Déshumanisation : Les services publics ne répondent plus à l’appel

"Pôle emploi est le service pour lequel les usagers ont le plus de chance de voir leur appel téléphonique aboutir à 83,9 %", explique Romain Blanchard, chef de pôle régional Occitanie de la Défenseure des Droits. Photo Pôle Emploi

S’appuyant sur une étude réalisée avec l’INC (Institut national de la consommation), aux résultats éloquents, le chef de pôle Occitanie de la Défenseure des Droits dénonce la déshumanisation des services publics tout en essayant d’en être, en plus, une voie de recours pour les millions de désespérés des administrations injoignables… Surréaliste.

La dématérialisation massive des services publics les a rendus injoignables : selon l’étude sur les plate-formes téléphoniques de quatre services publics -la Caisse d’allocations familiales (CAF), Pôle Emploi (plutôt l’exception qui confirme la règle), l’Assurance Maladie et l’Assurance retraite (Carsat). Résultat, 40 % des appels n’aboutissent pas. Les usagers le constatent depuis notamment le non remplacement d’un fonctionnaire sur deux depuis le mandat de Sarkozy à la tête du pays. Cette étude en montre clairement l’aporie.

Les démarches en ligne, des Everest à pieds nus !

En France, 15 % de la population n’a pas internet et près de 30 %, qui y a pourtant accès, reste en souffrance face aux outils informatiques. Et pas uniquement des seniors ! Les démarches en ligne deviennent des Everest à franchir pieds nus ! Impossible… Ce qui souvent aboutit à ne pas faire valoir ses droits. Une situation qui ne fait que confirmer un rapport du Défenseur des Droits d’il y a trois ans ICI. Comme le dialogue est impossible, les administrations vont directement à la pénalité, ce que confirme  Romain Blanchard, chef du pôle régional Occitanie du Défenseur des Droits, basé à Toulouse. Il dit : “Cela amène en outre les gens à renoncer aux bénéfices de leurs droits par découragement. Cela en amène aussi certains à commettre des erreurs dans leurs déclarations ou dans des dossiers. Elles viennent ensuite nous voir parce qu’on leur réclame des sommes indues, parfois colossales…”

Les 60 délégués d’Occitanie traitent plus de 10 000 dossiers par an !

Romain Blanchard, chef du pôle régional Occitanie du Défenseur des Droits. DR.

Dans la région, il y a 60 délégués du défenseur des droits, dont la tâche est permanente comme Dis-Leur vous l’a expliqué ICI. “En 2022, ils ont traité un peu plus de 10 000 dossiers qui ne donnent certes pas tous lieu à une ouverture d’un dossier. Mais 92 % des instructions portent sur les dysfonctionnements des services publics dont la majorité porte sur les difficultés d’accès-même aux services publics : les gens ne viennent pas forcément nous voir à cause d’une décision administrative mais aussi parce qu’ils n’arrivent même pas à accéder à ces administrations… Et quand ils y accèdent, quand ils arrivent à avoir quelqu’un au bout du fil, cette personne les renvoie le plus souvent vers… le site internet de l’administration…! Ce qui est regrettable c’est que la dématérialisation ne s’est pas accompagnée du maintien des autres canaux d’accès aux services publics comme par exemple les guichets. Un certain nombre de procédures se font uniquement en ligne et pour lesquelles on ne peut pas avoir une information.”

“Moi-même, pour une mise à jour, j’ai dû faire je ne sais combien de réclamations, en remplissant des formulaires en ligne…”

Il donne un exemple courant. “Pour obtenir un certificat d’immatriculation, avant on se rendait en préfecture pour remplir un dossier Cerfa et on le déposait. Désormais, il n’y a plus aucun guichet ! Il faut passer passer par un site, l’ANTS. Pour un certain nombre d’usagers, cela pose problème, parmi lesquels ceux qui ne sont pas à l’aise avec le numérique. Mais pas seulement. Même quand elles sont à l’aise, ils n’y arrivent pas. Moi-même, pour une mise à jour, j’ai dû faire je ne sais combien de réclamations, en remplissant des formulaires en ligne…”

Treize millions de personnes dans l’incapacité d’utiliser le numérique

Six ans après la première publication d’une étude sur ces mêmes plate-formes téléphoniques la recommandation, largement réitérée par la Défenseure des droits, de conserver une pluralité de canaux d’information et de communication dans un souci d’égalité reste plus que jamais d’actualité. Pas moins de treize millions de personnes sont en difficulté, voire dans l’incapacité d’utiliser le numérique pour réaliser leurs démarches administratives.

