Les métiers d’art sont plébiscités par le public qui vient en masse l’été visiter leurs ateliers. Un savoir-faire unique au monde avec des pépites comme les jeans Tuffery en Lozère ou la Forge de Laguiole. Mais la filière, mal organisée, délaissée, a du mal à subsister. C’est tout le sens d’un rapport remarqué du député LaRem de l’Hérault, Philippe Huppé, qui ne cesse de proposer au gouvernement ses solutions pour sortir de l’ornière.
Ébénistes, rempailleurs, plumassiers, marqueteurs, tapissiers, âtriers (créateurs de cheminées en marbre, pierre ou bois)… En panne d’apprentis, mal organisés, pris pour marginaux, ces métiers d’art souffrent. Ils sont peu rémunérateurs… Ils jouissent d’une pourtant très belle image de marque et créant, ce n’est pas la moindre de leurs qualités, et d’emplois non délocalisables dont l’Hexagone et ses territoires sont fiers mais sont peu aidés et inscrits dans une filière peu structurée… À preuve : on ne connaît pas vraiment les chiffres-clés de la filière qui représenterait quelque 70 000 personnes dont 4 000 en Occitanie et dont le chiffre d’affaires oscille, faute d’étude précise, entre 8 milliards d’euros et 40 milliards d’euros par an.
Architecture et jardins ; ameublement et décoration ; luminaire ; bijouterie ; joaillerie ; orfèvrerie et horlogerie ; métal ; céramique; verre et cristal ; mode ; textile ; cuir ; spectacle ; jouets, etc. Les 281 métiers d’art et de patrimoine, selon la nomenclature officielle, sont les parents pauvres du génie français. La Région Occitanie leur a même versé une enveloppe de 200 000 euros. Et, vu l’urgence, le Premier ministre a missionné un député LaRem de l’Hérault, Philippe Huppé, jadis assistant de Georges Frêche, pour en faire un audit et proposer des solutions. Vingt-deux, pour être précis.
“Je me bagarre tous les jours. J’embête régulièrement les ministres et leurs conseillers…“
Philippe Huppé, député LaRem de l’Hérault.
Mais, à ce jour, six mois après la remise de son rapport, Philippe Huppé, avocat de profession, a certes fait le… métier. Mais… “je me bagarre tous les jours. J’embête régulièrement les ministres et leurs conseillers…” Le gouvernement, l’administration et tous les professionnels reconnaissent la validité de ses propositions. “Ils ne sont pas contre mais pour l’instant rien ne bouge.” Entre big bang des retraites, saga des Gilets jaunes et autres limitation à 80 km/h sur les routes et affaire Rugy, le gouvernement a mis ce rapport, comme bien d’autres, sous la pile…
“Ce ne sont pas des sujets majeurs a priori mais ce sont aussi des métiers qui amélioreraient tous les autres problèmes de la société. On sait que 75 % des Gilets jaunes sont des retraités. En améliorant salaires et retraites de ces métiers d’art, on participe à un tout”, critique en substance Philippe Huppé. En clair, si ces métiers d’art sont les parents pauvres de l’économie, ils sont aussi une richesse potentielle que l’on ne doit pas ignorer plus longtemps.
