Le paradoxe n’est qu’apparent. “On entend souvent : ces enfants-là ne parlent pas français à la maison, comment peuvent-ils être bons en français en classe et bien travailler à l’école ? En fait, c’est faux”, affirme, études à l’appui, la Sétoise Florence Guiraud, enseignante, formatrice et chercheure du projet européen LIStiac qui a expérimenté, avec succès, ateliers et travaux sur les langues dans dix classes de l’académie de Montpellier. Professeur des écoles, Magali Llopis confirme : “Au final, on apprend tous mieux le français. On ne fait plus qu’un…”
Dans les cours d’école fusent des “Cheh !”, qui signifie “bien fait” sur un ton complice ou provocateur, ou des “Wesh !” à foison. Ce dernier est devenu une sorte d’auxiliaire interrogatif, de l’argot arabe intégré à l’argot français courant en quelques années. Au-delà de ces nouveaux mots inventifs, vivants, métissés, qui sait qu’il y a davantage de mots issus de l’arabe (plus de 500 !) dans notre vocabulaire – et depuis longtemps – que de mots gaulois ?
Dans la cour d’école, peu dans les classes
Qu’il y a, autre exemple, en ex-Languedoc-Roussillon, nombre de mots dérivés du napolitain ou de l’italien ? Comme : “chème” (fou) ; “cheugade” (aveugle) ou “malaminde” (méchant). Le hic, c’est que le bilinguisme, c’est dans la cour d’école, peu dans les classes. Or, selon l’enquête Pisa de 2015, dans les états membres de l’UE, “c’est en moyenne un jeune de 15 ans sur dix, et beaucoup plus dans les grandes villes, qui parle une autre langue, que celle de la langue de scolarisation, à la maison”.
Dix classes de la région représentent la France
Justement, un projet européen, baptisé LISTiac (Linguistically Sensitive Teaching in all classrooms), s’est donné comme objet d’expérimentation, de la maternelle au lycée, l’introduction des langues familiales des élèves d’une dizaine de classes primaires dans la région où les langues maternelles des élèves, celles que l’on parle à la maison, familiales, ont été découvertes et partagées ensemble, en classe, lors d’activités, notamment, avec la présence, parfois, des parents comme traducteurs. Le but : considérer ces langues étrangères comme une ressource y compris pour mieux atteindre la réussite scolaire pour tous et notamment en… français.
Projet européen LIStiac
En Français, ce concept qui a été lancé il y a trois ans se traduit par “Des enseignements sensibles aux langues dans toutes les classes”. Coordonné par le laboratoire LHumain Langages, HUmanités, Médiations, Apprentissages, Interactions, Numérique) de l’ITIC (Institut des technosciences de l’information et de la communication) et porté par l’Université de Montpellier 3, le projet a concerné toute l’année 2019 trois classes à Sète ; trois à Montpellier mais aussi d’autres à Uzès, par exemple. C’est le seul pour la France (1). Et les enseignements qui en ont été tirés sont intéressants, bien que ce concept soit considéré avec circonspection par l’Education nationale qui l’a favorisé dans l’académie de Montpellier que parce que l’Europe y a apposé son imprimatur.
Silhouettes en papier et crayons de couleur
Concrètement, lors de l’expérimentation qui a duré une année scolaire, on a demandé aux élèves concernés si une langue familiale autre que le français est pratiquée à la maison. On crée ensuite, avec eux, des “biographies langagières” : un état des lieux de leur pratique. Pour des CE1/CE2, on leur avait donné, par exemple, des silhouettes en papier avec trois couleurs à leur disposition. Ils choisissaient une couleur pour leur langue maternelle et l’on voyait ainsi la proportion qu’occupe cette langue parlée à la maison.