“Pôle emploi est le service pour lequel les usagers ont le plus de chance de voir leur appel téléphonique aboutir à 83,9 %”

L’accès à l’information reste encore un parcours du combattant pour les usagers qui ne maîtrisent pas l’utilisation d’internet. “Pôle emploi est le service pour lequel les usagers ont le plus de chance de voir leur appel téléphonique aboutir à hauteur de 83,9 % des appels. Il fait figure d’exception par rapport à l’Assurance maladie, le bonnet d’âne, où seuls 28,1 % ont abouti et pour la CAF, c’est à hauteur de 40,3 %. Ce n’est pas beaucoup.” Il ajoute : “Pour cette enquête (1), nous avons créé des profils fictifs et nous avons posé des questions basiques comme : “Je déménage et j’aimerais connaître les aides au logement possibles” ; ou encore : “Je viens de perdre mon emploi ; comment faire pour avoir droit à une allocation chômage.”

Maintenir plusieurs canaux pour joindre les administrations

Lancement, en 2017, d’un point numérique en préfecture de l’Hérault. Photo : Olivier SCHLAMA

Quelles recommandations fait-il ? “La nécessité de maintenir plusieurs canaux pour joindre les administrations. Car, en théorie, la dématérialisation, c’est un progrès y compris pour éviter de faire la queue. Mais il faut de l’humain.” Au niveau national, la Défenseure des Droits demande l’instauration d’un service public de proximité avec un représentant de chaque organisme social, des impôts, de Pôle emploi, un travailleur social et un médiateur numérique. Mais aussi : l’instauration d’un envoi, sous forme papier, des notifications d’attribution, de suppression ou de révision de droits comportant les délais et les voies de recours. En oubliant le verbiage L’utilisation d’un vocabulaire simple, facile à lire et à comprendre. Enfin, la Défenseure réclame la mise en place d’actions “d’aller vers”, à destination des publics les plus éloignés du numérique et donc de l’accès aux droits.

Les limites des “points numériques” et Maisons France Services

Ph d’illustration. DR

Le gouvernement déploie beaucoup de moyens de communication pour vanter ses points numériques dans les préfectures et ses maisons des services publics – plusieurs dizaines de Maisons France Services par département – plantées un peu partout dans le territoire, à “30 minutes de chez vous”. S’agissant des premières, là aussi Romain Blanchard est critique : “Mais pour avoir accès à certains “points numériques”, il faut prendre rendez-vous… en ligne ! Ce n’est pas une blague. Le plus souvent, ce sont des jeunes qui font leur service civique qui, pour six mois ou neuf mois, sont là pour guider les personnes mais ils ne sont pas formés. Ni au droit des étrangers ou à autre chose…”

Les services publics manquent de moyens. Les agents sont empêchés de bien faire leur travail. Ils font état d’une souffrance assez importante…”

Quant aux Maisons France Services, en théorie, “c’est bien puisque cela permet une réimplantation des administrations qui avaient disparu d’une commune mais ce sont des agents d’accueil, souvent municipaux, mis à disposition par les collectivités. Ils ont pour mission de renseigner les usagers sur leurs droits. Ce sont des agents qui reçoivent une petite formation qui ne suffit pas, notamment pour une situation de blocage. Et, en plus, ils n’ont pas accès au dossier des personnes… Et il ne s’agit pas jeter la pierre les agents en question : ils font de leur mieux face au nombre d’appels et au regard de leur formation et, dans nos enquêtes, leur amabilité est soulignée par les personnes sondées. Les services publics manquent de moyens. Les agents sont empêchés de bien faire leur travail. Ils font état d’une souffrance assez importante…” Alarmant.

Olivier SCHLAMA

  • (1) Sur les 1 500 appels passés dans le cadre de l’enquête, 40 % n’ont pas abouti, avec des disparités importantes entre les quatre organismes. La durée moyenne d’attente pour obtenir un interlocuteur est supérieure à neuf minutes. Un renvoi vers Internet trop systématique, une insuffisance des réponses des plateformes.
  • Le Défenseur des droits (DDD) est une autorité constitutionnelle indépendante. Nommé par le président de la République pour un mandat de six ans non renouvelable, il est chargé de défendre les droits des citoyens face aux administrations et dispose également de prérogatives particulières en matière de promotion des droits de l’enfant, de lutte contre les discriminations, du respect de la déontologie des activités de sécurité et d’orientation et protection des lanceurs d’alerte.

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