Créer un GIE national, la clef de voûte nationale
Philippe Huppé confirme : “Parfois, c’est un choix personnel. Mais, la plupart du temps, les artisans d’art sont très seuls : à plus de 60 %, leurs ateliers sont loin de tout ; la plupart du temps, ils ne gagnent pas correctement leur vie ; parfois, encore, ils n’ont pas le geste assez performant, n’ont pas une créativité suffisante ; n’ont pas de réseaux. Ils doivent tout faire, comptabilité et promotion de leur activité comprise, dans une journée de 24 heures et n’y arrivent pas forcément. C’est un artisanat à part : ils produisent à l’unité. Pas question de faire leur activité en série. On leur demande la maîtrise des gestes techniques comme un plombier mais aussi de la créativité et aussi de savoir se renouveler. Ce n’est pas des artistes mais pas non plus des artisans…”
Ces métiers ont besoin d’apprentis mais ils n’en n’ont guerre. Et pour cause ! Certains, que j’ai rencontrés, sont au RSA, n’arrivant pas à se verser un demi-SMIC ; à tel point que, parfois, ils exercent un second métier. Alors que, globalement, les métiers d’art sont de vrais savoir-faire…”
L’idée principale du plan de reconquête du député de l’Hérault : créer un GIE (Groupement d’intérêt économique) national, qui “serait la clef de voûte de la recomposition d’une nouvelle organisation, d’une politique nationale à décliner. Ces métiers ont besoin d’apprentis mais ils n’en n’ont guerre. Et pour cause ! Certains, que j’ai rencontrés, sont au RSA, n’arrivant pas à se verser un demi-SMIC ; à tel point que, parfois, ils exercent un second métier. Alors que, globalement, les métiers d’art sont de vrais savoir-faire ; un vrai savoir-faire français, unique au monde. C’est aussi, et je l’écris longuement dans mon rapport, une source d’emplois non délocalisables qui peuvent vraiment connaître un essor dans les territoires ; ce sont des emploi ancrés, typiques”, défend Philippe Huppé.
Le député de l’Hérault poursuit : “On pourrait chercher à créer un label IGP (indication géographique protégée) pour des pierres que l’on ne trouve qu’en Occitanie, en suivant l’exemple du grès typique et renommé de Bretagne. Nous en avons dans la région. Cela leur donnerait de la valeur. Il faut créer un écosystème qui, en plus, participe à une économie circulaire et durable.”
La tonte d’un mouton coûte 1,5 euros à son berger qu’il vend – quand il la vend – à peine 22 centimes…
Philippe Huppé prend aussi l’exemple de la filière de la laine qui a disparu. “Aujourd’hui, la laine de nos moutons est considérée comme un déchet que certains enterrent, faute de pouvoir la vendre à un bon prix ! Ça ne se brûle pas… On ne sait plus quoi en faire… Alors, on l’envoie en Chine qui la nettoie et nous la renvoie sous forme de vêtements que nous ne sommes pas capables de faire… Comme on envoie nos meilleurs chênes en Chine également qui nous renvoie du “bois exotique”, facile à travailler..”
La tonte d’un mouton coûte 1,5 euros à son berger qu’il vend – quand il la vend – à peine 22 centimes. “Il faut arriver à ce qu’il vende cette laine au moins 1,5 euros ; arriver à redistribuer cette plus-value. Cela recréerait de l’emploi local et participerait à la reconstitution d’une filière viable. Nos prairies seront ainsi moins ouvertes au risque d’incendie et les urbains seront contents d’avoir un paysage avec de la vie…”
Que l’on décourage pas, par exemple, un jeune de faire pâtissier s’il en a envie au lieu de lui dire d’aller faire trois ans de maths à la fac et de se retrouver sans emploi…”
Thierry Moysset, patron de la Forge de Laguiole.
Patron de l’historique Forge de Laguiole (150 salariés, 7 millions d’euros de chiffre d’affaires), ancien ingénieur de chez Peugeot, qui produit le fameux couteau aveyronais qui arbore la fameuse “abeille”, Thierry Moysset dit dans son style percutant : “Avant de parler métiers d’art, je voudrais dire que la France a perdu un mot : métier. Je ne parle pas d’emploi mais de métier. Quand on pratique un métier, on se sent appartenir à une corporation qui partage les mêmes valeurs et la même technique. Ce que l’on a complètement perdu, c’est cette appartenance à une “fratrie”. Comme on a perdu d’autres mots comme virtuosité ou abnégation car on est dans le milieu du métier d’art amené à répéter à l’infini les mêmes gestes. Le gouvernement tente de renforcer l’apprentissage. Pourquoi pas dans ce secteur ?” Un secteur dévitalisé.
Auparavant, il faudra changer l’image et les pratiques en vigueur dans l’Éducation nationale, selon lui. “Il faudra arrêter de dire que les “métiers” sont les ennemis des bacheliers…” Il voudrait que “l’on décourage pas, par exemple, un jeune de faire pâtissier s’il en a envie au lieu de lui dire d’aller faire trois ans de maths à la fac et de se retrouver sans emploi… Avant on faisait des journées portes ouvertes chez Peugeot. Les mecs étaient fiers d’amener leur famille là où ils travaillaient. Depuis, il y eut les grands patrons, comme celui d’Alcatel avec qui j’ai travaillé qui disait : “Je veux des usines sans ouvriers ; ils m’emmerdent. Nous, on fait l’inverse. On met le métier au centre de l’entreprise.”
