Inédit : La Haute-Garonne invente la garde d’enfants de femmes victimes de violences

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Deux à trois fois par semaine, les assistantes sociales des maisons des solidarités reçoivent des femmes victimes de violences avec des enfants. La sociologue Auréline Cardoso Khoury explique les raisons qui président à ce nouveau service envisagé pour les soulager dans leur parcours pour sortir de ce cercle infernal.

Le point de départ de l’étude Mieux protéger les enfants en soutenant les mères en Haute-Garonne ? “Des assistantes sociales qui travaillent dans les maisons de la solidarité de Haute-Garonne – là où se rendent les femmes victimes les plus précaires – sont amenées à recevoir parmi leurs publics des femmes victimes de violences et leurs enfants quand il y en a.” Et cela au rythme de deux à trois fois par semaine. Et qui pousse de plus en plus de femmes, accessoirement, à se défendre en pratiquant notamment le krav maga, comme dis-Leur vous l’a expliqué ICI.

Parmi les remontées de terrain, cela “posait des questions de gardes d’enfants pendant que les femmes faisaient leurs procédures et leurs démarches pour déposer plainte, chercher un logement, etc.”, pose la sociologue Auréline Cardoso Khoury, post-doctorante au CEET associée au Certop (Centre d’étude et de recherche travail organisation, pouvoir). L’une des recommandations fortes de cette sociologue de Toulouse ? “Qu’il puisse y avoir un système de garde avec des personnes à la fois formées aux violences conjugales et pour s’occuper d’enfants, des travailleurs sociaux qui pourraient les garder de façon ponctuelle, le temps des démarches de leur mère.” C’est chose entendue.

Il n’y a pas assez de logements d’urgence ou adaptés aux enfants ; parfois loin de l’école ; sans pouvoir cuisiner…”

Plainte, passage à l’Unité médico-judiciaire, entretiens avec un avocat, etc. qui peuvent prendre du temps. Cette étude d’Auréline Cardoso Khoury permettra de lancer un dispositif dit “mode garde mobile” pour les enfants des femmes victimes de violences conjugales. Le 25 mars, le président Sébastien Vincini et les élus départementaux, réunis en session, ont donc lancé la démarche de création de ce dispositif inédit. 

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Auréline Cardoso Khoury a mené des entretiens avec des assistantes sociales, des puéricultrices, des psychologues et référentes ASE. Et des professionnels d’associations spécialisées dans l’accueil des femmes victimes de violences comme le CIDFF 31. “Quand une femme décide de mettre fin à une relation violente, il y a plusieurs étapes à franchir. Et c’est rarement linéaire. Il y a des “allers-retours” fréquents {des décisions de se séparer du conjoint violent et revenir, Ndlr}. Et, notamment, ce qui est apparu c’est que l’une des cause de ces “allers-retours” c’est qu’il n’y a pas assez de logements d’urgence ou adaptés aux enfants ; parfois loin de l’école ; sans barrière de protection pour de jeunes enfants ; sans pouvoir cuisiner. Du coup, comme me l’ont expliqué les assistantes sociales, les femmes victimes hésitent beaucoup à partir.”

Quand les femmes victimes ne partent pas “suffisamment vite”, on va remettre sur elles la responsabilité des violences, soupçonnées de ne pas suffisamment protéger leurs enfants”

Il y a d’autres freins que le logement. Tout se complique au moment du départ. “Il y a aussi complication à exposer ses enfants à la précarité d’hébergements d’urgence. Et aujourd’hui encore les procédures sont assez défavorables aux victimes : quand elles font des demandes pour la garde exclusive et ne pas avoir de résidence alternée, elles vont passer pour des femmes qui veulent se venger de leur ex-conjoint ; pour des femmes en colère ; des mères fusionnelles qui veulent couper leur enfant du papa. On va tout de suite les soupçonner d’être de mauvaises mères. Et, quand les femmes victimes ne partent pas “suffisamment vite”, on va remettre sur elle la responsabilité des violences, soupçonnées de ne pas suffisamment protéger leurs enfants. Pendant ce temps là, le père est beaucoup moins soupçonné alors qu’il est sans doute l’auteur des violences…”

Les enfants sont un “moteur” pour partir mais…

Quand une femme victime de violence, ce n’est pas simple, qui plus est avec un ou plusieurs enfant sous le bras… “Les enfants c’est une raison, une aide, un moteur pour partir. Ce que l’on accepte pour soi, on ne l’accepte pas pour son enfant. Cela va aider certaines femmes à mettre fin à la relation pour éviter de faire vivre la situation à son enfant. En même temps, le conjoint peut faire pression par rapport à l’enfant : il peut en revendiquer la garde, menacer de lui retirer son enfant, si la maman part avec lui… Ce qu’il faut savoir, c’est que tant qu’il n’y a pas de jugement, l’autorité parentale est toujours conjointe. Le père peut entamer des démarches pour non présentation d’enfant ; pour enlèvement qui n’aboutissent pas forcément mais qui sont assez fréquentes. Malheureusement aussi, les personnes qui travaillent dans les commissariats ne sont pas forcément formées à la question des violences conjugales et ne vont pas toujours comprendre que derrière cet homme qui vient dire qu’on lui a enlevé son enfant, c’est potentiellement un auteur de violences conjugales.”

