Spécialiste de l’agroécologie, Emmanuel Torquebiau est chercheur émérite au Cirad de Montpellier. Il explique en quoi le moment est charnière, pris en étau par ce qu’il appelle des “coups durs”, ces “crises” environnementales répétées, incendies de 2022, sécheresse et canicule historique en 2023. Des crises peut-être, finalement, salutaires “pour une prise de conscience collective”.
Irons-nous vraiment vers un nouveau modèle de production qui respecte la terre nourricière sans l’abîmer ? Avec moins de dépendance à l’eau, moins de pesticides. L’idée, baptisée agroécologie, fait son chemin et commence, même modestement, à convertir de plus en plus de – jeunes – agriculteurs. Et pas seulement : la Fédération nationale des parcs naturels régionaux s’est, par exemple, également saisi de cette réflexion sur la transition, notamment celui de Camargue.
Façon de recopier ce que fait naturellement la nature
Auteur du Livre de l’agroforesterie – Comment les arbres peuvent sauver l’agriculture (Acte Sud), il a donné récemment une conférence lors du festival d’agroécologie Oasis Citadine, acteur important de la permaculture dans la région qui gère une ferme urbaine collaborative, à Montpellier.
L’agroécologie, c’est une branche de l’écologie consacrée aux écosystèmes que les agriculteurs peuvent aménager eux-mêmes comme trouver le bon “mariage” entre arbres fruitiers et vigne, elle-même aux allées enherbées, entre autres. Pour cela, il faut comprendre chacun de ces écosystèmes tous différents les uns des autres ; les interactions entre végétaux, hommes, animaux ; le climat, etc. C’est une façon finalement de recopier ce que fait naturellement la nature. Mais qui, à ce jour, est encore marginale.
Même état d’esprit que la “pêchécologie”
Comme le prône, pour la même problématique concernant la mer, le professeur en écologie marine, dirigeant le pôle halieutique mer et littoral de l’Institut Agro, Didier Gascuel. Car, depuis les premiers hameçons, il y a 15 000 ans, l’homme n’a eu de cesse d’améliorer ses engins jusqu’à… la surpêche… Il faut changer de paradigme en tenant compte, là aussi, de tout l’écosystème : pêcher le poisson quand il est adulte ; sélectionner davantage les espèces ou mieux protéger les fonds marins… Cela s’appelle la “pêchécologie”, néologisme qui marie écologie et économie halieutique.
Pourquoi est-ce si important, peut-être plus aujourd’hui qu’hier, de “passer” à l’agroécologie ?
Pendant la seconde moitié du siècle dernier, l’agriculture des pays du Nord a marché sur la tête – elle marche encore sur la tête -, en étant devenue une industrie. L’agriculture intensive, à coup d’économies d’échelle, de produits chimiques, de mécanisation gigantesque, de parcelles immenses ; ce n’est plus de l’agriculture, c’est de l’industrie. L’agroécologie et l’agroforesterie sont une réponse face à une agriculture qui a perdu son âme. Ensuite, ce qui explique l’arrivée de cette nouvelle démarche, c’est le changement climatique.
L’agroforesterie permet simultanément de s’adapter en mettant en place des systèmes plus résilients, plus résistants aux imprévus des aléas climatiques, qu’il fasse trop chaud, trop froid, trop humide ou trop sec, cela permet de “tamponner” les variations. Et les arbres atténuent le changement climatique en stockant le carbone. Et en augmentant la biomasse dans nos territoires. Sans parler du fait que l’agroécologie entretient la biodiversité. Un paysage avec des arbres et un mélange de plantes contient davantage de biodiversité qu’un paysage moins riche. On y trouve aussi ce que l’on appelle des espèces “auxiliaires”, comme des insectes qui sont utiles à l’agriculture. Les plus célèbres, ce sont les coccinelles qui mangent les pucerons. Ou les vers de terre qui permettent une meilleure aération du sol et qui l’enrichissent.
Les céréaliers ont mis au point des mélanges de variétés de céréales dans le même champ de sorte que si une maladie arrive, elle ne va pas attaquer tout le champ mais l’une des variétés”
Pouvez-vous donner un exemple concret ?
L’agroécologie au sens large, c’est imiter les principes des écosystèmes naturels dans des écosystèmes de nature agricole. Tout ce qui est association de cultures, des mélanges entre différents types de cultures relève de l’agroécologie. Par exemple, les céréaliers ont mis au point des mélanges de variétés de céréales dans le même champ de sorte que si une maladie arrive, elle ne va pas attaquer tout le champ mais l’une des variétés.
