Inspirée de l’oeuvre du dessinateur Emile Bravo, le célèbre groom percute la Seconde Guerre mondiale dans une expo de BD – et de documents originaux de la période – sans doute la plus grande sur la Shoah depuis Maus d’Art Spiegelman. À voir absolument jusqu’au 3 mars au Musée de la Résistance, à Toulouse.
Spirou et Fantasio ont irrigué la mémoire collective de nos enfances. C’est une bande dessinée qui marqua de nombreux adultes. Et pas seulement parce qu’elle serait encore coincée dans un rayon de nos bibliothèques, entre Mickey, Tintin ou Boule et Bill… Chacun des personnages y est allé de ses aventures. Voici celles de Spirou, héros d’une passionnante exposition au Musée départemental de la Résistance & de la Déportation de la Haute-Garonne, à Toulouse. D’une brûlante actualité.
Comment Spirou rencontre la Shoah
L’exposition s’intitule Spirou dans la Tourmente de la Shoah. Et ce n’est pas peu de le dire qu’elle est rendu aussi actuelle que l’antisémitisme débridé. “C’est un message d’autant plus fort”, confirme Émile Bravo, dessinateur de l’Espoir Malgré Tout, BD en quatre volumes qui a inspiré cette magnifique expo. Juste après la sortie du dernier des quatre tomes, en 2020, a éclaté la guerre en Ukraine et elle a y fait “immédiatement écho”.
Adaptée à Toulouse (1), l’exposition avait d’abord été présentée au Mémorial de la Shoah à Paris entre le 9 décembre 2022 et le 30 août 2023 attirant plus de 50 000 visiteurs ! Un livre destiné au jeune public en a même été tiré et édité – qui sera disponible à la vente au musée de Toulouse. On y découvre quelque chose d’assez improbable : comment un personnage de BD, qui sort des limbes de notre jeunesse, rencontre l’entreprise d’extermination des juifs. Comment se percutent l’une des figures les plus emblématiques de la BD, le fameux groom au casque roux, créé par Robert Velter en 1938, popularisé par Franquin et revisité par Émile Bravo, et un tel lieu dédié à la mémoire pour la rendre encore plus vivante et actuelle ?
Par quel phénomène Spirou rencontre la Shoah ? Via une bande dessinée, L’Espoir. Malgré Tout, écrite par Émile Bravo”
Didier Pasamonik, commissaire de l’exposition
Spirou dans la Tourmente de la Shoah propose un cheminement dans la noirceur. La vie sous l’Occupation ; le rôle de la BD dans la guerre, etc. Le commissaire de l’exposition, Didier Pasamonik, confie : “Par quel phénomène Spirou rencontre la Shoah ? Via une bande dessinée, L’Espoir. Malgré Tout, écrit par Émile Bravo qui fait quatre volumes, publiée aux éditions Dupuis. Spirou et Fantasio sont des personnages de fiction qui vont rencontrer des personnages qui, eux, ont existé, en l’occurence, deux peintres Felix Nussbaum – un Allemand qui fuit à l’époque le nazisme – et sa femme Felka Platek, qui ont tous deux réellement existé, qui vont immigrer et se cacher à Bruxelles en 1934 et qui finiront leurs jours dans le camp d’Auschwitz. Le visiteur pourra admirer ces planches originales. Et, surtout, on va y voir les oeuvres de ces deux peintres qui sont donc figurés dans la BD.”
“Pallier la disparition irrémédiable des témoins directs de ces tragiques événements”
Spirou assiste ainsi à l’invasion de son pays par les troupes allemandes en mai 1940. À travers l’histoire d’un héros célèbre, Spirou, Émile Bravo – qui a inspiré l’exposition – raconte la Seconde Guerre mondiale à un large public. La rencontre fictive entre Spirou et le peintre, entraîne le personnage de bande dessinée “dans la tourmente de la Shoah. Émile Bravo réussit la prouesse de forger un récit dessiné rigoureux, destiné à pallier la disparition irrémédiable des témoins directs de ces tragiques événements”.
Jean Doisy, rédacteur en chef de la revue Spirou, entre 1938 et 1954, est un dirigeant d’un réseau de résistance”
Didier Pasamonik, commissaire de l’exposition
Il ajoute : “Félix Nussbaum, c’est un peintre de la Nouvelle Objectivité. Avant guerre, c’est du niveau de Magritte ou de Dali. Il va disparaître “mangé” par la Shoah. On raconte les conditions de vie de ce peintre à Bruxelles, la ville où habite d’ailleurs Spirou pendant l’Occupation ; et qui documente la façon dont les juifs ont vécu lors de cette période, en Belgique, jusqu’aux déportations et au meurtre dans les camps de mise à mort. C’est la première histoire que nous racontons. Nous la mettons en parallèle avec le fait qu’Émile Bravo est le fils d’un Républicain espagnol.”
