Le département de l’Aude innove en matière d’égalité. La collectivité montre une expo qui réécrit le destin de l’écrivain Henry de Monfreid en redonnant toute la place aux femmes de sa vie. Dans d’autres communes, on se saisit du 3e week-end de septembre pour promouvoir cette égalité essentielle entre femmes et hommes. Comme l’expliquent l’élue Maria Conquet ou Olivier Daronnat du Mouvement HF +.
À la relecture, l’assistante chargée d’envoyer le programme a cru à une malheureuse faute d’orthographe… “Matrimoine ? Euh, désolée, c’est une erreur.” Une minute plus tard : “Eh bien non, c’est bien ça …” Symbolique : le mot matrimoine est si bien enfoui dans les tréfonds de la mémoire collective à force d’être méthodiquement effacé… ! Et ce n’est pas un néologisme ! Certains mots de la langue française ont résisté au rouleau compresseur de la domination masculine, comme “mairesse”, mais ils sont rares.
Matrimoine existe même depuis fort longtemps. Il a été occulté, gommé du langage courant ; c’est un mot ancien qui raconte à lui seul l’effacement des femmes, y compris créatrices. Des chercheuses ont même mis en évidence le lien entre la disparition de ce mot au XVIe siècle et l’invisibilisation du rôle des femmes artistes dans la société. De réparer une injustice d’une “histoire réécrite par les hommes depuis des siècles. A nous de refaire vivre cet héritage et de ne pas refaire les mêmes erreurs.” Il s’agit de rendre à nouveau visible mais de se réapproprier ce mot légitime.
La mise en lumière d’un “héritage commun”
Dans l’Aude, on a pris une initiative remarquable. On veut “retrouver notre héritage”, explique Maria Conquet, conseillère départementale déléguée à la culture. Qui plaide pour la mise en lumière d’un “héritage commun”. Aux femmes comme aux hommes. Pour commencer, pas de révolution mais un temps fort lors des Journées du Patrimoine, le week-end prochain, sous la forme d’une exposition – avec des supports audio, vidéo – dans la programmation qui n’est pas anodine, les Journées du Matrimoine aux archives. “C’est une première pierre sur laquelle nous avons travaillé depuis deux ans. J’espère, l’an prochain, pouvoir sensibiliser et couvrir davantage de services.” Voir le lien pour le programme ci-dessous (1).
Cette exposition sur le matrimoine aux archives départementales est en phase avec le thème proposé nationalement sur le patrimoine maritime. “Cette année, cette expo accueille aussi une conférencière, Lucie Azéma, qui a écrit l’ouvrage Les Femmes, aussi, sont du Voyage, est un début.”
“L’héritage d’Henry de Monfreid va aussi à toutes les femmes qui l’ont entouré tout au long de sa vie”
Pour se faire, “on est partis de l’exposition annuelle exceptionnelle sur le célèbre écrivain Henry de Monfreid, précise Maria Conquet. Cela a été un travail monstrueux de l’équipe des archives. Dans la vision de nos archivistes d’aujourd’hui, il est intéressant de constater, par rapport à ce que les générations précédentes avaient retenu de lui : on s’est retrouvés avec des valeurs qui ne collaient pas avec celles de notre société actuelle.” Exemple : “Son lien aux femmes. Comment il s’est inventé son propre destin et sa propre histoire et, finalement, derrière lui, il y avait sa mère, sa grand-mère qui a créé le nom de toutes pièces, qui n’existait pas. On est partis de cette expo pour déconstruire ou du moins réécrire l’histoire d’un homme qui n’a pas tant de mérite que cela… Cet héritage va aussi à toutes les femmes qui l’ont entouré tout au long de sa vie.”
“On a un équilibre à rétablir, il peut passer par la culture”
Maria Conquet prolonge : “Le matrimoine, c’est un sujet qui m’intéresse beaucoup et j’ai eu l’occasion de rencontrer une association en Ile-de-France, le Mouvement pour l’égalité femmes-hommes. Et ça m’a fait penser à un sujet que traite Jean Guilaine, archéologue audois, quand il parle de l’histoire écrite par les vainqueurs : il nous fait nous interroger collectivement sur ce que l’on en retient ; si cette histoire est une réalité ou qu’elle a été manipulée. En m’y penchant de plus près, j’ai vu que quelques collectivités avaient organisé des événements pour s’intéresser au matrimoine. On pouvait, nous aussi, s’interroger sur cet héritage féminin à retrouver. Les vainqueurs de l’histoire sont souvent les hommes, on a un équilibre à rétablir et cela peut passer par la culture.”