Eh bien, c’est exactement ce qui se passe dans la nature : des pathogènes il y en a mais elles n’ont pas de quoi se nourrir en abondance comme dans une monoculture. Diversifier est une réponse agroécologique. Comme l’est l’amélioration de la fertilité du sol en amenant des légumineuses dans la rotation, fixant l’azote contenue dans les poches d’air du sol pour le rendre disponible pour les autres cultures.
L’importance cruciale des arbres
Votre livre est sous-titré Comment les arbres peuvent sauver l’agriculture. Justement, comment ?
Les arbres peuvent résoudre tout un tas de problèmes. D’abord, ils entretiennent les sols. L’agriculture intensive a épuisé nos sols ; on y a puisé, puisé, sans renouveler la matière organique. Et quand cette matière a commencé à disparaître on y a mis des engrais minéraux. Mais cela fonctionne au coup par coup. Il faut en mettre régulièrement. Et cela a tendance à appauvrir les sols, à les abîmer.
Ensuite, les arbres dans un paysage, dans un champ, autour des parcelles et dans les parcelles cela maintient la fertilité du sol parce que cela amène de la matière organique soit par des feuilles qui tombent au sol soit par les racines qui fonctionnent comme les branches : chaque année, certaines meurent et se décomposent et d’autres poussent au printemps suivant.
Enfin, les arbres empêchent l’érosion du sol. Dans un champ de dix hectares d’un seul tenant, quand arrive un gros orage, le sol est emporté vers l’aval parce que ça ruisselle à cause de la violence de l’événement ; c’est comme cela que l’on a des rivières toutes boueuses après un tel épisode. La terre de certains champs se retrouvent dans les rivières. Avec des arbres, au contraire, l’eau s’infiltre dans les nappes.
Les arbres jouent-ils un rôle dans le cycle de l’eau ?
Un paysage arboré retient mieux l’eau. On le sait, les arbres évapo-transpirent en permanence. Ils maintiennent une atmosphère plus humide et, sous leurs feuilles, il y fait plus humide, c’est bien connu. Tout cela doit se faire suivant un dosage avec une certaine quantité d’arbres par hectare. Je ne dis pas qu’il faut remplacer des champs par des forêts.
Et ils aident à lutter contre le changement climatique ?
Absolument. Ils participent à l’atténuation et à l’adaptation au changement climatique.
Mais il faudrait planter des milliards d’arbres…?
Pour l’atténuation, sans doute, car il faudrait capter des millions de tonnes de CO2. Pour l’adaptation, je ne suis pas aussi négatif. Il faut des espaces agricoles qui soient résilients, qui résistent aux aléas de températures, etc. Dans un bocage, vous diminuez le risque de gel en hiver et vous diminuez les risques de canicule l’été parce que la température y est moins froide en hiver et moins forte en été. Ça, c’est une adaptation qui peut être rapide. Et on n’a pas besoin de milliards d’arbres ; c’est un paysage “dosé”.
Tout changer d’un coup en mélangeant les cultures en y ajoutant des arbres entre les rangées de vignes ; de les enherber, c’est une authentique révolution !”
Mais pour entamer une transition, il faut convaincre ; avoir de l’argent ; il faut de l’ingénierie, de l’accompagnement… ?
Les initiatives agroécologiques sont de l’ordre de l’exception, en effet. Mais ce n’est pas seulement une question économique. Ce sont aussi des habitudes qui ont été prises d’une pensée dominante qui écrase la pensée en cours et qui fait que les gens ont peur de changer. Il faut se mettre à la place des agriculteurs qui ont commencé dans les années 1970, 1980, 1990 et qui ont été biberonnés à cette agriculture industrielle. Tout changer d’un coup en mélangeant les cultures en y ajoutant des arbres entre les rangées de vignes ; de les enherber, c’est une authentique révolution !
Convaincre les jeunes
Il faut plutôt convaincre des jeunes et il y en a de plus en plus. Ils commencent à se poser ces questions-là. Leurs aînés, ce n’est pas leur faute : les syndicats agricoles, la recherche agronomique… ont fait passer des messages qui allaient complètement dans le sens de cette agriculture industrielle. Pour détrôner cette dernière, cela ne va pas se faire du jour au lendemain.
