Inédit : Quand les agriculteurs font l’examen de leur propre mal-être

Professeur d’économie à l’université de Montpellier, le Sétois Olivier Torrès a avec son observatoire Amarok inventé un outil statistique pour évaluer la santé et le risque d’épuisement professionnel des agriculteurs en tenant compte des facteurs de stress mais aussi des éléments de satisfaction. Une expérimentation avec notamment la Mutualité sociale agricole du Languedoc a déjà donné de bons résultats. Olivier Torrès est déjà à l’origine de la possibilité, inscrite dans la loi, pour les services de santé au travail de s’intéresser à la santé des chefs d’entreprise.

Agribashing, salaires dérisoires, vie personnelle inexistante due à une vie professionnelle qui engloutit 80 heures de travail hebdomadaires, burnout, peu de vacances… Le constat est un terrible qui mène parfois au pire : les agriculteurs se suicident plus que le reste de la population. Selon la Sécurité sociale agricole (MSA), 529 suicides ont été comptabilisés en 2016 – derniers chiffres publiés – parmi le 1,6 million d’assurés du régime agricole âgés d’au moins 15 ans.

Chez les assurés de la MSA, âgés de 15 ans à 64 ans, le risque de suicide était alors supérieur de 43,2 % à celui des assurés de l’ensemble des régimes de sécurité sociale. Au-delà de 65 ans, le risque de suicide dans cette tranche d’âge était deux fois plus élevé par rapport à la population générale.

Suicides sur-représentés dans le monde agricole

En novembre 2021, le plan d’action du gouvernement sur les suicides, “sur-représentés” dans le monde agricole, a levé les derniers tabous. Il fait suite au rapport du député du Lot de la majorité Olivier Damaisin sur la prévention des suicides d’agriculteurs. Dans la foulée d’un rapport sur le même sujet  en mars 2021 du sénateur biterrois Henri Cabanel (groupe RDSE) et Françoise Férat (Union centriste). Ainsi, le gouvernement présenta le 23 novembre 2021, une feuille de route de “prévention du mal-être et d’accompagnement des agriculteurs en difficulté”, dans l’espoir d’enrayer les suicides dans cette profession.

Il y était question d’un réseau de “sentinelles” ou de volontaires gravitant autour des agriculteurs capable de “détecter les situations de détresse” ; une “aide au répit qui finance le remplacement jusqu’à dix jours des exploitants en situation d’épuisement professionnel) et le crédit d’impôt remplacement. Au total, l’enveloppe dédiée au mal-être agricole passera de 30 M€ à 42 M€ par an.

Numéro national de prévention, plate-forme Agri’écoute

Il y a bien un numéro national de prévention du suicide (3114) que les agriculteurs peuvent appeler en complément de la plate-forme Agri’Ecoute mise en place par la MSA (09 69 39 29 19). Mais rien apparemment de pleinement suffisant. C’est, en tout cas, la démarche due l’économiste montpelliérain Olivier Torrès qui avec son équipe de l’observatoire Amarok a mis au point ce qu’il a appelé Amarok e-Santé Agri : une approche “positive” de la santé des agriculteurs. Mais un numéro vert sec comme il en existe ne suffit pas”, affirme Olivier Torrès, économiste et fondateur de l’observatoire Amarok.

Pourquoi un numéro vert serait-il peu utilisé ? “Cela peut-être par pudeur, par ignorance, par crainte de paraître faible, l’idéologie du leadership empêche l’expression d’une parole de faiblesse chez les agriculteurs et annihile tout acte de demande de soutien. Une main tendue ne suffit pas. Encore faut-il qu’elle soit saisie !”, pointe le professeur d’économie. Avec Amarok e-Santé Agri, il s’agit d’évaluer la santé et le risque d’épuisement professionnel de façon globale en tenant compte des facteurs de stress mais aussi des éléments de satisfaction. “Comme disait Sartre, l’homme n’est que la somme de ses actes…”

Il précise que, pour financer l’expérimentation de ce dispositif, “je n’ai pas attendu qu’aboutissent des demandes d’aides. Nous l’avons financé sur nos fonds propres. Et nous le mettons à la disposition des organismes agricoles.Tout en maintenant le fait que son accès auprès des agriculteurs reste gratuit.”L’idée, c’est que chaque MSA locale mettent au pot quelques milliers d’euros pour financer la recherche dans ce domaine et aide au développement de cet outil.

35 % des agriculteurs en situation d’épuisement

Selon Olivier Torrès, professeur d’économie et responsable du Labex Entreprendre de l’université de Montpellier, “les recherches académiques sur la santé des entrepreneurs et des agriculteurs initiées par l’équipe d’Amarok ont permis d’établir en 2019 le chiffre de 35,1 % d’agriculteurs en situation d’épuisement ; un chiffre bien au-delà de la moyenne constatée pour les autres travailleurs non-salariés (artisans, commerçants, professions libérales, chefs d’entreprises…) Au-delà du constat et dans la durée, Amarok a conçu une solution spécifique au monde agricole permettant d’évaluer la santé au travail des agriculteurs tout en dépistant leur risque de burnout.”

