L’emblématique enseignant du Lycée de la Mer, à Sète, part à la retraite. Il a marqué des générations de gens de mer par son approche atypique, bienveillante, son sens des relations humaines bien à lui et du partage. Pour les élèves, “c’est le meilleur des profs !” À lui seul, c’est un centre de ressources unique pour le bien commun.
Un loup de mer. À l’ancienne. Buriné. Veste bleu de Chine de travail ouverte sur la poitrine ; casquette et short en jean assortis ; le cheveu long et bouclé d’une blancheur d’écume et ses inamovibles sandales d’eau “Méduse”, non pas en plastique mais, concession à l’époque, en chanvre, s’il vous plaît, “le même modèle que je porte depuis des décennies et l’hiver je mets des bottes, toujours les mêmes, là aussi”…
Avec son regard malicieux et bienveillant, il n’entre pas non plus dans les habits de la pédagogie du prof traditionnel, qui toise l’élève du haut de son estrade. Aucune distance due au savoir. Pas de “rétroprojecteur et tout le tralala”, dit-il. Ses habits sont simples comme son propos “direct pour être en phase avec les jeunes, parfois difficiles, de plus en plus difficiles, pour plein de raisons”. En tout cas, il fait mouche à chaque fois : “Dites-le, hein, que c’est le meilleur des profs !” Et : “C’est le chouchou, ici” ; “Vous nous manquez !”, clament ainsi trois jeunes filles, spontanément, en section Plaisance du Lycée de la Mer, basé à Sète. Pourquoi c’est le meilleur ? “Il s’intéresse à nous ; son cours est vivant ; il nous dit plein d’anecdotes…” Et galèje à l’envi.
“Ce fut un bonheur de transmettre ce savoir”

Philippe Fassanaro, c’est une vie sur l’eau. Pour l’eau. Il est de “la mer comme de l’étang”. Son crédo ? Le partage, la transmission. Protection de l’environnement. Protection de la ressource. Protection du métier. Ramendage (confection et réparation d’un filet), matelotage, épissures, noeuds, etc. Techniques de pêche. Pilotage d’un bateau ; navigation sur cartes maritimes, règles de barre… Tout ce qui faut savoir avant d’être marin embarqué. “Ce fut un bonheur de transmettre ce savoir”, lâche-t-il.
L’homme, 67 ans, a réussi une alchimie peu commune réussissant à captiver les ados à ce métier fait de savoir-faire ancestraux. Il l’a exercé jusqu’à il y a quelques jours au lycée de la Mer, le seul en Occitanie et l’un des douze existant en France. Lui qui enseignait aux élèves, n’est pas homme de diplôme ; de parcours universitaires interminables. Philippe Fassanaro est une personnalité, comme on dit. Il a une vraie intelligence de relation. Il utilise parfois un langage familier mais porte au pinacle “ordre, discipline et politesse”. Philippe Fassanaro, c’est un centre de ressources pour le bien commun. Une vie professionnelle en partage. “Un centre pédagogique a produit un film avec certains de mes cours ; on m’avait mis un micro…”
L’eau-sel, confort spartiate dans les chalutiers…
Ses anecdotes font saliver, ressentir l’ambiance ; renifler le remugle de celle qui régnait à bord des chalutiers d’antan ; où l’on cuisinait l’eau-sel en pleine mer un grand classique de la cuisine sétoise où l’on gardait pour l’équipage le poisson abîmé et que l’on cuisinait avec tomates, oignons, une volée de patates avec un seau d’eau de mer… !
Où le confort était plus que spartiate ; où l’on pouvait, une fois exténué, piquer un demi-roupillon mais en étant obligé de respirer l’odeur âcre du gazole à pleins poumons ; où, l’hiver, les locaux étaient à peine chauffés… Le salaire ? 50 francs (“francs” !) la semaine. Mais, où, à contrario, existait un vrai collectif. Une âme à bord. Des valeurs de respect. Une hiérarchie. Où les décisions se prenaient collectivement comme quand il fallait acter le fait que l’on “passait de mousse à “demi-part”. La solidarité, aussi. “Quand on était malade, on continuait à toucher le salaire en même temps que la Marine nous défrayait. Mais ensuite, on rendait notre part à l’équipage…”, se remémore Philippe Fassanaro.
Il participe à l’extension du Brise-Lames
Il transmet avec un plaisir non dissimulé les ficelles du métier. Il est entré en 1995 au Lycée de la Mer. C’est l’un de ses anciens profs, Serge Hélen-Zozor, qui l’avait coopté après qu’il a été réformé de la marine marchande pour un grave accident à l’épaule. Philippe Fassanaro avait commencé sa carrière sur un chalutier. Il a, entre autres, participé à la construction de l’extension du Brise-Lames, une grande digue qui protège le port de pêche de Sète. Une autre époque : “C’était plusieurs années de chantier ; j’ai eu la chance que les anciens m’aient, peu à peu, laissé piloter les barges et autres bateaux de travail…”