On responsabilise les salariés et ce, collectivement. On en revient à la notion de métier. De compétences. De responsabilisation. Chez nous, pas d’apprentis mais des binômes…”
Chez lui, pas d’abêtissement des tâches, pas de “détrompeurs” dans le circuit de production qui empêcheraient mécaniquement les salariés de faire un geste inapproprié. “On responsabilise les salariés et ce, collectivement. On en revient à la notion de métier. De compétences. De responsabilisation. Chez nous, pas d’apprentis mais des binômes : chaque nouveau salarié bosse avec un tuteur.” Une méthode d’entreprise atypique qui porte ses fruits : La Forge de Laguiole présentera, espère-t-elle, un dossier pour obtenir le label IGP. Ce sera quand la justice aura définitivement tranché : depuis des années, une avanie touche cette belle marque : “On mène un combat avec la mairie contre ceux qui vendent du “Laguiole” en dehors du village.” Justice française et européenne ont tranché “mais tout n’est pas encore fini”, dit Thierry Moysset.
Nous avons eu une chance énorme, confie le jeune chef d’entreprise : la transition avec la génération précédente a été géniale. Eux avaient le savoir-faire.” Et la jeune garde le faire savoir”
Julien Tuffery, patron des jeans éponymes à Florac.
A une centaine de kilomètres de Laguiole, Florac. En Lozère. On y trouve un jeune trentenaire, Julien Tuffery. Qui a repris une ancestrale manufacture de jeans -il en existe même en fibres laines et chanvre !- créée par son arrière grand-père et qui, il y a trois ans, était “moribonde”. Justement, lui, a initié des visites guidées de son entreprise tous les jours. Du rapport Huppé, il dit : “Créer un nouveau label c’est bien mais on en a déjà un. Faut voir.” Il préfère expliquer comment il s’y est pris pour que Tuffery devienne florissante.
“Dans les années 2000, on en était pas encore à la “mode” du Made in France, de l’éco-responsablité et des circuits courts. Tout le monde s’en foutait”, explique Julien Tuffery, ingénieur de profession. Avec sa femme il reprend il y a trois ans l’entreprise familiale avec une idée centrale en tête : “Expliquer ce métier hyper-technique fait par des maîtres-tailleurs qui emploient des tissus nobles. On a redynamisé l’entreprise avec le même pilotage que celui d’une start-up.” Il ajoute : “On s’est dit : Et si on expliquait comment on fabrique ces jeans.”
Le marketing prend une grosse place. “Nous avons eu une chance énorme, confie le jeune chef d’entreprise : la transition avec la génération précédente a été géniale. Eux avaient le savoir-faire.” Et la jeune garde le faire savoir : un gros investissement a été nécessaire pour jouer des coudes sur le web et les réseaux sociaux… “Le web a été une opportunité qui abolit les distances, la géographie. On peut être au fin fond de la ruralité ; en Cévennes ou en Lozère, ça peut marcher.”
Vente directe et gros investissement sur le web
Autre explication de la réussite : la vente directe du fabricant au consommateur, ce qui “permet de récupérer de la valeur en éliminant l’étape des distributeurs et intermédiaires. Nous préférons vendre dix fois moins que dix fois mieux”, formule Julien Tuffery. Résultat, en trois ans, “nous avons embauché 11 personnes qui ont été formées en interne durant dix-huit mois ; nous avons tissé tout un écosystème local jusqu’en Aveyron ; nous faisons travailler des ateliers de confection de jeans en Alsace, dans le Tarn…” Résultat, les jeans Tuffery, c’est 15 équivalent-temps plein et 1,2 millions d’euros de chiffre d’affaires HT en 2018, contre 150 000 euros en 2016. De 99 euros à 460 euros pour les sur-mesure (avec une moyenne à 130 euros), les jeans de qualité fait main s’arrachent. Du grand art !
Olivier SCHLAMA
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