Tableaux commentés dans plusieurs langues au musée
Avec des dessins surprenants. “On a pu voir ainsi des têtes coupées en deux”, signifiant que l’enfant parlait beaucoup sa langue familiale. Plus grands, cela se déroule sous forme de textes. Il y a aussi des activités plurilingues. “On est par exemple allés au musée Paul-Valéry voir des tableaux de marine, avec une classe de CM2 dans laquelle il y avait neuf ou dix langues parlées à la maison, détaille Florence Guiraud, enseignante, formatrice et chercheure. On a commenté les tableaux en sollicitant toutes ces langues, en impliquant les parents. Les élèves ont joué leur rôle de “médiateur”. On en a fait un recueil. Il y a aussi eu une communication très importante avec l’ensemble des élèves.” Etre bilingue, ça rend habile. Et meilleur en français.
Exercices de comparaison
Une façon de mieux se connaître et d’avancer. “C’est comme cela que certains ont appris qu’un petit peu bavard était trilingue : berbère, espagnol et français…Tous les enfants ont pris conscience de l’existence de toutes ces langues.” Une tour de Babel. Les professeurs font ensuite des exercices de comparaison dans chaque langue. Jours de la semaine, comptage, etc. À l’Ile-de-Thau, un instit a carrément intégré cette pratique au quotidien.
“Au final, on apprend tous mieux le français. On ne fait plus qu’un…”
Magali Llopis, professeur des écoles volontaire
En France, seules ces classes de notre région y ont participé avec des enseignants volontaires. Magali Llopis, institutrice à Sète, faisait partie de l’expérience avec les élèves de sa classe de CE1/CE2 lors de l’année scolaire écoulée. Elle dit : “Cette approche permet de travailler sur l’acceptation des différences, sur ce qui nous enrichit. D’une part, on s’aperçoit que les enfants sont tous plus à l’aise, plus ouverts aux autres. Au début, les élèves d’origine étrangère ne veulent pas dire qu’ils parlent anglais ou le tamazight, une langue berbère, chez eux. C’est tabou.” Cela devient un élément du vivre-ensemble. “Au final, on apprend tous mieux le français. On ne fait plus qu’un…”
Hmong, portugais, berbère, arabe, espagnol…
Cette institutrice aguerrie qui enseigne depuis dix-huit ans souligne que plusieurs langues ont effectivement cohabité dans sa classe, du Hmong (du Sud de la Chine), au portugais, en passant par le berbère, l’arabe, l’espagnol ou le turc qui y ont trouvé un espace dans sa classe de petits sétois. Cela s’est notamment concrétisé par une remarquable carte de voeux, il y a un an, sur toutes ces langues du monde… Un beau message de fraternité.
Priorité à la langue française
Florence Guiraud est enseignante en socio-linguistique à Sète intervenant dans plusieurs écoles pour enseigner le français aux enfants qui, venus de l’étranger, ne le parlent pas encore. Elle est aussi formatrice à l’Inspé (ex-l’IUFM) de Montpellier et chercheure associée au laboratoire LHumain. Elle résume : “Cette approche n’est pas nouvelle ; elle date peut-être de 40 ans. Mais on a du mal à la faire appliquer par l’Education nationale. Ce n’est pas conforme au politiquement correct. Le postulat, c’est que les enfants de primaires et de collèges sont porteurs d’une langue maternelle, une langue de structuration cognitive, affective et culturelle qui n’est jamais sollicitée en classe. Parce que l’on demande aux enseignants de donner toute la priorité à la langue française.” Convaincus, certains pays européens passent à l’acte : “La Finlande intègre cette démarche dans la formation initiale des professeurs.
Une approche (…) qui, parfois, demande de renverser l’expertise en demandant aux parents de venir en classe participer à des ateliers, traduire des textes…”
Florence Guiraud, enseignante, formatrice et chercheure
Or, dit-elle encore, “des recherches (2) montrent clairement que plus on ignore cette langue d’origine, moins on est justement performants en français ! C’est contre-productif. Nous avons des difficultés à faire comprendre cela. À disséminer cette expérience. Nous rencontrons aussi beaucoup de réticences des enseignants qui, par ailleurs, ne sont pas formés à cette approche. Qui, parfois, demande de renverser l’expertise en demandant aux parents de venir en classe participer à des ateliers, traduire des textes, etc.Nous rencontrons aussi beaucoup de réticences des enseignants”
Langues étrangères : les enseignants souvent démunis
Florence Guiraud ajoute que sa démarche “part aussi d’un constat : les enseignants sont souvent démunis face à des élèves parlant une autre langue que le français et, finalement, cette autre langue on n’en fait rien. Elle est surtout vécue comme un handicap socio-culturel. Ce que l’on entend, souvent, à tort : “Ces enfants-là ne parlent pas français à la maison, comment peuvent-ils être bons en français et bien travailler à l’école ? En fait, c’est faux. Mais les enseignants ne le savent pas ; cette information n’est pas diffusée.”