Spirou et Félix Nussbaum, un peintre allemand vont se rencontrer dans la BD et donner un scénario commun : une bombe va, par exemple, tomber sur l’hôtel qui l’emploie, le Moustic Hôtel. Sans boulot, ils vont créer un théâtre pour marionnettes, etc. Mais il y encore plus troublant : “Pendant la Seconde Guerre mondiale, on s’aperçoit que Jean Doisy, rédacteur en chef de la revue Spirou, entre 1938 et 1954, est en fait un grand résistant. C’est un dirigeant d’un réseau de résistance. L’expo permet de documenter cela.”
Plus de journal Spirou mais un théâtre de marionnettes !
Ce Jean Doisy “a au moins deux faits d’armes à son actif : le journal Spirou est interdit en 1943 par l’occupant et il s’arrête. Jean Doisy a l’idée, alors, continuer à faire vivre les personnage de son journal mais en marionnettes. Il avait créé un club de lecteurs fort de 6 000 adhérents en 1938 et qui en a en 1943 quelque 50 000 ! C’est pour cela que les Allemands s’y intéressent de près. Ce théâtre de marionnettes fait salle comble et comme il va partout en Belgique, ça lui permet de faire circuler en secret les membres de son réseau de résistants.” Mais au-delà : “La mère du marionnettiste – qui, elle aussi, a existé a sauvé à elle seule 600 enfants juifs.”
Second fait d’armes de Jean Doisy : “À la demande du Comité de défense des juifs belge, il recrute un sociologue, Victor Martin, pour aller vérifier ce qui se passe dans les camps de concentration, notamment Auschwitz pour attester que c’est bien un camp de la mort et non pas un camp de vacance comme l’affirmaient à l’époque les nazis. Arrêté deux fois, il s’évade deux fois. Revenu en Belgique, il transmet son rapport au gouvernement belge de Londres pour attester que c’est bien un camp de la mort.”
“Tous les gros éditeurs de bande dessinée, du journal de Mickey (Paul Winckler), des Pieds Nickelés… sont juifs”
L’exposition s’interroge aussi dans une section sur ce qu’ont fait les autres éditeurs pendant l’Occupation. “On sait qu’Hervé (le papa de Tintin) a copieusement collaboré ; on sait moins qu’en France que tous les gros éditeurs de bande dessinée, celui du journal de Mickey (Paul Winckler) ; des Pieds Nickelés, entre autres, sont juifs. Dès que les lois antijuives sont promulguées, le premier – créateur d’opéra mundi- s’en va avec femme et enfants. Quant aux frères Offenstadt, qui sont les propriétaires de Junior, le plus beau journal de BD d’avant-guerre – qui publie entre autres Tarzan – vont être aryanisés, comme on disait... On raconte aussi les éditeurs fachistes...
L’espoir. Malgré tout, voyage initiatique
Précurseur (une sorte de préquel, un Spirou avant qu’il ne devienne l’aventurier), le Journal d’un Ingénu parait en 2008, suite à une commande des éditions Dupuis faite à plusieurs auteurs. Émile Bravo, le dessinateur de l’Espoir. Malgré Tout, avait donc déjà transporté le groom le plus célèbre de la BD en 1939 à Bruxelles. Spirou, à l’innocence incarnée, y fera l’apprentissage de la vie et surtout tentera de comprendre les événements tragiques qui secouent le monde au mitan du XXe siècle. Il y eut une suite à cet ouvrage multi-récompensé avec bien plus de 100 000 exemplaires vendus (lire ci-dessous). C’est donc Spirou, l’Espoir. Malgré Tout qui s’ouvre en janvier 1940. Quatre tomes paraîtront, publiés jusqu’en 2020.
Et c’est bien davantage qu’une exposition. C’est un voyage initiatique, celui proposé par Émile Franco : “Sans Hitler et Mussolini, dit l’auteur de l’Espoir, les deux plus grands dictateurs du XXe siècle, je ne serai pas né, m’avait dit mon papa, Républicain espagnol. Franco avait gagné sa guerre, aidé par les nazis italiens et allemands et pour lui, c’était clair : il a dû quitter son Espagne à cause de ça. Il rencontra ensuite ma mère à Paris à la fin des années cinquante.”
