Nage en eau libre : J’ai réussi à m’échapper de Brescou…

Les Evadés de Brescou... Photos : Nadine SCHLAMA

J’ai participé à la traversée à la nage de Fort Brescou à la plage de la Conque, ce dimanche, qui a réuni 150 nageurs au profit du monument en restauration. De quoi passer par tous les états de conscience…

On échappe rarement à ses démons mais on peut s’échapper de sa condition, de son “fort” intérieur… et, parfois, comme moi, du fort de Brescou. À Agde, c’est une institution en rénovation grâce à la Mission patrimoine de Stéphane Bern et à, peu ou prou, 150 nageurs qui, chaque année, versent leur obole de 20 € pour participer à une signifiante “randonnée aquatique”. Elle est baptisée Les Evadés de Brescou par son organisatrice, la mairie d’Agde : 2 km en pleine mer jusqu’à la magnifique plage volcanique de la Conque. Une pécadille pour les champions du chrono. Mais un défi pour les nageurs modestes. Mais tous partagent la même passion.

Les nageurs se reconnaissent à quelques signes distincts

Les Evadés de Brescou, édition 2023. Ph. Michel DESNOS.

Pour le quasi-néophyte que je suis – je nage assidûment en club au MNSL Sète depuis quatre ans mais c’est ma toute première épreuve – ce fut une vraie gageure, y compris parce que la nage c’est, d’abord, trouver des appuis solides dans un liquide. À cette randonnée que j’ai bouclée en 45 minutes, de jolis noms de l’eau libre, comme on dit, y avaient jadis participé (les champions Bertrand Venturi ou Jacques Tuset) ou des espoirs de la natation ou du sauvetage. Mais aussi des amis comme Julien Contini, au sourire intact, toujours à l’écoute des autres ; ou Yves-Marie Martel, le champion discret. Leur présence réconforte. Les nageurs se reconnaissent à quelques signes distincts. Un haussement de sourcil ; un regard que l’on peut deviner ; une main qui s’agite de droite et de gauche avec pouce et auriculaire levés en même temps, une good vibe

Se répéter que l’on est avant tout un nageur contemplatif

A l’arrivée, à la plage de la conque. Ph. Nadine SCHLAMA

Bref, à l’heure venue, en ce dimanche 24 septembre, à 10h15, il a fallu se… jeter à l’eau – sans échauffement ! – et se répéter que l’on est avant tout un nageur contemplatif – révérence faite au philosophe Bachelard – et non pas l’oeil rivé au chrono. Il a fallu s’extraire du pouvoir d’attirance des abords de fort Brescou baigné de courants. À l’heure d’ajuster ses lunettes de natation, une question me taraude : en eau libre, le nageur est-il lui-même vraiment libre ?

Je suis “dans le dur”, comme on dit

Pendant dix minutes, où ma nage était posée, oui, je me sentais libre. Relâché, je me suis étonné à doubler, ici, un “concurrent” possiblement mal entrainé ; là, une nageuse appliquée et prudente. Puis, la belle mécanique se crispa ; mes bras moulinèrent moins bien ; mes jambes s’arrêtèrent de battre pour, instinctivement, garder énergie et oxygène que mon cerveau me réclamait à l’envi… Je suis, alors, dans ce moment précis, “dans le dur”, comme on dit. Avec une sensation contrastée : je suis quand même fabuleusement bien sous ce chaud soleil d’automne… Mes pensées affluent. La famille. L’épouse délicate ; la fille adorable. Mais aussi la Méditerranée, objet de tant de tourments, ci-devant cimetière de migrants…

De droite et de gauche, on me zizague sous le nez. Les bougres qui sont comme moi dans la même galère ne le font pas exprès : ils sont en total manque de repères”

Nager longtemps n’est pas une fin en soi mais un point de départ vers un autre état, de bien-être et de contemplation. Celui que je recherchais a dû attendre : au moment du départ, j’étais mangé par le stress… À tel point que le premier Sémaphore vert espérance (seule consigne : le laisser “à main gauche”) a mis 13 minutes à me présenter son début de rouille visible à mes yeux embués… De droite et de gauche, on me zizague sous le nez. Les bougres qui sont comme moi dans la même galère volontaire ne le font pas exprès : ils sont en total manque de repères, les 2 km peuvent être finalement bien plus longs…!

Bref, l’expérience, alors qu’elle se déroule dans des conditions météo rarement aussi exceptionnelles – eau chaude, pas de vent ni de vagues – me conserva crispé. Vais-je arriver à finir cette satanée randonnée de plus en plus himalayesque ? Dans l’eau, tout le monde se jauge en silence. La douleur de l’effort aquatique n’a pas droit de cité. À droite, un concurrent me double comme un missile ; à gauche, un homme d’âge mûr se bat déjà avec l’eau et donc avec lui-même… Les meilleurs survolent l’épreuve ; les plus lents espèrent finir. Des groupes de niveaux se forment naturellement. Pendant de longues minutes, je me crois le dernier ; l’eau vive reflète nos propres mirages…

Le sentiment bizarre d’être seul au monde

On passe par tous les états de conscience. Ph. Nadine SCHLAMA

Je suis loin de la contemplation du monde : j’ai le sentiment bizarre d’être justement seul au monde. La stratégie de départ semblait limpide : partir doucement et accélérer régulièrement. Tu parles…! Sous l’eau, un mérou n’y aurait pas retrouvé ses petits tellement l’eau était opaque ; on croisa une énorme méduse à qui on mit involontairement une bogue en nageant. Sur l’eau, de part et d’autre du corridor provisoire faits de kayaks de surveillance, s’étaient immobilisés des bateaux de plaisanciers… Faisaient-ils des paris devant ces nageurs intrépides et impavides qui semblaient, pour certains, effectuer une traversée du désert…?

