C’est un personnage. À la tête de son atelier de fabrication Go N Sea, cette Biterroise a eu une vie très riche. Bijouterie, diplômée de l’École du Louvre, diamantaire… Et d’une rare humanité.
Entre deux traits d’humour, une fulgurance : “Plus jeune, je détestais la compétition ; avec ce trac, cette pression… Et puis, si tu ne gagnes pas, on ne t’aime pas. C’est l’abandon ou le désamour…” Gisou Sénégas est comme ça : introspection à coeur ouvert, au fil de l’eau, d’une vie au sourire espiègle. Avec des formules et une réflexion qui la rendent empathique. Elle s’est construite avec ses douleurs et ses fêlures, dont elle parle peu. L’expérience lui ordonne de ne pas s’exposer inutilement.
La seule fabricante dans le Sud de la France
Avec sa petite société Go n Sea, basée à Béziers, la seule du Sud de la France fabricant depuis douze ans d’un produit phare : des palmes (et monopalmes) de compétition et de haut vol, pour l’apnée, natation, sauvetage, plongée, chasse sous-marine. Ce sont des produits de haute couture à plusieurs centaines d’euros, parfois du sur-mesure à la main (un millier de paires vendues chaque année), des ponchos en fibre de bambou ; des maillots antichlore aux couleurs de ses palmes fabriqués avec des restes de filets dérivants (!) qui sont des poisons tuant la biodiversité ; des sweats… Ils sont une poignée d’artisans de son acabit en France, le reste est fabriqué en Chine, bien sûr. Originale, professionnelle, battante, ressent-on. Résiliente, disent les psys. Elle ne survend pas ses collections, comme elle ne se survend pas.
“Une ancre dessinée sur le poignet pour ne pas oublier…”
Gisou écume les salons professionnels, pose son stand lors de compétitions en piscine, notamment. Et ses palmes, en fibre ou carbone, sont plébiscitées. C’est un atout en compétition. À titre personnel, ça là relie à une partie de sa vie, à son père, féru de plongée, qui n’est plus de ce monde ; ça a propulsé aussi son existence. “C’est un point d’ancrage. J’ai même une ancre dessinée sur le poignet pour ne pas oublier…”
“Des ados qui se fabriquent des amitiés d’enfance pour la vie…”
Elle livre, un rien sibylline : “Sans projet, tu te laisses dériver pour une histoire d’amitié ou de coeur. Ou c’est bien ou c’est juste toxique… Les palmes, ça m’empêche de dériver.” On est surpris, agréablement, par son sens de la formule poétique qui fait mouche. Elle connaît bien sûr tous les sports d’eau. Le hockey subaquatique ; la plongée sportive. Mais elle livre sa palme à la natation sauvetage, qui symbolise pour elle “le partage” ; “l’amitié entre garçons ou les filles que l’on croise tout petits et qui peu à peu grandissent et se dessinent un corps avec de belles formes de sportifs ; des filles pétillantes ; généreuses. Des ados qui se fabriquent des amitiés d’enfance pour la vie…”
Avec Gisou Sénégas, faut pas avoir l’attention flottante. Faut capter dans son flux de paroles douces des mantras qui devraient être répétés. “Il ne faut pas trop pousser les gamins ; il faut attendre qu’ils en aient envie, de la compétition. Moi, j’ai été trop poussée…” On ne guérit pas de son enfance, paraît-il. Sauf à être obstinément positif.
“Il faut avoir un pôle d’intelligence pour s’en sortir !”
Gisous Sénégas a 60 ans. Et a vécu mille vies. Go N Sea ce sont deux salariés. L’économie des sports d’eau est compliquée. “Les municipalités n’ont plus trop les moyens de payer le chauffage des piscines, dit-elle, à cause des hausses du coût de l’énergie. Du coup, plein de piscines et de clubs – à qui on fait parfois payer la location des lignes d’eau des sommes exorbitantes, Ndlr – , ferment. Comme des magasins de plongées.” Comment tirer son épingle du jeu, y compris dans cette marée de marques d’équipements fabriqués industriellement ? “Il faut avoir un pôle d’intelligence pour s’en sortir !”, formule-t-elle joliment. Imaginer un joli design, de beaux produits et, parfois, faire appel, quand il faut honorer un gros contrat, à des extras originaux et légaux, l’un des 600 ateliers de détenus.