Un jour, l’un de ses responsables l’a amené au Lycée de la Mer – c’était une surprise – pour passer et réussir son brevet de capitaine. Car, jusque-là les études… c’était pas ça. “J’ai échoué deux fois au brevet des collèges… Ce que je voulais c’était aller sur l’eau, cet espace de liberté. Un jour mon père a craqué. Et m’a fait embarquer sur un chalutier, le Raphaël-Nocca. J’en ai chié ; j’ai même pleuré mais j’ai tenu. De là, je suis allé faire l’école maritime.” Là, les bonnes notes qui le fuyaient remplissent son carnet !
“Je cherchais à faire comprendre aux parents et à leurs enfants qu’un avenir est toujours possible”
Sa vie n’a pas toujours été rose : à l’armée, par exemple, il est affecté au navire le Clémenceau mais en carénage pendant 14 mois, à Toulon. A quai. Fait la grève de la faim pendant trois jours avant d’être réaffecté sur un bateau qui, lui, pouvait naviguer. Il avait vécu cette expérience comme une punition, comme l’oxygène qu’on lui ôtait. “Des punitions, j’en mettais jamais : j’en ai trop eu. Sauf si ça concernait une bagarre ou une destruction de matériels”, souffle-t-il. Il se définit lui aussi comme un “avocat du pauvre”, comme le fut son père, Jean-Marie, mais, lui, dans sa version enseignante. “Je cherchais à faire comprendre aux parents et à leurs enfants qu’un avenir est toujours possible.” Il fut aussi, après une année de flottement, après l’armée, factotum à l’ancien LEP rue Villefranche, au quartier-Haut, à Sète.
Il a fait cours à 3 000 élèves, de Menton à Port-Vendres

Au bord de l’étang de Thau, patientent les barques à rames du Lycée de la Mer ; un voilier et une baleinière. Il dit : “En 28 ans de carrière au lycée de la Mer, j’ai dû avoir en classe quelque 3 000 élèves en cours, de Menton à Port-Vendres”, dont des noms de familles de pêcheurs sétois connus dans la presqu’île. Les Avallone, Scanapiéco ou Giordano qui racontent un pan de l’histoire de Cette (comme c’était écrit avant…) On croise, alors, sur le chemin, deux élèves “deux gabarits à deux balles”, comme il leur dit. “Ce sont des fils de professionnels ; ils croient tout savoir alors je leur signifie avec une expression ce qu’ils sont…”, maugrée-t-il. Devant ce prof respecté qui sait en imposer sans trop le montrer, les deux gabarits baissent la tête.
“Que cazze la madone…”

