Pêche : “Pour une exploitation durable, on a besoin d’une agroécologie de la mer… !”

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Depuis les premiers hameçons, il y a 15 000 ans, l’homme n’a eu de cesse d’améliorer ses engins… jusqu’à la surpêche. Aujourd’hui, explique le spécialiste Didier Gascuel, il faut changer de paradigme en tenant compte de tout l’écosystème : pêcher le poisson quand il est adulte ; sélectionner davantage les espèces ou mieux protéger les fonds marins… Cela s’appelle la pêchécologie, néologisme qui marie écologie et économie halieutique. Il explique aussi pourquoi les aires marines protégées ne le sont pas. Sans parler de l’aquaculture…

La pêche est désignée comme la première cause d’érosion de la biodiversité.  Peut-on y remédier et faire de la pêche écologique ? N’est-ce pas trop tard…? Sans être décliniste, difficile de croire à une réabondance de nos mers et océans. “Je préfère parler d’urgence”Didier Gascuel fait partie de ces scientifiques avertis qui ont encore la foi !

Même si la surpêche a, à peine en quelques décennies, vidé les océans et perturbé durablement les écosystèmes marins ; même si, sans eux, impossible de produire assez de nourriture pour nourrir l’humanité… Et même si cela fait soixante-dix ans que l’on parle d’urgence et de durabilité. “Il faut construire une notion neuve de la durabilité. Il y a, c’est vrai, une course de vitesse qui monte de la société et qui pourrait produire un rejet pur et simple de la pêche pour s’acheter une bonne conscience…”, dit-il.

L’équivalent de l’agroécologie à terre

Professeur en écologie marine, dirigeant le pôle halieutique mer et littoral de l’Institut Agro, Didier Gascuel développe le concept de pêchécologie, qui, selon lui, arrive à concilier les deux impératifs : éviter que notre planète Bleue vire au rouge tout en maintenant une exploitation durable des ressources vivantes. Son approche, qu’il développe dans son dernier livre La Pêchécologie, Manifeste pour une pêche vraiment durable (1), est singulièrement  écosystémique. L’équivalent de l’agroécologie à terre. À une différence près : la mer n’est pas un champ que l’on cultive mais un écosystème naturel qui se respecte.

(…) Captures faibles et à une moindre rentabilité économique, voire à l’effondrement des pêcheries”

La pêchécologie prônée par Didier Gascuel est un changement de paradigme. Cette théorie propose de s’attaquer à l’impact direct de la pêche sur les espèces et aux normes de gestion. Il explique : “Dans les années 1950, à l’initiative des USA, les instances internationales ont adopté une norme appelée la gestion du rendement durable (RMD). Longtemps, les Européens ont promu une autre norme qu’ils pensaient initialement plus précautionneuse, basée sur le maintien d’un potentiel reproducteur suffisant.” Une idée fausse conduisant “inexorablement à des captures faibles et à une moindre rentabilité économique, voire à l’effondrement des pêcheries.” Et ce n’est qu’en 2009 que l’Union européenne a adopté la gestion en RMD.

Pourquoi combattre la surpêche ne suffit pas

Annick Girardin et les représentants des pêcheurs, en décembre 2021, à Sète. Photo : Olivier SCHLAMA

Son principe est simple : quand la pression de pêche est faible, la ressource est abondante, mais les captures restent limitées. “Combattre la surpêche ne suffit pas…” Plus on pêche, l’abondance diminue mais les captures – dans un premier temps ! – sont plus nombreuses. Cette situation est qualifiée de sous-exploitation : on peut encore accroître le nombre de bateaux et de captures.

Mais à moment donné, les choses s’inversent. La baisse d’abondance l’emporte et toute hausse de l’effort de pêche (du nombre de bateaux) ne fait qu’aggraver la situation : c’est la surpêche. Sauf que cette gestion est une approche mono-spécifique qui ne tient compte ni des interactions entre espèces ni des impacts sur les habitats ni de la capture accidentelles d’espèces. Une approche “qui ne tient compte ni du fonctionnement de l’écosystème ni de son évolution”… 

“On a besoin d’une agroécologie de la mer…”

“On a besoin d’une agroécologie de la mer…” : Didier Gascuel propose des choses simples, comme “protéger les juvéniles !” En clair, ne plus capturer les poissons jeunes, de 1 ou 2 ans comme c’est le cas aujourd’hui “massivement. Et la capture se répète de classe d’âge en classe d’âge. Par conséquent, il ne reste quasiment plus de vieux poissons… ni dans la mer ni dans l’escarcelle des pêcheurs (…) Perdus pour tout le monde (…) Si on décidait de ne pêcher que des poissons à partir de 3 ans, 4 ans ou 5 ans pour ceux qui ont une durée de vie longue, la mer se remplirait de poissons jeunes qui feraient de forte biomasses et contribueraient au bon fonctionnement de l’écosystème…” Il ajoute qu’il existe déjà des réglementations pour des tailles minimales mais qu’elles sont “insuffisantes”.