Le mot matrimoine s’éteint sous l’influence de l’Académie française
La première occurence – matremuine, en ancien français – date de… 1155 ! Elle désigne les “biens de la mère”, exactement comme le patrimoine fait référence aux biens du père. Ce mot matrimoine est courant du XIIIe siècle jusqu’à la fin de la Renaissance. Puis, glissement de la langue au XVIe siècle : ce “bien dela mère” devient “le bien qu’est la mère”. Il reste bien une trace avec “matrimonial”. Mais c’est tout.
Le mot s’éteint sous l’influence de l’Académie française en 1634 où le masculin “l’emporte”, comme disaient les profs d’antan, sur le féminin. Matrimoine disparaît alors des dictionnaires et de la langue. Le mot resurgit vers 2010, notamment grâce à la chercheuse Aurore Evain (qui réhabilita le mot “autrice”) faisant du matrimoine le porte-drapeau de la bataille pour l’égalité hommes-femmes dans la culture. Il y eut aussi la philosophe Geneviève Fraisse qui rappelle que parmi les injonctions faites aux femmes, il en est une effarante à nos yeux de 2024 : quelle se cantonne à leur rôle de “muse” pour le génie de l’homme…
Rebaptiser en Journées du patrimoine et du matrimoine
Depuis près de dix ans, la Fédération inter-régionale pour l’égalité femmes-hommes dans les arts et la culture (Mouvement HF +) se mobilise sur ce thème. L’organisation a lancé une pétition, lancée il y a un an sur Change.org et rassemblant 1 832 signatures. Certes, ce n’est pas beaucoup en terme de signatures mais elle était destinée en priorité aux institutions. Et, en cela, elle a fait son oeuvre. Mouvement HF réclame que les Journées européennes du patrimoine changent de nom pour devenir des Journées Européennes du matrimoine et du patrimoine. Et “faire émerger l’héritage des mères”. D’inscrire le matrimoine, au même titre que le patrimoine, dans les programmes scolaires et universitaires et dans l’espace public. Et de généraliser “l”éga-conditionnalité des aides et des subventions publiques auprès des structures et des lieux culturels afin de soutenir et garantir le matrimoine du futur”.
A Montpellier, une action pour renommer nos places, nos boulevards, nos rues aux noms des femmes de l’histoire”
Ainsi, du 18 au 21 septembre prochains, dans le centre-ville de Montpellier, HF + Occitanie “vous invite à ses Journées du matrimoine. Pour renommer nos places, nos boulevards, nos rues aux noms des femmes de l’histoire, comme chaque année ou presque, HF + Occitanie vous convie à un collage festif des noms de rue dans Montpellier et alentours. Dans les montagnes et les campagnes à l’ouest et à l’est, en Occitanie, dans les métropoles, dans les villes, nous nous mobilisons et nous agissons pour visibiliser les femmes dans notre histoire en renommant le noms de nos rues, places, avenues…” Toujours à Montpellier, HF + Occitanie organise un ciné-action, débat Self Help Filmer en déministe, filmer en collectif, toujours dans le cadre des Journées du Matrimoine, l’association HF + Occitanie et les Cinémas Diagonal invitent Nina Faure autour d’une soirée Ciné-action-débat. “Cette soirée est un plongeon dans les processus créatifs au cœur du féminisme autonome.” Encore dans la capitale montpelliéraine, une expo Femmes de Jazz, une autre forme de jazz est proposée.