L’emblématique professeur résume à propos de l’avenir de la pêche dans ce qui fut le premier port de la Méditerranée française et qui voit la flotte de ses chalutiers diminuer drastiquement : “La pêche au thon, ça va, elle se porte bien. Et pour les petits métiers, ça le fait aussi. Ce matin, je me suis baigné dans l’étang comme tous les jours et il y avait de petites dorades… Le chalutier, oui, là ça s’est cassé la gueule…”
La faute, jadis, à la surpêche. “Ceux qui s’en sortent le mieux, décrypte-t-il, c’est les endroits où, comme au Grau-du-Roi, il y a un apport d’alluvions et de nutriments grâce à la présence du fleuve le Vidourle ; ou à Valras avec l’Orb”, dit-il avec des “yeux de gamins”. Avant de lancer un juron italo-sétois pour adultes : “Que cazze la madone…”, (1) en évoquant le tout-numérique auquel il vient d’échapper à part l’obligation Pronote, ce fil à la patte informatique entre professeurs, parents et élèves qui oblige à tout consigner. Très peu pour lui, qui aime rien autant que la liberté.
Salicornes, barques en bois, filets de pêche…

Dans sa baraquette, entourée de maisons, elles plus altières les unes que les autres, signe d’une boboïsation très avancée, où les terrains se vendent à prix d’or, il a amassé de vrais (petits) trésors remontés au cours de ses plongées dans l’étang de Thau. Parfois, ces poteries et autres objets méritent d’être entreposés dans des musées. Dehors, sous le bleu du ciel, trône un terre-plein de salicornes ; dodelinent des barques en bois dans le calme lisse de l’étang de Thau ; et, à sec, il a installé tout un décorum fait de filets de pêche.
Son père, responsable CGT, était “l’avocat des pauvres”
Il dit : “Le matin, je me lève, je bois mon café ; je fume ma clope et je vais nager dans l’étang ; en sortant je suis frais comme un gardon pour toute la journée.” Il vit dans sa propre cosmogonie. “Ici, les “charmantes” quand elles viennent, elles adorent…”, dit Philippe Fassanaro. L’homme est né à Paimpol, dans les Côtes d’Armor. Son père est connu pour avoir été le responsable régional de la CGT à l’époque du Midi Rouge. “C’était l’avocat des pauvres comme on disait à l’époque des responsables syndicaux qui défendaient les ouvrier aux prud’hommes où souvent pour observer…”
“Certains arrivaient à pêcher jusqu’à 14 tonnes de dorades en un coup de filet !”

Philippe Fassanaro ne s’attardera pas sur la sévérité de son paternel, qui fut élu sous l’ancien maire PCF Martelli, ni sur le bras de fer psychologique qu’il gagna, en lui imposant sa prime passion : naviguer. “C’était un battant”, livre-t-il, évoquant comme épreuve ultime les trois cancers successifs de son papa qui avait comme lui commencé à naviguer avant de préférer une vie à terre, devenant factotum à l’ex-collège technique puis responsable du personnel non enseignant au lycée Joliot-Curie.
Il préfère s’appesantir sur les plaisirs simples de la vie. Et l’humanité. À Sète ou sur l’île de Bréhat (Côte d’Armor) dans la famille quand il revenait le sac rempli d’ormeaux et de praires… Pêcher la seiche, le turbo et autres animaux marins, il “a ça appris tout seul”. Parfois, un pêcheur retraité lui filait des ficelles de telle ou telle technique comme la traine de plage : “Certains arrivaient à pêcher jusqu’à 14 tonnes de dorades en un coup de filet !”
Ancien mas ostréicole ressemblant à celui de Lolo
Au moment de rendre les clefs du Lycée de la Mer, tous les “copains” ont réuni une belle somme et un vélo à assistance électrique. Quand on le questionne sur la retraite, il avance : “Je fais les choses pas à pas, prudemment. Pour l’instant, j’attends de recevoir tous les papiers liés à ma retraite… Au final, je vais VIVRE ! Moi, ça va, j’ai profité ; j’ai déjà voyagé un peu partout…”
Philippe Fassanaro complète : “Je vais consacrer du temps à mes deux filles, Marilou, qui tient le restaurant Fritto, à Sète, et ma seconde Xéna qui fait des études de costumière de théâtre et de cinéma ; c’est pour elle que j’avais retardé mon départ à la retraite. Je vais aussi voir plus souvent mon petit-fils Joseph. J’ai vendu ma maison dont je n’ai gardé que la baraquette attenante, un ancien mas ostréicole. Je n’ai pas besoin de grand-chose.” Dans son jus, ce mas fait penser à celui, fait de bric et de broc, à Balaruc-les-Bains, de Lolo Spinozi, le copain immarscessible de Brassens, le temple de l’amitié qui aurait inspiré le poète pour écrire Les Copains d’abord.

