Toujours plus de répression, c’est “une vision idéologique qui ne marche pas”, selon Yann Bisiou. Ce spécialiste des questions de toxicomanie, qui donne une conférence le 30 avril à l’université Paul-Valéry prend l’exemple réussi du Québec qui a légalisé le cannabis en contrôlant la chaîne d’approvisionnement.
La Légalisation, seule solution ? Dans le cadre du cycle de conférences, Tu Parles Charles ! le 30 avril (1), l’université Paul-Valéry partenariat avec le site Lokko accueille Yann Bisiou, maître de conférences, spécialiste des questions de toxicomanie, membre de l’unité de recherche Corhis. Le contexte est limpide : on dénombre de plus en plus de consommateurs de cannabis et de cocaïne, une drogue en plein boom bien implantée dans la région et notamment à Montpellier. Pas moins de 400 drogues différentes sont répertoriées en France mais la prohibition ne fonctionne pas pour quelques-unes, soutient Yann Bisiou. Toutes les couches de la population sont concernées. Mais on assiste plutôt à un vieillissement des usagers.
Loi contre le narcotrafic votée le 1er avril

Selon Yann Bisiou, la longue succession de lois d’exception à la française dans un contexte de dramatisation du narcotrafic est contre-performante. Le chercheur s’alarme du caractère liberticide de la proposition de loi du Sénat contre le narcotrafic, votée le 1er avril dernier par les députés, qui prévoit un parquet spécialisé, crée un statut du repenti, et aménage des quartiers de haute sécurité… Sa référence : le Canada, qui a choisi la légalisation, passe des appels d’offres pour la fabrication des drogues, ensuite vendues dans des magasins d’État. Il milite pour “une légalisation contrôlée à vocation sanitaire et sociale”.
Les Français consomment-ils beaucoup de drogues ?
Selon l’OFDT (Office français des drogues et des tendances addictives), 1,4 millions de personnes sont des consommateurs réguliers dont 900 000 sont des usagers quotidiens de cannabis. Par ailleurs, 5 millions de Français ont fumé dans l’année et 21 millions sont des “d’expérimentateurs” : ils ont essayé au moins une fois. Tous ces chiffres, c’est énorme.
Pour la cocaïne, on estime à 1,1 million de consommateurs dans l’année (soit cinq fois moins que pour le cannabis) et à 600 000 usagers réguliers, c’est un quasi-doublement de la consommation. Les “expérimentateurs” de cocaïne sont au nombre de 3,7 millions qui ont consommé au moins une fois. C’est sans rapport avec le cannabis. Ce sont des chiffres tirés de différentes sources officielles.
Et sur l’âge des consommateurs ?

Plus de la moitié de la population des 18 ans-64 ans a essayé le cannabis au moins une fois. Gigantesque. Par ailleurs, 29,9 % des jeunes de 17 ans ont expérimenté le joint au moins une fois. C’est beaucoup mais la part des usagers problématiques, ceux qui ont des difficultés à gérer leur consommation et qui sont en souffrance, elle a tendance à baisser chez les jeunes et à augmenter chez les adultes. C’est logique avec le vieillissement de la population des usagers de cannabis.
C’est une drogue de “vieux” ?
De plus en plus. C’est générationnel. Parmi les soixantenaires, beaucoup ont consommé et ils continuent à 50,4 %. Et certains parmi ceux qui n’ont consommé qu’une fois.
Pourquoi défendez-vous une libéralisation des drogues sous contrôle ?
On partage quasiment tous, à part les accros, les Aldous Husley d’aujourd’hui (auteur du roman dystoptyque Le Meilleur des Mondes de 1932, Ndlr), qui veulent partager leur expérience mais 90 % des gens qui se prononcent sur ce sujet sont d’accord : moins, moins de consommation. Je ne souhaite pas faire la promotion du cannabis. Ni de la cocaïne. En revanche, la méthode utilisée pour lutter contre la consommation elle ne fonctionne pas et ne fonctionnera pas.