“J’ai toujours appelé mon père Blek, comme le héros de BD Blek le Roc. Il était fort, grand, costaud…”
Comment Gisou Sénégas a-t-elle eu cette idée de fabriquer des palmes et autres accessoires ? “J’ai toujours fait de la plongée sous-marine avec mon père – il travaillait dans le bâtiment et a même participé à la construction de l’Ile de Thau, à Sète – et c’est lui qui nous fabriquait les palmes qui étaient faites pour aller plus profond ; pour économiser ses muscles ; plus être plus dynamique… On chassait du côté des Aresquiers, de Sérignan ; on faisait du camping sauvage à la maïre, à Sérignan-Plage. En Espagne, aussi. Quand j’avais 9 ans, 10 ans, peu de gens possédaient des palmes en carbone ; très onéreuses et réservées uniquement aux champions du style Jacques Maillol, (le héros qui inspira le Grand Bleu, film-culte d’une génération, de Luc Besson). Le reste, ce n’était que des palmes en plastique. J’ai toujours appelé mon père Blek, comme le héros de BD, Blek le Roc. Il était fort, grand, costaud…”
Une vie professionnelle très riche
Elle s’est formée ; a visité puissamment les salons de plasturgie en France, Allemagne, Italie… Décryptant grammage, tissage et toute la technicité imaginable… : elle s’est penchée sur les tissus existant auprès de la filière aérospatiale pour réaliser des produits légers et ultradirectionnels.
Gisou Sénégas achète ses matières première en France et aux USA, en Allemagne. Elle a bossé pour des marques déjà connues et, dit-elle, “je me suis rendue compte que leurs palmes avaient toutes les mêmes propriétés, c’est-à-dire un sandwich en fibre de verre et carbone ; la seule différence c’était la découpe un peu différente pour chaque marque. Mais, à l’intérieur, il n’y avait aucun progrès.” Une idée qui s’est donc réactivée il y a douze ans, après une vie professionnelle très riche, notamment de globe-trotter.
Ma grand-mère portait toujours de grosses bagues en or à tous les doigts. Je me disais : “Quand je serai grande je pourrais porter des bijoux. Je serai riche”
D’où lui vient cette capacité d’innovation, de création ? “À dix-huit ans, après avoir travaillé à la Sécurité sociale – ce n’était pas fait pour moi de m’enfermer dans un bureau ; je bossais aux archives ; il n’y avait pas d’ambition – je suis tombée sur une annonce dans le journal où l’on cherchait une vendeuse responsable d’une bijouterie, à Béziers. Je rêvais de cela depuis toute petite ; ma grand-mère portait toujours de grosses bagues en or à tous les doigts. Je me disais : “Quand je serai grande je pourrais porter des bijoux. Je serai riche.” Sa mère ? “À l’époque, c’était le petit mannequin, svelte, qui se manucurait les ongles ; coiffeuse à domicile ; qui faisait attention à elle. Et à elle…”
Quand tu as un manque d’affect dans la relation fille-mère, tu te démultiplies ; tu fais les plus belles écoles du monde…”
Tout en positivant sur l’une de ses qualités, l’indépendance : “C’est grâce à ma mère, aussi, que je suis ce que je suis…” Réaliste leçon de vie : “Quand tu as un manque d’affect dans la relation fille-mère, eh bien tu as envie que ça existe ; alors, tu te démultiplies ; tu fais les plus belles écoles du monde…” Après avoir dû arrêter ses études tôt, une période sur laquelle elle ne veut pas s’attarder, elle réussit, quelques années plus tard, à entrer à la prestigieuse l’Ecole du Louvre, à Paris, l’école supérieure des métiers de l’art. “C‘est ce que je voulais faire mais c’est aussi pour être un peu remarquée, appréciée dans la famille…”, confie encore Gisou Sénégas. Et faire et réussir l’Ecole du Louvre, sans doute la formation la plus complète, ce n’est pas donné à tout le monde. “C’est très dur”, dit-elle. “C’était aussi très dur déjà de partir vivre à Paris, y compris quand tu sais que tu ne vas pas voir la mer d’un bon moment ; très dur d’entrer dans ce monde de la mode, de l’orfèvrerie, bijouterie…”
“Chez Cartier, je découvre une famille aimante…”
Gisou Sénégas poursuit : “Pendant l’école du Louvre pour, notamment, me payer ces études-là, j’entre d’abord dans une société américaine. J’apprends à acheter des bijoux pour une grosse distribution française. Ça me plait. Je rencontre un prof qui me dit : toi, il faut que tu entres chez Chaumet, Cartier, etc. De grandes marques du luxe. C’est ce que je fais : j’entre chez Cartier. Je découvre une famille aimante, difficile et compliquée, parce qu’on bosse beaucoup. Mais un milieu qui m’appartient pas, moi qui suis issue de la classe ouvrière. C’est guindé. bling-bling. Et je deviens diamantaire.”