“Ce futur service de garde mobile vise à soulager les mères dans leur parcours pour sortir des violences”

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“Ce futur service de garde mobile, flexible et ponctuel, vise à soulager les mères dans leur parcours pour sortir des violences et à protéger leurs enfants, en les confiant en toute sécurité, le temps de réaliser sereinement les démarches médico-sociales, juridiques ou administratives”, confirme le département de Haute-Garonne. “Cette initiative s’appuiera sur l’expertise des professionnels de la petite enfance, agréés (assistantes maternelles, éducateurs de jeunes enfants, structures à domicile de service à la personne, etc.) dans tout le département, et plus particulièrement dans les zones peu fournies en modes de garde. Ce projet pourra bénéficier d’un soutien financier dans la limite d’une enveloppe globale de 15 000 €”, explique encore le département.

La prise en charge s’améliore depuis dix ans

La sociologue déroule : “Depuis une dizaine d’années, il y a des améliorations notables dans la prise en charge. Du côté des travailleurs sociaux qui sont mieux formés à ces questions-là. Ils connaissent de mieux en mieux le cycle des violences ; le fait que les “allers-retours” sont fréquents : ils en tiennent davantage compte dans leurs accompagnements. Ces travailleurs sociaux sont aussi formés à l’impact que provoquent ces violences sur les enfants. Du côté de la police aussi, il y a des améliorations. Ce qui ressort de l’étude et des recherches qui j’ai continué à faire par la suite, c’est qu’il y a encore des difficultés au niveau de la justice. Déjà, le temps de la justice est long, ce qui n’est pas de la faute des personnels qui sont surchargés et ce temps rallongé n’est pas favorable aux femmes victimes. Et chez les magistrats, en droit de la famille, sont beaucoup dans cette idée de la séparation réussie, de la co-parentalité après la séparation, avec autorité parentale conjointe et garde alternée. Sauf que ce modèle-là, il est intéressant quand il n’y a pas de violences. Dans le cas des violences, c’est beaucoup plus compliqué.”

La mère se retrouve, au final, entre le marteau et l’enclume : à la fois, il faut qu’elle parte pour protéger son enfant et il faut qu’elle maintienne le lien avec le père sinon elle est considérée comme une mère fusionnelle. Protectrice”

Femmes battues. Féminicides. Commissariat de Sète. Photo : Olivier SCHLAMA

Par ailleurs, prolonge Auréline Cardoso Khoury, “toutes les violences ne sont pas forcément reconnues par la justice : c’est souvent les violences les plus graves physiquement qui le sont. Les violences psychologiques sont encore très peu reconnues alors que c’est finalement le “gros” de ces violences. Et qu’elles peuvent avoir un gros impact sur les mères et les enfants.”

La sociologue ajoute : “Quand il faut juridiquement statuer, il peut y avoir des enquêtes sociales dans les familles. Et souvent sont d’abord très difficiles à vivre : ces femmes victimes sont parties de ses violences, elles ont suivi tout un parcours et on vient regarder de près comment elles se débrouille à ce moment-là avec leurs enfants ; alors, évidemment, quand on est victime de violences on n’est pas au top de sa parentalité…” La mère se retrouve, au final, “entre le marteau et l’enclume : à la fois, il faut qu’elle parte pour protéger son enfant et il faut qu’elle maintienne le lien avec le père sinon elle est considérée comme une mère fusionnelle. Protectrice”.

“Je souhaite que l’égalité entre les femmes et les hommes soit une grande cause départementale”

Ce nouveau dispositif de garde d’enfants s’inscrit dans la continuité de “l’engagement fort du conseil départemental en matière de lutte contre les violences faites aux femmes. La collectivité copilote, ainsi, depuis 2021 l’Observatoire départemental des violences faites aux femmes, aux côtés de la préfecture Haute-Garonne. Depuis 2023, elle finance, dans le cadre de cette instance, le dispositif des “bons taxis”, coordonné par le Cidff 31, qui permet de transporter en urgence les femmes victimes de violences conjugales”. Le département figure également parmi les premiers soutiens de la Maison des femmes, lieu unique de prise en charge et d’accueil inconditionnel des femmes victimes de violences, portée par le CHU de Toulouse et inaugurée le 3 mars dernier.

Plus de 100 000 femmes victimes de violences conjugales

Violences faites aux femmes. Ph d’illustration : Geralt de Pixabay

Dans ce département, qui dispose d’un observatoire, il y a eu trois féminicides en 2023 et autant en 2022. Côté justice, 46 téléphones grave danger étaient en service. L’Etat a dédié 369 places d’urgence (+ 185 places par rapport à 2022). Quant au nombre de mères isolées avec enfants, victimes de violences conjugales, de moins de trois ans prises en charge par le CD31, leur nombre s’établit à 326. L’Observatoire estime que “plus de 100 000 femmes sont victimes de violences conjugales”. Et sur l’ensemble des 9 associations expertes, 5 284 femmes ont été accueillies (+ 13 % par rapport à 2022) et plus de 3 000 par les maisons des solidarités.

“En Haute-Garonne, je souhaite que l’égalité entre les femmes et les hommes soit une grande cause départementale et elle ne pourra être atteinte qu’à travers une lutte implacable contre toutes les formes de violence envers les femmes. Grâce à ce dispositif innovant, qui vient compléter les nombreuses actions que nous menons déjà, le Département se mobilise sans relâche aux côtés des acteurs locaux pour éradiquer ce fléau et redonner aux femmes victimes le droit de vivre en paix”, déclare Sébastien Vincini, président du conseil départemental.

Selon les derniers chiffres connus, treize féminicides conjugaux ont été enregistrés en Occitanie, en 2023, treize de trop, comme Dis-Leur vous l’a expliqué ICI. Gard, Hérault, Haute-Garonne et Hautes-Pyrénées sont très concernés. En France, selon le ministère de l’Intérieur, il y a eu, en 2023, 96 féminicides contre 145 en 2022, “niveau le plus bas jamais atteint depuis 2006”.

Olivier SCHLAMA

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