Limiter le chalut de fond et ses dégâts

Sète, la singulière, on revient aux fondamentaux d’une pêche ancestrale… Photo : DR.

Parmi les autres propositions, il souligne l’importance de limiter l’utilisation du chalut de fond qui laboure les fonds marins avec “des volumes de capture considérables” en capturant “toutes les espèces présentes sur l’aire balayée, y compris pour celles pour lesquelles les pêcheurs n’ont pas de quotas (…) Un incroyable gâchis !” Partout où c’est possible, il préconise d’utiliser les arts dormants, “des engins que l’on pose à poste fixe et qui utilisent les déplacements et le comportements des espèces pour les capturer”. Comme les pêches à casiers pour les langoustines ou crevettes. L’Ifremer effectue des tests pour les poissons. Il préconise aussi de vieux outils qui ont fait leur preuve historiquement : les lignes de fond et des filets fixes. Autre solution, une meilleure sélection des espèces pêchées.

Il y a urgence : la vie est apparue dans l’océan il y a quatre milliard d’années ; il y a moins de 400 millions d’années elle a commencé à conquérir les terres émergées. Un océan mondial qui meurt à petit feu depuis quelques dizaines d’années. Et la dynamique écologique est imparable, démontre Didier Gascuel : “Assurer le simple renouvellement des populations marines est un objectif totalement insuffisant.”

Ne pas se passer des 100 millions de tonnes de la mer…

“Il ne faut surtout pas commencer par se passer par les 90 millions ou 100 millions de tonnes que la mer peut nous donner chaque année et de façon durable. Ce qui me rend optimiste c’est que en Europe et dans pas mal de pays industriels on est sur le bon côté de la pente. Finalement, la pêche est en avance : on y a massacré plus vite et plus efficacement qu’ailleurs les écosystèmes ; du coup, elle est en avance dans la recherche de solutions… Les ressources sont quand même remontées dans les mers atlantiques et européennes. L’abondance des stocks est remonté de 40 %. Ne boudons pas notre plaisir. On a réussi à stopper la descente aux enfers avec une approche de quotas espèce par espèce. Comme le thon, le merlu. Là où il y a urgence, c’est que ces espèces-là pourraient être remises en cause par le réchauffement climatique qui nous fait encore plus obligation de raisonner à l’échelle des écosystèmes.”

Agir sur tout l’écosystème marin

Il n’y a pas que sur la ressource ou la biomasse qu’il faut agir. Mais sur l’ensemble de l’écosystème marin, y compris sur l’écologie. Les océans sont la poubelle du monde ; avec une pollution importante due aux rejets… “Il y a quelques avancées dans ce domaine et là aussi la pêche montre la voie. En Méditerranée, c’est différent ; on a quinze ans de retard… Mondialement, on sait quand la surpêche se généralise, le seul moyen de résoudre le problème immédiatement, ce sont les quotas. Dans un premier temps, on tente de le faire en limitant l’effort de pêche, le nombre de bateaux, la puissances des moteurs…”

La Méditerranée fait croire qu’elle est spéciale parce qu’elle est pluri-spécifique ; elle n’est pas la seule. Sa seule spécificité, c’est que la Méditerranée est la mer la plus exploitée au monde.”

Un amphithéâtre pour la vente immédiate des poissons. Il n’en existe pas en Paca.

Et cette politique-là, a des effets politiques et sociaux désastreux et mène à l’échec : au fur et à mesure que l’on casse des bateaux, ceux qui restent deviennent de plus en plus gros et efficaces. J’ai participé à des groupes de travail au niveau européen, sur les plans Méditerranée, c’est bien mais on sait d’avance que ça ne suffira pas. Qu’il faudra en passer par les quotas. Et la Méditerranée qui fait croire qu’elle est spéciale dans le monde parce qu’elle est pluri-spécifique, elle n’est pas la seule : certaines pêcheries du Nord le sont aussi. Sa seule spécificité, c’est que la Méditerranée est la mer la plus exploitée au monde.” Avec la “complicité” des pouvoirs publics qui, quand ça ne va plus du tout, subvention la casse des bateaux, y compris au nom de la paix sociale.