“C’est un type assez extraordinaire”
Sous son air de Robinson Crusoë né dans une époque des relations sociales bénies, Philippe Fassanaro fait dire à l’exigeant écrivain sétois Robert Gordienne : “C’est un type assez extraordinaire” qui lui a donné l’idée de “faire trois livres avec moi. C’est un homme d’une très grande qualité”. Ne viennent à l’esprit de Sylvain Pélegrin, “que des superlatifs”. Le directeur du lycée de la Mer ajoute : “Alors qu’on ne l’attendrait pas à cette place-là, à cause de sa tenue, par exemple, excentrique ; sa démarche et parfois son propos, c’est quelqu’un qui a la transmission chevillée au corps. Il a une patience infinie. Il a développé des techniques de pédagogie telles que les gars qui passent par lui en formation initiale ou en formation continue sont bien formés. Il a cette faculté d’obtenir de très bons résultats assez éloignés de l’image qu’il dégage.”
Il a une grande capacité à prendre des initiatives et à s’approprier des enjeux de l’enseignement”
Sylvain Pélegrin, directeur du Lycée de la Mer
Il ajoute : “Tout les acteurs de la pêche et du commerce de Sète d’aujourd’hui, qui sont passés du CAP au Bac pro, sont à un moment donné passés par les cours de Philippe. Par ailleurs, il est d’une immense loyauté et il a une grande capacité à prendre des initiatives et à s’approprier des enjeux de l’enseignement. Très attachant. Au début, certains attaquaient ses compétences mais il est extrêmement précieux. C’est l’un de nos piliers qui s’en va. Un ancien chef d’établissement de collège qui s’était essayé au matelotage avec lui m’avait dit : il est tellement étonnant !”
Olivier SCHLAMA
(1) Voici la signification qu’en donne la Sétoise Miquelà Stenta, prof d’occitan à l’université de Montpellier et qui nous livre une chronique mensuelle sur notre langue régionale : «iIl s’agit bien d’une expression qui s’entend à Sète, et qui est italienne “classique” (pas précisément “dialectale”). On dit aussi “Che cazze”, la prononciation restant “ké catse”. “Le cazze”, au pluriel, ce sont les couilles : je pense que beaucoup de gens à Sète utilisant l’imprécation n’en connaissent pas le sens littéral. Elle s’accompagne d’un geste des mains, doigts rejoints au bout et mains secouées.
“Madone”, en italien “madona” accompagne souvent des propos exclamatifs, soucieux, admiratifs, etc. On dit aussi, par exemple : “ce cazze de voisin”, quand on n’est pas content de lui ; ou “cazze de ” autre chose.
Et, bien sûr, le fameux “cazze de guaio” (prononcé “catse de ouaille”), imprécation désignant une personne, un objet, une situation malencontreux ou malheureux. »
Lisez les portraits de Dis-Leur !
Portrait : Sorti du pétrin, le boulanger qui fait craquer la Cerdagne
Portrait : Destins croisés de deux amis globe-trotters, avec Sète en port d’attache
Portrait : La Leçon de vie de Sandrine, nounou en… fauteuil, hyper-sportive et fan de voyages !
Portrait : Édouard Rowlandson : “On pousse trop les athlètes à se faire mal”