre au réchauffement climatique…? Pour quelles qualités organoleptiques…? Avec quels goûts…? Le défi est titanesque.

Un livre ouvert sur 8 000 ans de viticulture

Domaine de Vassal. Photos : Olivier SCHLAMA

De l‘obeidih, que le Liban est venu par exemple récupérer à Vassal, jusqu’au 36 cépages du catalogue français comme la raisaine (Ardèche) ou le verdalen (Gailhac) en passant par cette espèce née au Texas “adaptée à la chaleur” ou cette vigne des montagnes du Japon qui se plaît dans une atmosphère “humide et fraîche” ou encore l’Isabelle qui a un goût de bonbon artificiel : le domaine de Vassal c’est un livre ouvert sur 8 000 ans de viticulture…

Listel, Paul Vranken, Conservatoire du littoral…

Pour arriver à ce monument caché, on perce le littoral, de Sète à Marseillan, et une partie du vignoble de Listel – qui produit depuis belle lurette le fameux “vin des sables”, jadis pour échapper au phylloxéra – auquel ce lieu unique appartenait il y a encore quelques années à Paul Vranken, faiseur de champagne à l’origine. Avant que le Conservatoire du Littoral ne le rachète en 2014 et que l’Inrae, l’Institut de recherche agronomique de Montpellier, ne décide d’abandonner définitivement les lieux. Les locaux, eux, appartiennent à l’Agglopôle de Sète.

Salinité, submersion marine, réchauffement, sécheresse

Philippe Mauguin, PDG d’Inrae, a lancé le 31 août le transfert de la collection de vignes de Vassal vers Pech Rouge, aux côtés entre autres de Thierry Bonnier, préfet de l’Aude, Didier Codorniou, maire de Gruissan, 1er vice-président de la Région Occitanie. DR.

Les raisons de ce départ vers le domaine de Pech Rouge, à Gruissan, dans l’Aude, proposant un sol classiquement calcaire, acté par une “inauguration” le 31 aout avec moult élus ? On en a évoqué plusieurs quand la décision fut prise jadis et qu’une pétition en disait tout le mal : la salinité de plus en plus aiguë et menaçante de la nappe phréatique ; la submersion marine annoncée, sachant qu’une autre grande menace est sans doute le réchauffement climatique et la sécheresse qui l’accompagne. “Le risque principal, c’est la montée des eaux”, dit Patrice This, de l’Inrae. Due au réchauffement.

Une opposition à ce transfert jadis compréhensible

“Cet été où la sécheresse a été très sévère, beaucoup de plants ont souffert”, confie Cécile Marchal, la cheffe de cet endroit unique qui dispose, certes, d’une roubine, mais “remplie quand il pleut vraiment” et où les vendanges ont débuté sous une chaleur moite ce mardi comme dans tout domaine. Il y a dix ans, cette opposition au déménagement qui a donné lieu à une pétition pouvait se comprendre, surtout que partir de Vassal signifie perdre tous les avantages de vignes protégées de nombre agents pathogènes rendus inactifs dans le sable. Et qui permet une gestion forcément plus facile de la vigne.

“Dans une impasse agronomique”

Les serres du domaine de Vassal, conservatoire français de la vigne, Marseillan (Hérault). Photo : Olivier SCHLAMA

Mais, pour poursuivre sereinement sa mission, ce conservatoire devait se réinventer. Ce sera donc via un transfert dans l’Aude. “À Vassal, l’Inra semblait dans une impasse agronomique sur ce littoral partout peu fertile et désormais assez hostile avec ce réchauffement climatique et la sécheresse. Et puis, à Pech Rouge, l’Inra a déjà des installations ; partir de Vassal lui fait aussi donc diminuer ses frais fixes”, décrypte Martial Pelatan, 50 ans au service de Listel, dont une bonne partie comme directeur général.

Avant tout assainir les plants avec la thermothérapie

En réalité, ce ne sera pas un déménagement stricto sensu : ce seront les boutures des ceps choisies pour aller à Pech Rouge – 6 500 sur les 8 500 entrées, à cause des doublons, notamment – qui y seront accueillies. On ne va pas arracher les ceps actuellement plantés à Vassal pour les transporter dans l’Aude. C’est donc un transfert de boutures qui aura lieu. C’est pourquoi ce “déménagement” va prendre au moins… dix ans ! Car, “il faut avant tout assainir les plants avec la thermothérapie : faire notamment passer les ceps à une température d’au moins 35 degrés pour que les possibles virus qu’ils abritent poussent moins vite que les bourgeons”, confie Cécile Marchal.

Parcelle réservée au “panel des 279 cépages”

Sur ces 6 500 entrées qui prendront donc place à Pech Rouge, il y aura 279 individus “élus” représentant la collection de Vassal suivant différents critères (origines géographiques, empreintes génétiques, caractères agronomiques). “On va, dès lors, pouvoir travailler sur le comportement de la vigne en période de sécheresse”, résume Patrice This. “Vu la pression sur l’eau à l’avenir, notre objectif est de rendre la vigne moins consommatrice. Ce projet 279 a justement été mis en place pour voir les différences de comportement entre les variétés vis-à-vis de la sécheresse et identifier les plus résistantes.