Je transpire mais ça ne se voit pas. Si je disputais une partie de volley, pour sûr mon corps ruissèlerait, preuve d’un effort établi. Là, pas de preuve. L’effort s’éprouve. Intérieurement. Je suis passé par tous les stades de conscience en nageant. Comme je suis passé par tous les stades de conscience en préparant cette épreuve. À J-trois semaines, je me disais, ragaillardi par un entrainement : “Chiche !” À plusieurs, on se tient alors à une sortie tous les deux ou trois jours, en slalomant entre les reportages et la vie de famille. A J-deux semaines, j’essaie de rallier des copains du même niveau, si possible. A J-quatre jours, je casse tout à l’entrainement comme pour me rassurer.

Le défi de la libération de soi

Nager c’est le défi de la libération de soi. Le corps sait de moi des choses que moi-même j’ignorais. La nage met les sens en vie et donne envie de s’accepter. Et, plus prosaïquement, ça donne faim, une bonne faim où l’on se met à table avec plaisir ! Sachant qu’une bonne sortie d’au moins une heure cela peut-être plus de 600 calories d’éliminées ! De quoi aussi générer, comme tout sport d’endurance, un cocktail d’hormones aux effets anxiolytiques et relaxants.

On peut aisément imaginer une certaine crainte de “l’étouffement” dû au départ ; l’absolue nécessité de trouver sa cadence (la fréquence avec laquelle il faut jeter ses bras mécaniquement l’un après l’autre) et son rythme. Environ un kilomètre d’avalé, crois-je. Comme on le dit à vélo, je me retrouve, alors, dans un mini-gruppetto avec deux nageuses. L’un après l’autre, on se passe devant sans vouloir se doubler mais en respectant le rythme de chacun, comme pour s’abriter non pas du vent mais pour mieux fendre l’eau. Pour mieux glisser et donc limiter son effort.

Je m’autorise à prendre toute ma place

Mais la gamberge continue. Entre deux goulées d’air aspirées… Et si je coulais, me dis-je ? La nage en eau libre change nos rapports au monde. Les “Terriens” pourraient affirmer que l’eau est un danger ; qu’elle peut nous faire plonger et couler. C’est l’inverse. L’eau est amie, se répète-ton comme un mantra. L’eau libre abolit justement toute distance avec le monde. Elle est monde. Elle nous (sup)porte. C’est, certes, un élément peu familier dans lequel il faut se déplacer selon des règles et des techniques implexes. Je comprends, là, que je ne pouvais le comprendre non pas en regardant Google Maps mais elle me colletant à l’eau… libre. Qui est, finalement, un espace de liberté où je m’autorise à prendre ma place. Toute ma place. Je fais partie de l’eau qui caresse, galbe les muscles. L’eau qui nous épouse…

Les nageurs arrivent à destination, la magnifique plage volcanique de la Conque. Ph. Nadine SCHLAMA

“Tout coule, tout s’écoule”, disait Héraclite. Nager, c’est une contemplation par l’action. Et, ici, aux Evadés de Brescou, même si l’idée m’a traversé, il n’était pas question de laisser tomber. Mais de s’offrir un lâcher-prise. Ce qui est foncièrement différent. Le lâcher-prise, cher aux psys, c’est s’oublier soi-même en quelque sorte ; laisser venir ; ne pas avoir peur de ce qu’il advient. Ne faire qu’un. Abaisser ses défenses parce que l’on n’en a pas besoin. Faire partie du paysage.

Ce trajet-là est aussi un cheminement intérieur

Nager longtemps, comme une sorte de ritournelle. De pt’ite chanson qu’on se gazouille dans la tête. Il faut nager longtemps pour ressentir ce lâcher-prise qui vous envoie vers la contemplation ; quand les muscles fatigués ne vous interrogent plus ; ne se crispent plus. Même dans une épreuve modeste comme les Evadés de Brescou, ce trajet-là est aussi un cheminement intérieur ; c’est même le bon format pour ressentir cela.

“As-tu bien réfléchi ? Ne veux-tu vraiment pas atteindre l’état de grâce qui s’annonce au prochain kilomètre…?”

Il faut aussi de la fluidité, forcément, dans la nage. Il faut arriver à dialoguer avec soi-même – et à l’horizontale ! – pour imaginer que l’eau ne nous fera pas couler.  Être en symbiose avec elle. La respiration ? Vitale ! À tel point que sa régularité – en deux temps en eau libre – doit être infaillible ; la vue ? Il n’y en a pas ! Même par temps clair, c’est à ras de l’eau, que l’on tente de se repérer dans un espace mi-eau mi-air cotonneux comme un rêve.

Les Évadés de Brescou, à l’arrivée, à la Conque. Ph. Vaena SCHLAMA SIMMONET

Pour respirer, il faut théoriquement partager ses yeux : l’un dans l’élément aquatique, le second restant aérien. À tour de rôle. Faut aussi penser au roulis des épaules ; à gainer ses abdominaux pour être bien rectiligne (si on peut…) à jeter les bras le plus loin… L’eau vive plonge dans un état second. On aimerait nager comme écrire ou marcher : de façon évidente. Il est l’heure de sortir de l’eau. Enfin, le croyions-nous : la baie de la Conque, avec son courant “sortant” est interminable ! Passés les “trois frères”, trois mini-montagnes de basalte noir, le courant nous pousse légèrement vers le large comme pour nous retenir une dernière fois par la manche de la combinaison : “As-tu bien réfléchi ? Ne veux-tu vraiment pas atteindre cet état de grâce qui s’annonce au prochain kilomètre…?”

Olivier SCHLAMA