Zemmour décrypté : “Ne pas tomber dans le piège de la peur et de la haine”

L'univers mental de l'ancien polémiste est "saturé de violence", dit Cécile Alduy, qui a "une fascination morbide pour la mort (...), la domination". DR.

Il n’y a pas qu’en Ukraine où l’on entend des bruits de botte. Le mot “guerre” est le 3e substantif qui revient dans la bouche d’Eric Zemmour. C’est ce que nous apprend le livre, et bien d’autres choses, de la sémiologue Cécile Alduy. Professeure à Stanford (Californie) et chercheuse associée au Centre de recherche politique de Sciences Po (Cevipof), elle a disséqué le discours du candidat d’extrême droite, La Langue de Zemmour (Seuil Libelle, 4,50 €). Un livre essentiel. Dont la charge est puissante contre celui qui a dynamité le début de la campagne présidentielle en France.

Comment Cécile Alduy, spécialiste de la langue française et de l’expression politique, juge-t-elle la langue de Zemmour, après avoir étudié les prises de parole du candidat de Reconquête ? L’univers mental de l’ancien polémiste est “saturé de violence”, dit-elle, qui a “une fascination morbide pour la mort (…), la domination”. Un seul exemple : le mot “guerre” est le troisième qui sort le plus souvent de la bouche ou des écrits de celui qui banalise cette violence à longueur de temps. Conclusion après quinze ans de saillies examinées : “Une emprise par les mots”. Des mots qui sont des “armes”.

Le mot “race” apparaît 135 fois entre 2006 et 2021

Zemmour porte ainsi “une pulsion de mort permanente”, bien au-delà de la référence en la matière d’un Jean-Marie Le Pen des années 1990. C’est dire… Le mot “race” apparaît 135 fois entre 2006 et 2021, bien plus que Marine Le Pen (deux fois et envers autrui) ou son père : répéter c’est faire peu à peu habituer… Sa manie des citations, souvent tronquées, de grands personnages historiques ? C’est pour rendre plus acceptable son opinion. Cette façon de procéder a un nom, souligne Cécile Alduy : “La manipulation par transfert affectif et transfert d’autorité.” Une façon de “clore le débat”.

Hitler, debout dans une voiture décapotable, déambulant de la place de la Concorde aux Invalides…”

On comprend pourquoi et comment Zemmour torture la langue française pour tenter de faire adhérer le plus grand nombre à ses idées de haine. S’il fallait ne retenir qu’un seul argument de la psyché de Zemmour, il faut lire un passage de son dernier livre, La France n’a pas dit son dernier mot, que Cécile Alduy met en exergue.

Porté très tôt sur le devant de la scène médiatique, notamment par des chaines tout info qui bavaient d’impatience de faire de cette surprise des pics d’audience, le futur candidat y explique que la première pensée qu’il a eue lors du premier confinement en mars 2020, c’était… “Hitler, debout dans une voiture décapotable, déambulant de la place de la Concorde aux Invalides…” Pas l’image d’un médecin ou celle d’une infirmière qui soigneront tant de malades et qui ont été spontanément applaudies aux balcons français, mais Hitler… Un Hitler qui déambule ensuite en “touriste”, c’est qu’il n’est pas si horrible. Une façon d’amorcer une vision révisionniste, pétainiste… Par ailleurs, pour Zemmour, toute relation humaine serait fondée le conflit et la domination. Il propose un univers clos. Pour lui, il “faut choisir son camp”

Pourquoi a-t-on l’impression d’une subtile manipulation mentale ? Comme si un poison était instillé à petite dose, peu à peu dans les esprits comme pour les habituer à cette violence des mots ? En clair, pourquoi son discours “fonctionne” ?

Zemmour lui-même a déclaré en septembre 2021 : “Je pense pouvoir inoculer au peuple français ma volonté”. C’est exactement l’idée que vous soulignez d’un poison qu’on inocule par petites doses, ou pas si petites. Zemmour ne convainc pas par la force des arguments, en faisant appel à notre raison, mais par suggestion, par insinuation, et en provoquant des réactions quasi-instinctuelles en utilisant des mots chocs qui font peur, qui font rire, et manipulent les esprits par les émotions.