“La mixité ce n’est pas une lubie de féministes désoeuvrées. C’est la voie pour une société apaisée”
La ville de Montreuil organise, elle, depuis trois ans carrément le mois du matrimoine. Membre du Mouvement HF Ile-de-France, Olivier Daronnat complète : “A Bordeaux, Rouen, Nantes, on ne parle désormais que Journées du patrimoine et du matrimoine ensemble. Et, chaque année, cet événement est ainsi rebaptisé. Le basculement, c’est le mouvement #MeToo. Il y a sept ans, les féministes se sont dit dans la foulée de ce mouvement : “N’y aurait-il pas un problème de de domination masculine…?” De là on peut titrer des fils avec les violences par exemple : il y a un lien avec la non-mixité : dès qu’il y a un groupe mixte, les violences entre les groupes mixtes diminuent. Dès qu’il y a une domination, cela autorise les violences ; cela va de la blague sexiste, inégalités de salaires, mais aussi le matrimoine. La mixité ce n’est pas une lubie de féministes désoeuvrées. C’est la voie pour une société apaisée.”
Il ajoute : “Dans les musées, si on inversait ce qu’il y a dans les salles et les réserves, on se rendrait compte que beaucoup plus d’oeuvres de femmes sont remisées“, décrypte encore Olivier Daronnat. Voir le sort que son époque avait réservé à Rosa Bonheur… Alors que sa carrière aux USA avait été dingue. “Une amie organise justement le festival du matrimoine Rosa Bonheur, en Seine-et-Marne, dans un château qui, faute d’argent, des héritiers a failli disparaître. Finalement, une personne privée l’a sauvé.”
Ah, Rosa Bonheur…
Membre du Mouvement HF Ile-de-France, ex-DGA culture dans des collectivités, désormais formateur au CNFPT, Olivier Daronnat souligne que l’échelon communal est le bon pour promouvoir l’égalité : “Les communes font de la culture ; elles ont forcément dans leur histoire, une femme à réhabiliter qui avait été mise de côté…” Pourquoi un homme comme lui milite dans une organisation féministe ? “Le féminisme, c’est l’égalité entre les femmes et les hommes. On est tous des êtres humains et il n’est pas possible de les classer ; après il y a une hiérarchie. Et la domination… Et souvent la place des femmes est remisée. Les hommes sont une partie du problème. On peut participer à la solution. Je ne crois pas à l’essence féminine qui créerait mieux ou moins bien qu’un homme sauf à l’endroit de la domination : quand vous voyez une oeuvre réalisée par un homme ou une femme qui parle de violences, du viol, vous avez soit un regard féminin soit masculin. Certains hommes peuvent avoir un regard féminin.”
“À une époque où le discours mettait en avant la France avec une histoire, une patrie et une seule langue…”
Olivier Daronnat effectue un rappel historique : “Il y a eu plusieurs étapes. A commencer par une longue période, depuis L’Académie jusqu’à la fin du XXe siècle, où ce terme était tombé totalement dans l’oubli. Il y eut ensuite les riches travaux de Aurore Evain dans le cadre de sa thèse sur les lettres anciennes, citant notamment Molière qui parlait de matrimoine.” Molière à l’époque duquel il y avait davantage de pièces de théâtre écrites par des femmes à qui on piquait leurs oeuvres pour aussi des enjeux d’argent. “Aurore Evain a aussi retrouvé le mot “autrice” voué au même sort. Au XVIIe siècle, la Comédie française considère que l’on est “auteur”, au masculin et que les femmes ne sont que “actrices”. C’est aussi une décision politique.”
Il cite des personnalités qui ont compté, comme Eliane Viennot qui ont débusqué les intentions, la volonté de créer “un discours mettant en avant la France avec une histoire, une patrie et une seule langue ; c’est aussi à ce moment-là où l’on a ratiboisé les langues régionales”… Puis, arrivent, dès 2015, des voix militantes rappelant qu’il n’y a pas d’égalité dans le monde de la culture. L’idée de faire des Journées du Patrimoine et du Matrimoine s’impose. D’abord, à Paris. Puis en province.
En 2022, quelque 300 créatrices, dont l’écrivaine Annie Ernaux appelaient à “reconstruire une histoire culturelle partagée”. Il y a aussi des collectivités importantes qui s’engagent dans ce double héritage patrimoine-matrimoine comme Paris, Bruxelles ou Rouen. Malgré tout, selon le rapport 2023 de l’observatoire de l’égalité du ministère de la Culture, peu de femmes occupent la direction d’établissements publics…
Olivier SCHLAMA
(1) Tout le programme ICI des Journées du matrimoine dans l’Aude.
- Renseignements et inscriptions par mail à : archives@aude.fr Ou par tél au 04 68 11 31 54.
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