Pourquoi ?
Déjà cela fait 54 ans que l’on fait la même chose et le résultat n’est pas brillant. Juste sur la période récente, il est marrant de voir qu’avant lui, Bruno Retailleau explique que la politique antidrogue était un désastre. Et que, grâce à lui, tout va être réglé contre les trafics. Son prédécesseur, Gérald Darmanin, qui est encore au gouvernement, qui est arrivé en poste à l’Intérieur en 2020, avait affirmé que la mère des batailles c’était de lutter contre le trafic de stups. Castaner l’avait dit avant lui. Tous nous disent la même chose. Mais rien ne change. Toutes ces lois qui se succède – il y en a une centaine ! – ne sont que la concrétisation d’un discours politique avant tout. Idéologique. Qui consiste à réaffirmer le primat du répressif. Ce qui n’était pas le cas à l’origine.
La loi initiale du 31 décembre 1970 donnait la priorité à la santé et tous les juges, tous les tribunaux saisis jusqu’à présent, en France comme en Europe, rappellent que les drogues c’est une question de santé publique ! Ce que l’on voit, c’est un glissement vers la sécurité publique. Et, en la matière, c’est un échec complet. Un drame.
Que préconisez-vous ? La légalisation ? Cela ne va-t-il pas créer un appel d’air…?

Il n’y aura pas d’appel d’air. En moyenne, on vote une loi antidrogue tous les quatre mois depuis 54 ans pour renforcer la répression. C’est incroyable. Et le résultat ? Une explosion des consommations et une baisse des prix des drogues et de leur qualité. On nous donne souvent les statistiques des saisies : cela ne révèle pas l’efficacité des forces de l’ordre mais celle du trafic. Plus il y a de trafics, plus on saisit de la drogue. C’est proportionnel. Plus il y a de consommateurs, plus on en arrête. C’est statistique. Si l’on veut savoir si une politique antidrogue est efficace, il y a trois critères : le prix, la prévalence et la pureté.
Pouvez-vous préciser cela ?
Les prix augmentent-ils ? Si c’est le cas, cela veut dire que la drogue est moins disponible. La pureté baisse-t-elle ? Ce qui signifie que les trafiquants coupent les produits pour en vendre davantage. Et la consommation augmente-t-elle dans la population, la prévalence donc, ou diminue-t-elle ? Eh bien, la consommation est stable ou en hausse, sauf chez les jeunes pour le cannabis. Vous avez tous les indicateurs de trafics florissants.
La légalisation contrôlée, ça change quoi ?
L’objectif est d’assécher le plus possible les moyens des trafiquants. Le cannabis, c’est le fond de commerce des dealers. C’est ce qui va lui payer ses faux-frais, et ses charges. Si c’est l’Etat qui le vend et pas eux, c’est autant d’argent en moins pour leur business et développer leurs activités criminelles. Alors, on me parle chaque fois des lois qui vont permettre de “taper au portefeuilles”. J’adore cette expression que j’ai retrouvée la premier fois en 1989 sous Pierre Joxe, alors que Mitterrand et Bush, présidents français et américain, signaient les premiers accords sur la lutte contre le blanchiment de l’argent de la drogue ! On en voit le résultat. Et, à chaque fois, la solution a été la même : on nous explique qu’il faut un service spécialisé et des moyens renforcés. C’est ce que l’on fait en réduisant au passage les libertés fondamentales. Et c’est un bide. En gros, on saisit 10 % du trafic, peut-être 15 %. Ça ne change pas la marge des trafiquants.
Cette légalisation existe-t-elle ailleurs ? Pour quels résultats ?

