Double expo-événement : L’oeuvre poignante de Michael Kenna sur les camps nazis

Wagon, Mittelbau-Dora, Allemagne, 1999 Railway wagon, Mittelbau-Dora, Germany, 1999 Tirage argentique de l’artiste MRN – don de Michael Kenna, 2021 © Donation Michael Kenna, Ministère de la Culture (France), Médiathèque du patrimoine et de la photographie, diffusion RMN-GP

C’est inédit : à l’heure de la disparition des derniers rescapés de la Shoah, deux expositions complémentaires, des vaisseaux baptisés Une Mémoire photographique et de la Lumière de l’Ombre, du même artiste sont visibles au Mémorial du camp de Rivesaltes, dans les P.-O., et au Musée départemental de la résistance & de la déportation, à Toulouse. Une oeuvre juste sur l’horreur d’un génocide.

Poignant même à 80 ans du plus grand génocide de l’histoire. Tellement leur voix était inaudible dans ces camps nazis, on les entend souffrir ; on les voit, respirer dans ces lieux de mort qui donnent, in fine, tout leur sens à la vie. Et, pourtant, il n’y a jamais personne sur ces clichés du photographe britannique Michael Kenna. La puissance de l’absence. La lumière de l’ombre. L’absence qui rend si fortement présentes ces atrocités. Son oeil fait fonctionner l’émotion à toute berzingue.

Objet de mémoire d’une grande puissance

Michael Kenna. Ph. Matteo Colla.

Michael Kenna a construit, en photographiant entre 1986 et 1999 les lieux de déportation et du système concentrationnaire nazi, par ce projet de plus d’une décennie, un objet de mémoire d’une grande puissance. Une vraie sensualité transmise par des clichés en argentique au grain fabuleux.

80 tirages photos originaux à Rivesaltes

Au mémorial du Camp de Rivesaltes (1), ce sont là 80 tirages photographiques originaux du Britannique Michael Kenna, également issus de sa résidence et de la collection du MRN, sont présentés jusqu’au 1er octobre. À ce projet de plus d’une décennie, conservé au MRN, Michael Kenna a ajouté des œuvres exceptionnelles réalisées sur le site de l’ancien camp de Rivesaltes lors d’une résidence artistique en mars 2022. Le pari est à la hauteur du talent qu’il met en oeuvre “sans déshonorer ni sublimer. Son travail m’a bluffée”, confie Céline Salas-Pons, la directrice de ce lieu de mémoire. Une oeuvre juste. Toutes les personnes qui auront vu l’expo à Toulouse où l’entrée est gratuite se verront offrir l’entrée au Mémorial de Rivesaltes.

Approche historique à Toulouse et sensible à Rivesaltes

Camp de Rivesaltes, Study 10, Pyrénées-Orientales, France. 2022. Mémorial du camp de Rivesaltes – © Michael Kenna – 2022

Quatre-vingts ans après le départ depuis Rivesaltes de 2 289 hommes, femmes et enfants juifs en 9 convois vers Auschwitz-Birkenau, le Mémorial du camp de Rivesaltes a souhaité mettre en lumière la place particulière de l’ancien camp Joffre, Drancy de la zone Sud, dans le dispositif de déportation des Juifs de la France de Vichy.

Directrice de Rivesaltes, Céline Salas-Pons contextualise le projet : “Depuis ma prise de fonction, en mai 2022, j’avais déjà une volonté de relier des lieux de mémoire du Nord au Sud de la région, ce que l’on a bien réussi. Nous avions aussi une volonté commune de la relier d’Est en Ouest, au niveau même de l’Eurorégion. Cette fois, cela se concrétise par deux propositions totalement différentes d’un même artiste. Toulouse a plutôt une approche didactique et historique. Entre centres de mise à mort, les autres camps, etc. A Rivesaltes, on reste dans l’ADN de ce qu’est ce lieu depuis son ouverture en 2015 : une approche sensible ; on est sur une rencontre presque intimiste avec l’artiste.”

Chaque photo s’avère finalement être une oeuvre. C’est unique et à vocation universaliste. Ce regard qu’il pose sur les camps est unique”

Céline Salas-Pons, directrice Mémorial de Rivesaltes
Camp de Rivesaltes, Study 10, Pyrénées-Orientales, France. 2022. Mémorial du camp de Rivesaltes – ©Michael Kenna – 2022

Pourquoi cet artiste a-t-il été choisi pour cette double expos, baptisée une Mémoire Photographique à Rivesaltes et la Lumière de l’ombre, à Toulouse ? “Michaël Kenna a été choisi aussi parce qu’entre les années 1990 et 2000, il a photographié tous les camps nazis d’Europe. Et, à Rivesaltes, nous lui avions proposé une résidence d’artiste. Cela a été pour lui une vraie rencontre avec ce lieu.”