Testé sur des milliers d’agriculteurs

En collaboration avec la chambre d’agriculture de Saône-et-Loire, puis avec la MSA Languedoc et l’Unep (Union nationale des entreprises du paysage), le dispositif Amarok e-santé agri a pu être testé. Suivant un protocole très codifié, le natif de Sète, Olivier Torrès, explique qu’un premier mail de contact a été envoyé à quelque 20 000 des 430 000 agriculteur du pays, amenant chaque paysan et agriculteur (dépendant de ses partenaires) à faire lui-même un auto-bilan entre facteurs de satisfaction (satisfaction de la clientèle, bon climat social, bonne entente avec les associés et la famille, bonnes conditions climatiques, bonne conjoncture…) et facteurs de stress (difficultés de trésorerie, problème de santé, isolement, pression fiscale…) C’est ce qu’il appelle le “chaînon manquant”.

Le taux de déclenchement d’alerte est avec 7,4 % plus fort (au nombre de 54) que pour d’autres métiers et notamment les chefs d’entreprise (6 %) mais que ce n’est pas aussi catastrophique qu’on aurait pu l’imaginer”

En majorité, les agriculteurs se plaignent, pour ne prendre que quelques exemples, de troubles musculo-squelétiques, de solitude, surcharge de travail, de la “porosité” entre problèmes personnels et professionnels, de contrôles administratifs trop nombreux notamment dans l’élevage laitier ou de viande… : pour son expérience grandeur nature, Olivier Torrès et son équipe disposaient d’un vivier représentatif de 12 000 agriculteurs de la MSA Languedoc ; des 7 600 agriculteurs de Saône-et-Loire et des milliers d’autres paysans de la Nep.

Ses conclusions ? Citant, au passage, L’Être et le Néant et le concept d’existentialisme de Jean-Paul Sartre, il confie que plus de 715 agriculteurs (70 % d’hommes, 30 % de femmes) ont déjà répondu et ont fait leur auto-bilan via ce dispositif. Avec une surprise : “Le taux de déclenchement d’alerte est avec 7,4 % plus fort (au nombre de 54) que pour d’autres métiers et notamment les chefs d’entreprise (6 %) mais que ce n’est pas aussi catastrophique qu’on aurait pu l’imaginer. Je m’attendais à plus important.” Et aussi : 3 % des agriculteurs concernés ont fait le test jusqu’au bout à comparer avec les 2 % des commerçants, artisans et chefs d’entreprises.” Et ce chiffre étonnant : 39 % affirment qu’ils ont vécu davantage d’événements positifs que négatifs.

Une psy pour les agriculteurs identifiés à risques

Évoquant l’importance de la souveraineté alimentaire tant recherchée, Olivier Torrès ajoute : “88 % des agriculteurs sont plutôt d’accord ou tout à fait d’accord avec leur rapport existentiel au travail. Ils sont très investis”. Ça on le savait. Le professeur d’économie complète : “Si la balance entre stress et points positifs est négative, on propose à l’agriculteur de poursuivre le test via internet toujours et en fonction de nouvelles réponses plus poussées, on peut ensuite déclencher une véritable alerte, “une main tendue”. Vers quoi ? Quand l’agriculteur est identifié comme étant à risque, “on lui propose d’être recontacté par une psychologue. Celle d’Amarok, Laure Chanselme, ou celle de nos partenaires. Toute la procédure est sous couvert d’anonymat”. 

“Positive attitude”

Pour Olivier Torrès, il faut s’éloigner d’une approche trop négative qui n’appuierait que sur un coin de la situation des agriculteurs, à l’image “du film de Guillaume Canet, Au Nom de la Terre”, sans tenir compte des éléments “salutogènes” de cette profession. Cette démarche veut s’ancrer dans une “positive attitude”. “Nous ne sous intéressons pas à sa souffrance mais à sa santé au travail. Et quand on décèle une détresse, on agit.” Loin également du Bal des Célibataires livre du sociologue Pierre Bourdieu, il préfère chanter “l’ambiance” de fête du Salon de l’Agriculture. Où l’économiste va aller faire son marché au contact des agriculteurs et de leurs institutions représentatives. L’ex-député (Larem) du Lot Olivier Damaisin, auteur d’un rapport sur le sujet (lire supra), qualifie de “bonne surprise les bons chiffres récoltés par Amarok…”

Cet outil d’Amarok, c’est vrai qu’il repose sur du déclaratif mais il fait apparaître des choses intéressantes”

De son côté, Cédric Saur, président de la MSA du Languedoc, “ce dispositif statistique est un outil en plus dans la prévention dans un bouquet d’actions”. Lui-même est très sensible à la prévention du mal-être des agriculteurs : “Pas plus tard que ce matin, confie-t-il, j’étais avec un viticulteur hyper-actif ; il s’était levé à 4 heures du matin pour répondre à des mails… Je lui ai dit “Ninou, fais attention…” Comme moi, il y a des sentinelles : les collègues, le banquier… L’agriculteur, le viticulteur ont le nez dans le guidon… Cet outil d’Amarok, c’est vrai qu’il repose sur du déclaratif mais il fait apparaître des choses intéressantes.”