Des enseignants enthousiastes
Sur Sète, “les enseignants étaient très enthousiastes ; il sont souvent remarqué cette façon de considérer ces autres langues n’était pas présente dans les manuels scolaires. Souvent, ceux qui l’ont pratiquée déplorent l’absence de formation spécifique à ce sujet. Et de communication.” L’enseignante-chercheure se fait porte-parole : “Dans les classes, et même en centre-ville, on est parfois surpris quand on demande aux enfants qu’elle langue, autre que le français, ils parlent à la maison : la moitié de la classe est concernée et ce n’est pas toujours l’arabe.”
Des stéréotypes qui ont la vie dure
Florence Guiraud ajoute : “Il y a de l’italien, de l’anglais, du tchèque, de l’allemand, etc. Il y a, bien sûr dans notre inconscient collectif, des langues plus valorisées que d’autres. Certains ont tendance à considérer qu’un enfant qui parle arabe n’est pas bilingue… Or, il l’est tout autant qu’un enfant qui parle aussi anglais. On ne le leur dit jamais : “On dit plus volontiers : ils parlent arabe ; ils s’insultent en arabe !” Ça fait partie des stéréotypes qui ont la vie dure. Et cette façon de ne pas considérer les langues familiales à leur juste valeur “génère des replis identitaires et une situation d’insécurité linguistique : les enfants peuvent considérer que parler leur langue, ce n’est pas bien, pas beau. C’est limite interdit et cela les empêche de progresser en français.”
Ce projet européen va donner lieu à des publications scientifiques.
Olivier SCHLAMA
(1) Ce projet européen regroupe 14 partenaires dont 9 universités dans 7 pays (Finlande, Belgique, Espagne, France, Portugal, Slovénie, Lituanie) et qui a pour finalité de rendre tous les acteurs de l’éducation sensibles aux langues. Il se déploie sur trois années, de 2019 à 2022, dans une démarche de recherche-action car “il s’agit de développer et expérimenter un outil de réflexion à la fois théorique et pratique, co-construit avec les enseignants et formateurs. Les expérimentations sur le terrain (dans les écoles et les établissements en 2020) et les réflexions des enseignants recueillies avec différents outils de recherche constitueront les données pour la phase d’analyse en 2021”.
(2) Eléments de bibliographie en recherche en didactiques des langues
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Nathalie Auger & Emmanuelle Le Pichon (2020). Diversité des langues et des cultures : ces élèves qui nous défient !
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CUMMINS, J. (2000).Language, Power and Pedagogy, Bilingual Children in the Crossfire, Multilingual Matters, Clevedon.
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Au niveau du Conseil de l’Europe (2007). De la diversité linguistique à l’éducation plurilingue : guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe, consultable ICI.
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Et encore : Helot C. (2007). : Du bilinguisme en Famille au plurilinguisme à l’école. Paris : Harmattan
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AUGER, N. (2006). Les approches interculturelles : un contrepoids possible aux représentations xénophobes, dans C. Voulgaridis (dir.), Enseigner le français à l’heure actuelle, enjeux et perspectives, Etats généraux de la francophonie, actes du 5e Congrès Panhellénique des professeurs de français (Athènes, 2-5décembre 2004), pp. 179-191.
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SAUVAGE. J., & F. DEMOUGIN,. (2012) (dir.), La construction identitaire à l’école. Perspective linguistiques et plurielles .Paris : L’Harmattan.
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