S’ensuit une plus longue collaboration : “On lui avait ensuite passé commande de quinze photographies ; il en a fait 58 tirages qu’il nous a offerts. C’est exceptionnel : c’est l’un des cinq plus grands photographes au monde actuellement. Il a exposé dans plus de 700 endroits au Japon, en Chine, aux USA… Il nous engage à faire vivre cette oeuvre.” Céline Salas-Pons ajoute : “En outre, c’est lui-même qui fait ses tirages dans sa propre chambre noire, chez lui. Cela peut lui prendre une journée. Du coup, chaque photo s’avère finalement être une oeuvre. C’est unique et à vocation universaliste. Ce regard qu’il pose sur les camps est unique.”

Et que peut la force de la photo face à cette mémoire, l’histoire et à l’oubli ? “La photo permet un regard posé sur la mémoire et qui permet d’actualiser cette mémoire du passé. C’est extrêmement intéressant dans un lien présent-futur qui peut éclairer l’avenir”, pose Céline Salas-Pons.

“Avec 7 000 photographies issues de plus de vingt camps, il crée un projet sobre et puissant”

Portée par le commissaire d’exposition Michel Poivert, fondateur du Collège, international de la photographie, l’exposition propose d’articuler l’histoire, la mémoire et la sensibilité artistique autour d’une question : que peut la photographie contemporaine, cet art de la mémoire par essence, face au patrimoine des sites mémoriels ?

Bâtiment des gardes SS, (Porte de la mort),
Birkenau, Pologne, 1992. © Donation Michael Kenna, ministère de la Culture. Visible à Toulouse.

Au département de la Haute-Garonne, on retrace l’oeuvre : “Michael Kenna a systématisé son travail au travers de son approche de l’univers concentrationnaire nazi. Pendant près de quinze ans, il photographie ces sites devenus vestiges, avec le même mode opératoire, proposant une cartographie complète de ces lieux et des comparaisons saisissantes. À travers près de 7 000 photographies de plus de vingt camps et centres de mise à mort, il crée un projet sobre et puissant.”

Entre 2011 et 2021, il effectue une donation exceptionnelle au Musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne (MNR). Pas moins de 6 385 négatifs, 1 644 tirages de travail ainsi que 261 épreuves de l’artiste rejoignent les collections françaises.

À la fois témoignage et expression artistique

En partenariat avec le MRN, le Musée départemental de la résistance & de la déportation (2) présente, du 9 mars au 27 mai 2023, 66 tirages issus de cette donation. Ces clichés sont mis en résonance avec des objets de la collection du musée se rapprochant de cet univers, ainsi que quatre œuvres majeures prêtées par le MRN.

Clotures d’enceinte, la nuit, Natzweiler-Struthof, France, 1988. © Donation Michael Kenna, ministère de la Culture. Visible à Toulouse.

Cette œuvre de mémoire, tout à la fois témoignage et expression artistique, est pour le musée un nouveau temps de travail autour de l’histoire des déportations, porté par l’historien et commissaire Thomas Fontaine, directeur du réseau du MRN ainsi que Sabine Troncin-Denis, agent Europe pour Michael Kenna, co-commisaire de cette exposition.

“Quelle place pour l’art ?”

Pour Antoine Grande, directeur du musée départemental de la Résistance et de la Déportation, à Toulouse, cette double exposition répond “à une question que l’on se pose beaucoup dans le champ de la mémoire : quelle place pour l’art ? Bien souvent, on a balayé cette période en la contenant à la littérature concentrationnaire et, en même temps, on est déjà assaillis par des images. On a des représentations justes mais, parfois, sont des clichés qui ne permettent pas une juste compréhension de ce qui a été la déportation. Pour se prémunir contre cela, le mécanisme naturel des historiens a été de dire : concentrons-nous sur la source, la trace et l’archive. Ce que nous propose Michael Kenna, c’est un regard artistique mais sans être esthétisant.”

“Comment le sensible permet-il de comprendre l’histoire de la déportation…”

Double clôture et mirador, Lublin-Majdanek,
Pologne, 1993. ©Donation Michael Kenna, ministère de la Culture.

Comment faire du “beau” sur ces atrocités ? Antoine Grande répond : “Michael Kenna ne cherche pas à faire du beau. Le beau c’est sa technique qui le produit. Il veut que l’esthétique amène à ressentir quelque chose. Il parcourt les camps pendant des décennies. Et, à chaque fois, il est touché par un élément. Le lieu le bouleverse. Et il se demande comment il va restituer cette émotion ressentie.”