Le déclic s’opèrera quand on aura fait passer le message. Le déclic vient aussi de la réalité : cet été, les gens n’ont pas pu arroser leurs jardins, c’était des paillassons. C’est important pour faire passer des messages plutôt que d’insister sur le fait qu’il faille de l’argent. Bien sûr qu’il en faut ! Il en faudra toujours. Il y a de plus en plus de beaucoup sur comment apprécier notre relation au vivant. Il nous faut un nouveau récit pour faire changer les choses. Et puis, malheureusement, les coups de stress, les coups durs, les crises provoquent, parfois, des réactions salutaires… Et la relative réussite de l’agroforesterie, c’est la prise de conscience de plus en plus forte du changement climatique.
Quand j’ai commencé, il y a quarante ans, on me prenait pour un fou. Aujourd’hui, on me prend au sérieux. C’est lié à l’irruption des préoccupations sur le changement climatique, il y a une vingtaine d’années.
Pas assez de soutien du gouvernement
Prônez-vous la création de collectifs d’agriculteurs pour supporter la charge de ce changement de paradigme ?
Je suis membre de l’Association française d’agroforesterie dont c’est justement le boulot. On va voir les agriculteurs ; on répond à leurs demandes ; on les accompagne dans cette transition pour changer les habitudes. Et on a des projets partout en France. Il y a des financements publics mais pas suffisamment.
Les décisions récentes de la Commission européenne sur le bio montrent même que l’on soutient moins ces exploitations-là… Ces financements sont presque tous issus de l’Europe. Une partie de la Pac (Politique agricole commune) est liée à la surface cultivée et une partie des financements européens aux démarches agro-environnementales. Tout ce qui est bio, enherbement, agroforesterie…
Le gouvernement actuel n’est pas autant en soutien de cette démarche que ne l’avait été celui auquel participait le ministre de l’Agriculture sous Hollande, Stéphane Le Foll, qui soutenait très fortement l’agroforesterie. On ne peut espérer que cette volonté revienne…
Pourquoi a-t-on du mal à changer d’échelle ? Faut-il convaincre la FNSEA pour garder une terre nourricière sans l’abîmer ?
Il faut, oui, sans doute convaincre la FNSEA {principal syndicat agricole, Ndlr}! (rire).
Avec l’agroécologie, notre Terre pourra-t-elle nourrir, demain, 10 milliards d’être humains ? Faudra-t-il se résoudre à devenir tous végétarien…?
On peut tout à fait nourrir la planète. On peut avoir une production équivalente à une celle d’une agriculture intensive. On aura des rendements légèrement inférieurs en situation moyenne mais, en cas d’aléas, de sécheresse, avec un paysage arboré, les cultures souffrent moins.
Pour la consommation de viande, c’est un peu plus compliqué. Je ne suis pas spécialiste de cette question-là. Mais ce que je peux dire, c’est que manger de la viande conduit à consommer plus d’espaces et plus d’eau et produit plus de gaz carbonique que les végétaux. Si on peut manger moins de viande, tout le monde ne s’en portera que mieux et pas seulement la planète, nos propres artères.
Quel est ce lieu, Oasis Citadine, à Montpellier, où vous avez donné une conférence, en juillet ?
C’est un endroit très intéressant. C’est une initiative d’un groupes de jeunes qui ont obtenu quelques hectares de terre – 9 000 m2 – (1) cédés par le Château de Flaugergues. Qui est un lieu qui cultive une belle image de l’agroécologie. Ils se sont mis à cultiver potager et un ou deux hectares de vignes qu’ils travaillent pour le Château de Flaugergues. Tout ça avec les principes de l’agroécologie, des haies autour… Ils ont aussi planté une forêt “comestible”, composée uniquement d’espèces que l’on peut manger. C’est très intéressant. Cette bande de jeunes font plaisir à voir ; je les soutiens de tout mon coeur ! Il y en a d’autres. Il y a un grand domaine de la métropole entre Clapiers et Jacou, où il y a toute une série d’initiatives agroécologiques intéressantes.
Olivier SCHLAMA
(1) Un commodat – prêt à titre gracieux avec des contreparties – est passé tous les cinq ans entre Henri de Colbert et l’association. En contrepartie, l’association aide notamment avec la plantation d’arbres dans les vignes dans une démarche d’agroforesterie. Ces opérations de plantations sont financées par la fondation Maisons du Monde à hauteur de 105 000 € sur trois ans.
À lire également sur Dis-Leur !
Réchauffement : Le plan de l’ONF pour éviter que les feux ne virent au rouge
Forêts : Se promener dans les bois c’est bon pour la santé !
Pêche : “Pour une exploitation durable, on a besoin d’une agroécologie de la mer… !”