Selon lui, “la MSA de Picardie est intéressée par le dispositif. “Toutes les caisses se retrouvent justement en avril lors d’une journée de présentation générale. Je suis surpris par le taux de réponse, important. Ce qui confirme ce que nous avons remarqué lors d’une réunion : les agriculteurs s’intéressent de plus en plus à leur santé et à la prévention…”

L’agriculteur finit par s’identifier à son exploitation qui est sa chose, sa création, son monde, une extension de sa propre personne, voire de sa famille en cas de succession”

“Comme tout entrepreneur, professe Olivier Torrès, les agriculteurs n’ont pas un rapport au travail comme d’autres travailleurs (notamment du privé ou de la fonction publique). Ils ont un rapport existentiel à leur travail et existentialiste à leur entreprise agricole. Non seulement, ils travaillent beaucoup (une grande majorité travaille + de 50 heures par semaine comparativement à 36 heures pour les salariés) mais ils le font généralement en engageant aussi leur capital. On a pu montrer qu’ils rognent également leur temps de sommeil pour travailler davantage… L’agriculteur finit par s’identifier à son exploitation qui est sa chose, sa création, son monde, une extension de sa propre personne, voire de sa famille en cas de succession.”

Déployer le dispositif en France voire à l’Europe

L’ambition est de déployer largement ce dispositif au monde agricole français. “Amarok e-Santé existe déjà pour les entrepreneurs non-agricoles, rappelle Olivier Torrès. À ce jour, plus de 35 services de prévention et de santé au travail l’ont mis en œuvre. Si, demain, toutes les MSA de France l’adoptent, elles pourraient également s’en servir comme d’un tableau de bord en temps réel des sources de stress et de satisfaction par secteur et par région !”, s’enthousiasme-t-il. Et : “C’est de l’épidémiologie en temps réel !”

Il vise aussi l’Europe : “J’ai pu, récemment, en 7 minutes exposer notre outil devant le Conseil économique et social européen. Le lendemain, j’ai reçu l’invitation d’une institution Belge intéressées justement par notre approches globale comprenant les facteurs salutogènes (…) Donc, oui le premier objectif est de tenter de déployer notre outil au niveau national mais aussi européen”, soulignant que “si le ministre de l’Agriculture pouvait nous permettre de rencontrer ses homologues européens” cela lui faciliterait la tâche. “D’autant, ajoute Olivier Torrès, que c’est un dispositif facile d’accès et très facile à traduire dans d’autres langues. Nous sommes en train de le faire en espagnol.”

Olivier Torrès est déjà à l’origine de la possibilité des services de santé au travail de s’intéresser à la santé des chefs d’entreprise, comme Dis-Leur vous l’a expliqué ICI. Qui s’intéressera peut-être demain à la souffrance des personnels soignants…

Olivier SCHLAMA

  • (1) La population globale de l’échantillon est de 714 agriculteurs et agricultrices. Cette population se répartit en 70,17 % d’hommes et 29,83 % de femmes. La répartition sectorielle est de 33 % viticulture, 27,3 % paysages, 8,4 % de polyculture, poly-élevage, 5,74 % d’horticulture, maraîchage, 5 % de bovins mixte, 4,2% d’ovins, 2,24 % de grandes cultures, 1,9 % bovins lait, 1,4 % fruits, 0,84 % porcins, volailles, 9,8 % autres.
  • Les satisfacteurs les plus fréquents sont liés à la vie familiale, véritable pilier du bien-être agricole, et à la satisfaction des clients. En ce qui concerne les stresseurs, c’est la surcharge de travail qui arrive en tête. Mais l’incertitude et la conjoncture sont aussi des stresseurs fréquents qui attestent d’une moindre maîtrise de son destin dans le secteur agricole par rapport à d’autres activités d’entrepreneurs indépendants. On observera aussi la pression sociétale et le manque de reconnaissance.
  • Il est écrit dans le rapport n°451 des sénateurs Cabanel et Férat (2021) : “L’étude de l’observatoire Amarok présente cette spécificité d’être une des rares (si ce n’est la seule) à tenter de quantifier la détresse agricole, et non uniquement de mesurer le phénomène de surmortalité par suicide, qui ne se concentre par définition que sur l’expression ultime de cette détresse. Son fonctionnement, qui repose sur l’envoi très régulier de questionnaires, permet en outre de mesurer finement l’évolution de la situation. Les rapporteurs recommandent donc d’expérimenter de tels partenariats dans d’autres départements, afin de disposer d’une vision plus large du degré de mal-être qui peut s’abattre sur certains agriculteurs. Idéalement, ces partenariats dupliqueraient celui de Saône-et-Loire et seraient noués entre l’observatoire Amarok et les chambres d’agriculture”.

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