Chasseuse de diamants !
Chasseuse de pierres précieuses (!), Gisou voyage beaucoup. Dans les coins les plus dangereux de la planète : Bolivie, Vénézuella, Brésil, Afrique du Sud. Sa fille vient au monde. Vu le danger de ces expéditions, son père l’alerte et lui propose de monter un petit atelier et de fabriquer des palmes avec lui. “Un jour, lui qui a presque 80 ans, me demande d’aller visiter une épave, à Vias. Pour sa dernière plongée. Je lui dit : “Toi tu veux aller plonger, toi qui n’arrives même pas à mettre tes pantoufles…? Bref, on y va. Ma mère, d’origine espagnole, nous avait préparé des bocadillos (mini-sandwiches). Très belle plongée avec une mer difficile ; des vagues partout. En rentrant, son père, Blek, fait un malaise. Le lendemain, Samu. On s’aperçoit qu’il a un cancer généralisé. Il n’avait rien voulu dire pour ne faire souffrir personne… Il est mort dans mes bras.”
“Gisou, un personnage haut en couleur”
Son ami Pascal Guigon, 58 ans, basé en Lorraine, “sans travail depuis que j’ai vendu mon entreprise de matériels de tatouages et de percings”, l’a connue il y a trente ans quand il possédait à l’époque une friperie où il vendait des bijoux. Il s’approvisionnait à l’époque à Paris auprès de Gisou Sénégas. Il dit : “C’est un personnage haut en couleur. Dynamique. Très professionnelle. Qui a su rebondir et réussir dans tout ce qu’elle entreprend.”
Gisou Sénégas dit de son parcours professionnel qui lui a permis “d’ouvrir les yeux sur l’humain. On est finalement pas grand-chose sur cette Terre. Mieux vaut passer ce temps le mieux possible”. Elle a un frère ainé, retraité de l’armée, et une soeur qui bosse à la Lyonnaise des Eaux. “Mais on ne se ressemble pas. Mon frère c’était “l’homme de la famille”, que l’on mettait sur un piédestal ; moi, on me regardait à peine ; on disait de moi : “Celle qui pleure tout le temps…” On était tellement différents que je me suis toujours demandé si je n’avais pas été adoptée…!”
“Je vais certainement arrêter et vendre mon activité”
Gisou a une fille, Lisa, 23 ans, qui a commencé par des études de chimie.” La pandémie a failli lui faire arrêter ses études. Je ne voulais pas que Lisa les arrête comme cela m’est arrivé à son âge. Je l’ai prise avec moi, à Go n’Sea, où elle a fait un bachelor en commerce international. Elle fait désormais un master de deux ans. Lisa part en septembre prochain à Toronto (Canada) pour y faire une école privée de commerce international pour se perfectionner.” Pas pour vendre les palmes de Gisou au monde entier. “J’adore ce que je fais. Je n’ai pas l’impression d’aller travailler à l’atelier. Mais je vais certainement arrêter et vendre mon activité, si je peux cette année. C’est un boulot physique ; je soulève des plaques d’inox polymiroir, pour mouler les palmes, de dix kilos trente fois dans la journée”, souffle Gisou Sénégas qui souffre de calcification osseuse, tendinites chroniques… Risquant l’opération.
Une fois la fabrication de palmes arrêtée (elle gardera une activité à son compte de maillots de bains et d’accessoires sportifs pour juste continuer à créer), elle ira voir souvent sa fille. Elle, la mère “fusionnelle” restera vivre dans l’Hérault, mais un peu à l’écart du littoral et de ses touristes, pour être toujours proche de la mer. “Toujours recommencée”, poétisait Paul Valéry.
Olivier SCHLAMA
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Quelques exemples… :
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