Au Québec, oui. Ils étaient contre au départ la légalisation qui leur a été imposée par le gouvernement fédéral ; ils y sont allés à reculons et ils ont fait quelque chose que les autres n’ont pas fait : ils ont créé un monopole d’Etat. C’est la province qui vend le cannabis avec une société publique, la SQDC (Société québéquoise du cannabis). Ce cannabis, qui est certifiés, validé, n’est vendu qu’aux majeurs et l’Etat contrôle toute la chaîne de distribution. Ils ont lancé le programme vraiment à reculons à l’automne 2019 et ils l’ont vraiment démarré en 2020 quand, en France, Darmanin prend ses fonctions à l’Intérieur. Le bilan de la SQDC ? Le trafic représente moins de 5 % des sources d’approvisionnement des consommateurs de cannabis à Québec. Ce qui veut dire que 95 % du marché du cannabis échappe aux trafiquants là-bas.
On peut se poser la question : est-ce que cela a augmenté les consommations ? Réponse : non pour les consommations régulières, une fois par mois, ou quotidiennes. Ça a augmenté les “expérimentateurs” et c’est logique : le produit n’est plus interdit, il est légal et dans une soirée, avec des amis, au lieu d’un bon verre de Bordeaux, on vous tend un joint. Et vous allez essayer une fois pour voir.
En plus, à Québec, la vente légale de cannabis rapporte des taxes et beaucoup d’argent à la province. Et cet argent a été réinvesti dans la prévention. Il y a, depuis peu, un dispositif de prévention intelligent, à base de phoning : comme les consommateurs de cannabis l’achètent à un organisme public, on a donc leurs coordonnées. On les appelle quelques jours après leur achat pour éviter les risques. C’est une prévention ciblée. Il faudra attendre deux ans pour savoir si cela est efficace. Et ils en ont les moyens : ce sont les consommateurs qui financent leur prévention.
Les trafiquants ne vont-ils pas vendre autre chose ?
Oui, mais ils le font déjà. Mais avec cette légalisation vous leur sucrez la base de leur fond de commerce. C’est toujours autant qui ne leur servira pas à acheter des armes, de payer des guetteurs et de recruter des gamins dans les cités.
Pourquoi l’Etat français ne le fait-il pas ? N’est-ce pas une façon d’acheter la paix sociale dans les cités ?
On reste, en France, très marqués par une vision purement idéologique. Il existe un terme scientifique barbare pour expliquer cela : l’autopoeïse, selon lequel la loi trouve en elle-même sa propre légitimité. On n’a pas besoin d’en juger l’efficacité. Il suffit qu’elle existe. C’est ce qui se passe. On nous dit la chose suivante : on part d’un postulat de base, et personne ne le contestera : la drogue, ce n’est pas bien. Donc interdisons-la. Et on constate que l’interdit ne fonctionne pas. Eh bien, ce n’est pas grave. C’est qu’il n’y a pas assez d’interdits. On va alors renforcer les interdits. Cela ne marche toujours pas…
On est dans une spirale. Et, politiquement, c’est un marqueur facile d’autorité et d’intervention. Tous les ministres de l’Intérieur sont fiers d’annoncer la hausse d’interpellations et de saisies. Les amendes pour usage de stupéfiants ont fortement augmenté : on est passé de 110 000 € à 220 000 € sauf que les autorités sont très discrètes sur le taux de recouvrement de ces amendes. Officiellement, c’est 30 %. Selon les informations que j’ai, c’est inférieur à 20 % d’amendes payées.
Quant à la soit-disant paix dans les banlieues, dans plusieurs pays comme le Canada ou dans des Etats Américains, comme New York, il y a une priorité donnée aux anciens dealers pour vendre le cannabis. Ils sont formés et encadrés pour la gestion d’une entreprise. Et ils sont prioritaires si-ur la délivrance des licences. Et ça marche.
Combien y a-t-il de stupéfiants répertoriés ?