Photo : compte Twitter d’Eric Zemmour

Un exemple, c’est la violence extrême de son discours, qui décrit toutes les relations, entre peuple et entre individus, comme un combat pour la domination, pour la survie. Il a même affirmé que l’enjeu de cette élection était celle de “la survie de la France” comme si elle allait disparaître, être engloutie si on ne vote pas pour lui. Cette rhétorique anxiogène suscite une poussée d’adrénaline, on est sidérés par la panique et des émotions que la raison ne peut pas combattre, d’abord parce qu’elle ne les repère pas tout de suite.

Quels sont les mots qui reviennent le plus dans sa bouche ?

“France”, bien sûr en premier, mais c’est la même chose chez tous les candidats à la présidentielle, mais surtout “guerre”, 3e substantif le plus utilisé, ce qui est exceptionnel et détonne par rapport à tous les autres hommes politiques. Il est obsédé par l’idée de guerre – par les guerres passées, auxquelles il réduit l’Histoire, et surtout les guerres présentes ou à venir, qu’il fantasme éventuellement comme cette “guerre des races” qu’il croit voir se jouer aujourd’hui même en France.

Comment fait-il pour “installer un climat de psychose”, comme vous dites ?

Il a un talent certain de conteur : il raconte des scènes au présent comme si on y était, où il suffit de sortir de chez soi pour être racketté, violé, agressé. Chaque événement ou fait divers est lu au prisme d’un filtre manichéen qui divise les gens entre “les nôtres” et des ennemis dans une lutte à mort. Normal que cela donne la frousse….

Comment fait-il pour banaliser la notion de race ?

Photo : compte Twitter d’Eric Zemmour

Il banalise cette notion taboue en la répétant à tout bout de champ comme si c’était un concept valide, et en minimisant son emploi en citant d’autres personnalités très respectables qui l’auraient utiliser : De Gaulle, des auteurs du 19e siècle, Renan… Pour De Gaulle, ce sont des propos qu’un seul conseiller lui a prêté, après sa mort… des ouï-dire sans aucune vérification possible. Et se parer de l’autorité supposée d’anciennes générations pour réhabiliter un concept délétère c’est nier que justement, l’Histoire est passée par là, que la Shoah nous a montré jusqu’où pouvait mener le racisme d’État.

Pouvez-vous nous expliquer sa manie des citations, et des citations souvent tronquées. À quoi servent-elles ?

C’est là encore se parer de l’autorité d’autrui, pour avancer, en général, des thèses controversées ou sans fondement. Plutôt que d’argumenter sur le fond avec des faits à l’appui pour étayer ses propos, il use de citations de personnalités respectables (ou pas : il cite tout de même Hitler et Brasillach) pour clore le débat, comme pour dire “Si Renan le dit alors c’est que c’est vrai”. C’est à la foi assez puéril et faible comme argument, mais en plus il manie l’art du détournement de sens : il en vient à faire dire à ces auteurs l’inverse de ce qu’ils disaient, avec des contresens qu’un lycéen ne ferait pas.

Pouvez-vous nous expliquer sa thèse sur un soit-disant nouvel ordre matriarcal ?

Zemmour prend deux ou trois détails de l’histoire contemporaine (le droit à l’avortement, le droit de divorcer, le nombre de famille monoparentale) et en fait des “tournants” historiques qui marqueraient un renversement total de la société française en société où les femmes “dominent”. Comme si certains droits qui assurent l’égalité (et non la domination) pour les femmes ou une émancipation de la tutelle masculine effaçait les structures profondes de la société et de l’économie (inégalités salariales et de patrimoines, de charge mentale et de travail, précarité, etc). Zemmour aime cacher des angoisses identitaires, ici masculinistes, derrière de grandes “lois anthropologiques” aussi pompeuses qu’infondées.

Que peut faire l’électeur moyen pour démasquer un discours si charpenté, finalement subtil et vicieux ?

Je pense qu’il faut adopter une attitude sur-critique face à Zemmour : il présente chaque énoncé comme une vérité, alors que ce sont des opinions voire des contre-sens, donc il faut redoubler de vigilance et mettre à distance chaque phrase pour se reconnecter au rationnel (est-ce que vraiment on a l’impression que les femmes dominent le monde ??) et à de l’empathie saine, humaniste, pour tout un chacun, pour ne pas tomber dans le piège de la peur et de la haine.

 Recueilli par Olivier SCHLAMA