Le directeur du centre de Pech Rouge, Nicolas Sorin, va plus loin : “Ce panel sera replanté avec des répétitions de cinq ceps chacun. Nous pensons, oui, qu’à travers tout notre matériel nous avons de quoi répondre au défi du réchauffement climatique et à l’avenir de la vigne. Je pense que nous avons les ressources pour cela.” Certes, à court terme, l’irrigation semble une solution d’attente. Pas pour les prochaines décennies. Même si elle participe des guerres de l’eau…

L’irrigation de la vigne fait partie des leviers à activer à court terme. Face à l’aridité, elle est de plus demandée. Environ un cinquième des vignes de l’ex-Languedoc-Roussillon bénéficier de cet apport artificiel d’eau. Ce qui n’est le cas que depuis une grosse dizaine d’années. Mais le changement climatique, fortement à l’oeuvre, a rendu cette solution de plus en plus tentante.

La question de l’irrigation de la vigne

Alain, agent technique au domaine de Vassal, conservatoire français de la vigne. Photo : Olivier SCHLAMA

Surtout qu’est arrivé l’incroyable gros tuyau du projet piloté par BRL, le bras armé de l’eau de la Région Occitanie : Aqua Domitia, comme Dis-Leur vous l’a expliqué ICI qui transfère les eaux du Rhône dans nos contrées. Il faut dire que le vin rapporte plus de 15 milliards d’euros chaque année à l’économie française. Un poids qui s’impose dans le débat sur le juste partage de l’eau en pleine crise climatique. Et si on mettait davantage en oeuvre des solutions basées sur la nature, comme l’enherbement, l’agroécologie, la préservation des zones humides, voire l’utilisation des eaux usées traitées, comme l’expérimente depuis cette année  le programme Irri’Alteau, piloté par Veolia et l’Inra ? 

Il faut que cet argent public soit aussi investi, à égalité, pour des stratégies de lutte dites “sèches” contre le réchauffement : gestion des sols, agroécologie, cohabitation avec des arbres…”

Jean-Marc Touzard, directeur de recherche à l’Inrae

Et si, de plus, la vigne sous perfusion devenait fainéante et qu’à force d’arrosage elle devenait moins résiliente ? “C’est l’un des risques…”, répond avec franchise Jean-Marc Touzard. Directeur de recherche de l’unité innovation à l’Inrae à Montpellier, il souligne en substance qu’il faut pour cela s’imposer des garde-fous : tenir compte d’un bilan hydrique complet ; de la taille et du choix du cépage ; de la gestion des sols. Il faut aussi se poser la question de savoir d’où vient l’eau ; s’engager dans des pratiques viticoles vertueuses… Et puis s’ajoutent deux conditions, selon ce chercheur : “Comment réutiliser l’investissement – possible grâce à des subventions publiques – consacré à l’irrigation de la vigne pour d’autres pratiques ; c’est une question de justice. Il faut que l’investissement soit utilisable pour d’autres cultures, si besoin : fruits, légumes, légumineuses…”

Jean-Marc Touzard ajoute une dernière condition : “Quelque 40 000 hectares de vignes sont irrigués sur les 270 000 hectares de vignobles d’Occitanie. Ils bénéficient donc d’argent public. Il ne faut pas que cela crée une injustice spatiale : il y a des vignobles, parce qu’éloignés ne pourront pas en bénéficier. Il faut que cet argent public soit aussi investi, à égalité, pour des stratégies de lutte dites “sèches” contre le réchauffement : gestion des sols, agroécologie, cohabitation avec des arbres dans les parcelles, etc.”

France nature environnement alertait déjà, en mai dernier, sur “l’augmentation préoccupante” des surfaces irriguées qui, selon les chiffres du recensement général agricole de 2020, de 14 % entre 2010 et 2020. Citant la Région Occitanie, déjà en déficit chronique” et qui a connu “une hausse de 12,90 % de sa surface agricole utile irriguée”.

La sécheresse au coeur de la recherche à Pech-Rouge

Domaine de Vassal, le conservatoire français de la vigne, à Marseillan (Hérault). Photo : Olivier SCHLAMA

En tout cas, dans cette parcelle “279”, plantée l’année dernière dans le massif de la Clape, à Pech Rouge, précise Nicolas Sorin, “nous allons introduire des contraintes hydriques avec des régimes d’irrigation différenciés. On pourra étudier la réponse de la tolérance à la sécheresse de la vigne. Dans ce cadre-là, nous avons le projet, également, de diffuser ce dispositif dans un réseau international de chercheurs pour l’étudier dans des conditions climatiques que nous n’avons pas ici ; dans des climats extrêmes.” Au Chili, en Californie, Espagne, Italie, Allemagne.

“Analyser les aptitudes de certaines espèces”

Le directeur du centre de Pech Rouge, Nicolas Sorin, précise : “Le but c’est d’étudier les interactions entre génotypes et environnement. À partir de là, on pourra identifier soit des marqueurs moléculaires pour de la sélection assistée ou des géniteurs pour des programmes d’irrigation qui vont pouvoir conférer des aptitudes recherchées.”

On est en train de développer des méthodes. Déjà, un “robot de fermentation à petite échelle a été mis au point pour un kilo de raisins. Avec un potentiel de 1 200 vinifications par an. On est capables ainsi de faire des analyses et décrypter les aptitudes de certaines espèces. Des méthodes qui permettent de gagner plusieurs années et au moins d’éliminer certains candidats”. De sélectionner les meilleurs potentiels. Pour le goût, c’est une autre histoire.

Olivier SCHLAMA

  • Patrice This, de l’Inrae, coordonne un projet autour de la vigne financé par la Région Occitanie dans le cadre de l’appel à projets Défi Clefs. Le but : développer des travaux pour accompagner l’innovation variétale, avec un volet socio-économique. L’inauguration est prévue le 16 septembre, à Capdevieille, à Montpellier.

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