“C’est une politique à l’oeuvre depuis 30 ans qui manque de vision, au jour le jour, en accompagnant avec des larmes de crocodiles et de subventions le lent déclin de la pêche française. Un nouveau plan “de sortie de flotte” vient d’être accordé : on avait promis aux pêcheurs qu’ils n’auraient aucun problème en cas de Brexit ; que nous fermerions nos marchés si les Anglais ferment leurs eaux. Ils l’ont fait et on n’a pas fermé nos marchés, sinon on mettait toute la filière de transformation à terre…”

“Ça ne marche pas ; c’est ouvert aux pêcheurs”

Et les aires marines protégées sont-elles une solution ? “La Méditerranée est un lieu où il y a, soit-disant, le plus grand nombre d’aires marines protégées. Les premières et petites comme Port-Cros ont été vraiment des aires protégées. Mais dès lors que l’on en a agrandi et que l’on ne protégeait plus, ça ne marche pas. En partie parce que c’est ouvert aux pêcheurs. Il faudrait, selon certaines ONG, si c’était effectivement interdit aux pêcheurs fermer 20 % ou 30 % de ces aires… De quoi poser des problèmes aux pêcheurs qui s’y rendent actuellement.”

“Utiles pour de la gestion concertée, pas pour de la conservation”

Fleurs et fruits de posidonies dans l’Aire marine protégée de la côte agathoise (Agde)
photo Edouard Chéré

Il ajoute : “Et que fait-on dans les 70 % restantes ? On les surexploite…? On y tue dauphins et oiseaux… ? Je préfère défendre l’idée de 10 % d’aires marines vraiment protégées. C’est vrai que certaines ont des zones de protection emboîtées avec un coeur totalement protégé mais c’est une surface microscopique. À Bonifacio, seuls quelques kilomètres sont totalement fermés sur une réserve de plusieurs centaines de kilomètres carrés… Ces aires marines, c’est souvent de la bonne conscience pour ne rien faire. Si, c’est utile pour faire de la gestion concertée : pour que les gens se parlent. Mais ce n’est pas une solution pour faire de la conservation.”

“Désastre écologique…”

Quant à l’aquaculture, fait-elle partie d’une nouvelle façon de se nourrir ? “Ce n’est pas la bonne voie, nous dit-il. D’abord, il n’y a pas substitution : l’aquaculture vit en vase clôt ; sa production double tous les neuf ans mais cela ne diminue en rien la surexploitation des océans. Il y a d’autres raisons : le saumon et autres espèces piscicoles (qui mangent du poisson…) élevé en bassin, par exemple, est un désastre écologique car élevé dans des systèmes piscicoles polluants, se nourrissant de farines de… poissons.

Il dénonce : “20 % de la production halieutique mondiale est capturée par les grands navires industriels de la pêche minotière qui n capturent du poisson que pour le transformer en farine (…)” L’aquaculture aggrave donc la surpêche ! Sans oublier que la majorité des espèces à “farine” sont pêchées dans les eaux de pays pauvres, qui ne peuvent donc pas les consommer… Il faut aussi remettre les petits métiers dans le circuit, comme Dis-Leur vous l’a expliqué ICI avec la pêche artisanale, à Sète, d’un thon rouge d’exception.

“L’abondance des poissons de fond a été divisée au moins par cinq et celles des espèces les plus pêchées ou les plus fragiles souvent par dix, parfois par vingt, par cinquante ou par cent.”

Un thon rouge de la plus belle espèce. Photo Sa.Tho.An.

Le constat est inquiétant. “À l’échelle mondiale, rappelle-t-il, l’abondance des poissons de fond a été divisée au moins par cinq et celles des espèces les plus pêchées ou les plus fragiles souvent par dix, parfois par vingt, par cinquante ou par cent.” Des impacts qui se sont répercutés à l’ensemble du vivant avec moitié moins d’oiseaux marins depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, par exemple, laissant la place a contrario à des espèces opportunistes : crustacés, mollusques, à leur tour pêchés et… surpêchés…

Les méduses ? Elles piquent les baigneurs sur les côtes et emplissent les filets des “pêcheurs désespérés”. En clair, “la gestion des pêches est globalement un échec”. De plus, “le pic de production est derrière nous. Il a été atteint en 1996. Depuis, les captures mondiales de la pêche en mer sont en régression de 1 % par an alors même que les moyens de capture continuent de s’accroître.”

Olivier SCHLAMA

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