Spirou en Ukraine ou au Moyen-Orient ? “Ça fait écho…”
Et si demain, les éditions Dupuis demandent à Émile Bravo, de faire voyager Spirou et Fantasio jusqu’en Ukraine ou au Moyen-Orient, les guerres d’aujourd’hui…? “Ça fait écho, bien sûr, mais cela dépend sous quel angle on l’aborderait. Je ne me suis pas posé la question. Pour l’instant, je continue de transmettre l’Espoir. J’ai aussi une petite série pour les enfants, les Sept Ours Nains, mélange de contes, dont l’un parle de l’Ukraine et de la Russie, où papa ours a mangé son enfant et accuse le loup...”
“Il vaut mieux croire en l’homme qu’en dieu”
Spirou dans la Tourmente est sans doute la plus grande exposition sur la Shoah depuis Maus d’Art Spiegelman. “Je ne vais pas dire le contraire, commente-t-il, un brin gêné. Maus, ça m’a marqué. Moi, j’ai aussi essayé d’en parler à travers ce personnage populaire qu’est Spirou. Avec Spirou, on ne va pas jusque dans les camps de concentration mais on peut sentir toute l’angoisse de ce qu’a été l’occupation.” A-t-il encore espoir, malgré la société mondialisée, y compris dans ses guerres ? “Il vaut mieux croire en l’homme qu’en dieu”, formule Émile Bravo. “J’ai plus d’espoir en l’homme, d’abord parce que l’on n’a pas le choix.”
“Dessiner, c’est pourtant le propre de l’humanité”
Comment est-il devenu dessinateur ? “C’est la première écriture commune à tous les enfants et que je continue à utiliser et à développer. C’est tout. En fait, les enfants ne sont pas encouragés à dessiner ; tout le monde pense que le dessin, c’est puéril ! Penser ça, c’est ça qui est puéril. Regardez en classe de 6e, les élèves se retrouvent avec une heure “d’art plastique” dans leur emploi du temps… Dessiner, c’est pourtant le propre de l’humanité. Faire désapprendre le dessin aux enfants en leur disant : “Mais non, ça c’est pour les enfants”, c’est ne pas comprendre non plus que l’écriture vient du dessin. C’est terrible. Moi, j’ai juste développé mon dessin, c’est tout. Ce n’est pas un don de dieu ! Petit, ce que je trouvais bizarre, c’est que les autres dessinaient mal… C’est, pour moi, juste une prédisposition.” Le talent couplé à la simplicité.
Il dit encore : “Demain, je vais à Strasbourg, devant des professeurs et des élèves pour leur dire que ce livre est un bon outil pour comprendre ce qui s’est passé dans notre histoire”, confie Émile Bravo qui espère être “un passeur de mémoire comme mon père l’a été avec moi…”
Olivier SCHLAMA
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(1) Avec des dessins du Camp du Vernet ; des images du camp d’Argeles (réfugiés républicains espagnols, parents Émile bravo). Il y a aussi des dessins sur les murs de l’école de la commune de Seyre, en Haute-Garonne, qui a accueilli et hébergé des enfants juifs belges, chez les habitants. Et des photographies inédites de Germaine Chaumel.
Nombreux prix raflés par Spirou. L’Espoir Malgré Tout, d’Émile Bravo
Spirou. L’Espoir Malgré Tout est une série de bandes dessinées écrites et illustrées par Émile Bravo entre 2018 et 2022. Elle fait suite à Spirou. Le journal d’un ingénu publié en 2008, qui raconte les jeunes années de Spirou à l’aube de la Seconde guerre mondiale.
Cet album remporte un grand succès public et de nombreux prix (Prix des libraires de bande dessinée, Grand Prix RTL, Prix Diagonale, Prix Essentiel à Angoulême, Prix Saint-Michel, Prix Peng ! de la meilleure BD européenne). Fort de ce succès et passionné par cette période historique, Émile Bravo décide de donner une suite (non prévue) en racontant les aventures de Spirou sous l’Occupation nazie en Belgique. Il donne ainsi naissance à une œuvre devenue majeure sur 330 pages en 4 albums : L’Espoir Malgré Tout. Son chef-d’œuvre a reçu le prix de la Meilleure série pour la troisième partie, sortie en octobre 2021, à l’occasion du 49e Festival de la Bande Dessinée d’Angoulême en 2022.
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