Mais il faut une dimension en plus. “Pour autant, transmettre une émotion ne suffit pas ; il manque à donner du sens. C’est là qu’il y a tout un travail du commissariat de l’expo. Comment bâtir un discours historique. C’est pour cela qu’à Toulouse, nous avons choisi de reprendre l’organisation expo initiale du MNR qui était un séquençage : camp d’internement, système concentrationnaire, système génocidaire ; c’est pour cela aussi que nous avons une présentation générale en vidéo à l’entrée de l’expo pour expliquer la démarche de l’artiste : comment le sensible permet-il de comprendre l’histoire de la déportation, mais aussi un texte très historique.”

Les témoins “sensibles” disparaissent peu à peu

Et même, en résonance, des morceaux de pain conservés et présentés comme des témoins de l’histoire… Ph. Musée départemental de la Résistance et de la Déportation/CD31

Antoine Grande pointe comment le talent du photographe rend l’absence présente :  “Montrer le génocide est quelque chose de très complexe. Il s’est déroulé dans des lieux qui n’étaient pas même des camps mais des centres de mises à mort. Les Juifs assassinés immédiatement n’entraient pas dans le système concentrationnaire. Eh bien les photos de Michael Kenna permettent de montrer cette absence de traces alors-même que l’on est au coeur du plus grand génocide de l’histoire de l’humanité. C’est aussi parce que les témoins qui ont inlassablement parlé de cette période, ces témoins sensibles disparaissent peu à peu et nous cherchons des vaisseaux pour prendre le relais. Et je suis convaincu d’une chose : il ne faut pas que les historiens ne soient que les seuls dépositaires du passé.”

Morceau de pain, pierre en granit, une pensée séchée…

Cette expo est aussi l’occasion de présenter des objets devenus historiques. Comme un morceau de pain (!) ou une grosse pierre, buttes-témoins de l’histoire des hommes. Il confirme : “On a énormément d’objets liés à la déportation ; des objets aussi remis par d’anciens déportés dont on ne sait finalement comment les montrer. Il y a un morceau de pain ramené de Buchenwald ; une fleur de pensée séchée cueillie à Ravensbrück ; un morceau de granit de la carrière de Mathausen. Et comme Michel Kenna a aussi choisi de photographier le détail, ces objets-là entrent dans le dialogue du sensible.”

L’occasion d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion

Étang de cendres humaines, Birkenau,
Pologne, 1998.
©Donation Michael Kenna, ministère de la Culture.

Ces deux fonds font l’objet, en 2023, d’une exposition exceptionnelle dans ces deux lieux majeurs de la mémoire en Occitanie dans le cadre d’un partenariat inédit et ambitieux à l’échelle de la région. Ils exposent donc deux expositions complémentaires qui abordent chacune un aspect de ce travail colossal. Complétées par une programmation culturelle et scientifique sur les deux sites, ces expositions sont l’occasion d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion, à l’heure où les témoins disparaissent, autour de la transmission et de la place centrale de l’art dans ce processus.

“Il se trouve que j’ai photographié ces camps pendant une douzaine d’années. Il fallait que je les photographie […], pour garder cette mémoire vivante, pour conserver une trace. Mon œuvre porte sur la mémoire”, avait commenté Michael Kenna en décembre 2019.

Olivier SCHLAMA

  • (1) Une mémoire Photographique, du 10 mars au 1er octobre 2023 au Mémorial du Camp de Rivesaltes (P.-O.) Horaires d’ouverture : du 01/04 au 31/10 de 10h à 18h tous les jours. Du 01/11 au 31/03 de 10h à 18h du mardi au dimanche. Fermeture les 1er janvier, 1er mai, 1er novembre et 25 décembre. Compte tenu du temps nécessaire à la visite, l’accès aux expositions ne peut se faire après 16h45. Accès : avenue Christian-Bourquin à Salses-le-Château, à 10 minutes de Perpignan, A9 sortie 41 Perpignan-Nord, suivre D 12 / Foix.
  • (2) La Lumière de l’Ombre, photographies des camps nazis, du 9 mars au 27 mai 2023 au Musée de la Résistance et de la Déportation de la Haute-Garonne – Toulouse, au 52, allée des Demoiselles – 31400 Toulouse. Attention, pas de parking visiteurs. En transports en commun : Station Vél’Ô Toulouse : n°127 Begue-Demoiselles / Bus Tisséo : ligne L9. Arrêt Demouilles (devant le musée) – ligne 44, Arrêt Place Henry-Russell (500m) – ligne 27, Arrêt Trois-Fours (500m) / Métro : ligne B, station Saint-Michel-Marcel Langer (1 km).

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