Ils sont 400. Si on arrive, avec les interdits, à éteindre la consommation de stupéfiants et là, la prohibition est efficace et elle l’est pour 395 produits. On a un problème sur quelques stupéfiants : cannabis héroïne, cocaïne, l’ecstasy où la prohibition ne fonctionne pas. Il y a un arrêté du gouvernement, du 22 février 1990, qui les fixe. Il y a des substances chimiques, des champignons hallucinogènes, la feuille de coca, le khat, substance très consommée dans la Corne de l’Afrique et qui se chique… Il y a deux annexes (1 et 4) qui fixe les substances les plus dangereuses et les plus inutiles.
Cette liste est complétée – depuis une réforme récente, les pouvoirs publics ne la mettent pas à jour – par un texte sur le site de l’Agence du médicament. Et c’est la directrice de l’ANSM qui classe les stupéfiants. Parmi les dernières substances, il y a eu tous les canabinoïdes de synthèse.
Que pensez-vous des cannabis social club de Barcelone ?
Très bien. C’est très intelligent. On m’oppose aussi autre chose : les effets de la contrebande. Et il y a un moyen très efficace contre cela : l’autoproduction, pour ses propres besoins. C’est ce qu’ont fait les Allemands qui fixent un nombre de pieds de cannabis maximum et cela casse un marché parallèle.
C’est un peu ce qui se fait en Polynésie, avec le paka ?
Exactement. J’avais aidé le président de la Polynésie quand il avait déposé sa loi sur la légalisation du cannabis thérapeutique. Et la légalisation on peut l’adapter au produit. En Suisse, depuis 20 ans, il y a une légalisation de l’héroïne à certains consommateurs très accros. Cela se passe très bien, sans aucun trafic.
Il y a pour vous une révolution des mentalités à mener ?
Complètement.
On en est-on du CBD…? C’est légalisé ?

C’est du grand n’importe quoi. On est sur une lutte au couteau de la bureaucratie française… Le CBD (3) à fumer n’est pas interdit. On peut donc trouver des fleurs de cannabis light à fumer. En revanche, tous les produits qualifiés “d’alimentaire”, y compris l’huile de CBD, sont, eux, interdits.
Après l’ouverture à la vente, en 2020, il y a eu une reprise en main avec une interdiction générale de tous les produits CBD qui peuvent être classés dans la catégorie alimentaire. Et les rappels conso se multiplient. Les centaines de magasins avaient ouvert. Certains vont être en grande difficulté.
Olivier SCHLAMA
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(1) Conférence à 18h30 Organisé par Yann Bisiou, maître de conférences, spécialiste des questions de toxicomanie, membre de l’unité de recherche Corhis Entretien mené par Valérie Hernandez, directrice du magazine Lokko. Université de Montpellier Paul-Valéry – Saint-Charles 2 Auditorium – Entrée libre.
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(2) Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, spécialiste des questions de toxicomanie, selon sa formule dans Le Sup et les Stups, Yann Bisiou a vécu plusieurs vies, de jeune expert associé du programme pour les Nations-Unies au Laos à vice-président de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, avant de revenir au cœur de son métier : la recherche au sein de l’unité Corhis (Communication ressources humaines et intervention sociales) de l’université Paul-Valéry, et l’enseignement.
Coauteur de la seconde édition du Précis Dalloz de droit de la drogue, ancien membre du Conseil scientifique de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie et membre de l’Observatoire européen des drogues, l’universitaire montpelliérain est souvent consulté en tant que spécialiste des politiques publiques des drogues.
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(3) Découvert en 1963, le CBD, c’est le cannabidiol. À l’inverse de la molécule voisine du THC (tétrahydrocannabinol) du cannabis, elle n’a pas d’effet addictif connu. Et on en trouvait partout depuis quelques années : des magasins vendant notamment des cosmétiques ou de l’alimentation (même des bonbons, des bières voire de la barbe à papa !) proposaient des produits siglés à ce que l’on a appelé un peu rapidement cannabis light.
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