De Sète à Toulouse, le Nageur d’Auschwitz : “Alfred Nakache est un modèle de résilience”

Alfred Nakache, Ph. DR

Veille des JO, découvrez le parcours hors normes du nageur Albert Nakache lors d’une conférence donnée à Sète par les Automn’Halles le 11 mai par l’écrivain, membre de l’Académie Goncourt, Pierre Assouline.

Le Nageur, de Pierre Assouline, qui sera à Sète le 11 mai, à l’invitation de Laurent Cachard, président du festival les Automn’Halles, est un récit biographique qui colle au plus près de son sujet, Alfred Nakache, qui mena une vie incroyablement à contre-courant. Alfred Nakache est un nageur absolu qui a affronté l’horreur absolue. Il en a réchappé. Celui qui est entré en mai 2019 au Panthéon de la natation, le prestigieux International Swimming Hall of Fame de Fort Laudale en Floride, est l’incarnation de ce l’on a nommé par la suite la résilience. Qui a, par ailleurs, appris à nager à des centaines de jeunes et leur a transmis des valeurs.

Toulouse, Paris, Sète et Cerbère

Alfred Nakache et sa mine facétieuse à La Une de Paris Match. Ph collection famille Nakache.

“Le bon nageur, disait Confucius, c’est celui qui oublie l’eau.” Alfred Nakache, qui a perfectionné une technique de nage bien à lui, la brasse papillon, au point de distancer spectaculairement tous ses adversaires, a tracé son propre sillon depuis la ville où il est né en 1915, Constantine (Algérie), ville des ponts suspendus, où l’eau était partout mais où il a mis le temps (13 ans) pour y déployer tout son talent après en avoir maîtrisé sa peur. Et ce, jusqu’à Toulouse, Paris, Sète et Cerbère, où il est mort, d’une crise cardiaque en 1983 lors de son kilomètre de crawl journalier. “L’eau a donné, l’eau a repris”...

Doté d’une musculature hyper-puissante – sa nage pionnière lui fait la part belle, moins qu’à la glisse – Alfred Nakache est un personnage hors normes. Ce n’est ni une biographie ni un roman qu’a écrites Pierre Assouline. L’écrivain, membre de l’Académie Goncourt, utilise souvent avec le “je” et conjugue ses phrases ciselées au présent de narration. Il dit : “Chaque livre impose sa temporalité en fonction de ce que l’on a à raconter. Le présent ? Normal : il s’agit de sport et d’action.”

Un nageur amniotique, un nageur-né

Alfred Nakache à la piscine. Photo : collection famille Nakache.

C’est l’histoire d’un nageur amniotique. C’est-à-dire un nageur-né. Alfred Nakache n’aurait jamais pu vivre longtemps loin de l’eau, de la mer. De la mère, sans doute, osons-nous. Il était finalement peu connu du grand public. “Je ne suis pas surpris, analyse Pierre Assouline. Les gens qui aiment le sport et les sportifs tout court se foutent complètement de la culture sportive. Ils ne lisent pas. Je m’en rend compte au cours de la plupart de mes lecteurs et au fil des conférences que je donne depuis un an et demi. Même les nageurs ne connaissent pas son nom.”

“Ce qui se passe dans l’eau, c’est la métaphore de tout ce qui va se passer dans sa vie”

“Un nageur est celui qui est maître de son destin” : la passion de la nage, c’est aussi, entre autres, l’étincelle d’une injonction paternelle pleinement assumée. Pierre Assouline, lui-même nageur, opine et décrypte l’adage qui colle parfaitement du nageur d’Auschwitz : “Dans l’inconscient, c’est ça qui a joué. Alfred Nakache connaît très bien les Ecritures Saintes de la Torah. Dans laquelle il y a un commandement : tout père doit avoir envers son fils : apprendre à nager. Parce que grâce à cela on est maître de son destin ; on apprend, en nageant, à devenir maître de ses mouvements. On apprend à se diriger. Ce qui se passe dans l’eau, c’est la métaphore de tout ce qui va se passer dans sa vie. Le père de Nakache avait transmis deux valeurs à ses enfants : le respect de la foi et celui de la République française. Dans l’inconscient, quand on nage, on est maître de soi et de ses actions.”

Le bon, l’odieux ; Alfred Nakache, Jacques Cartonnet

Alfred Nakache en septembre 1948. Photo : collection famille Nakache.

En lisant ce livre si bien troussé, on a l’impression, et pas seulement parce que son sourire immarcescible inonde continûment son visage espiègle, que même la plus impensable des horreurs ne pouvait l’atteindre irrémédiablement. Profondément. Ni effacer sa bonne humeur, sa jovialité. L’ouvrage est construit avec un joli fil rouge, deux personnalités, le bon et l’odieux, Alfred Nakache et Jacques Cartonnet, champion comme lui mais vendu aux nazis et l’ayant même dénoncé si bien qu’il fut envoyé dans les camps d’Auschwitz et de Buchenwald, ce qui lui valu le surnom dans toute la presse de l’époque de nageur d’Auschwitz où il réussit, l’image est si forte, à “s’entrainer” même en captivité, dans une fosse…

“Les Allemands, eux, font le salut nazi. Un seul baisse la tête : Nakache. En signe de refus, de contestation”

Pierre Assouline. Ph. DR.

S’il était aux JO, qu’en dirait Alfred Nakache ? Aurait-il une parole d’expérience, de sage de l’Histoire ? “Je n’en suis pas sûr. Il était présent à Berlin, en 1936, {sous le triste et célèbre IIIe Reich, Ndlr} et il n’a rien dénoncé”, rappelle Pierre Assouline. Il était évidemment en désaccord avec ces jeux alors que les camps de concentration existaient déjà mais n’a pas fait d’esclandre parce que “ce n’était pas son genre”. Il ajoute : “A Auschwitz, les militaires allemands ont tout de suite reconnu le champion qu’il était déjà. C’était un adversaire de longue date pour eux. Il battait toujours les nageurs allemands. La seule chose qu’il a manifestée c’était lors d’un match France-Allemagne dans les années trente, où l’Equipe de France a gagné, et sur la photo toute l’équipe se tient bien droite ; les Allemands, eux, font le salut nazi. Un seul baisse la tête : Nakache. En signe de refus, de contestation.”

“La photo est passée partout et a fait scandale. Je ne sais pas du tout comment il aurait réagi à ces Jeux de Paris mais c’est sûr, pour évoquer un sujet qui est dans l’air, le boycott éventuel d’Israël, là il n’aurait pas accepté. Il l’aurait dénoncé. Comme il aurait dénoncé le fait que de nombreux sportifs arabes refusent de serrer la main des sportifs israéliens après un tournoi de judo… Il aurait aussi été horrifié par le dopage.”

“Il aurait été un modèle pour beaucoup de gens sur la résilience. C’est ça le plus important et c’est universel”

Alfred Nakache. Photo : collection famille Nakache.

Qu’y a-t-il de foncièrement actuel chez Nakache ? Y a-t-il une leçon à tirer de son parcours ? “Il y en a plusieurs. D’abord, il n’a jamais baissé la tête, jamais renoncé. Il y a la nécessité de ne pas renoncer à ce que l’on est. Et ensuite, il a toujours creusé son sillon. Dans sa façon de nager, d’abord. De considérer le sport indissociable d’une éthique ; ce n’est pas quelqu’un qui aurait parlé fric en permanence. Enfin, il aurait été un modèle pour beaucoup de gens sur la question de la résilience. C’est ça le plus important et c’est universel.”

“Il avait un rapport intime avec le Sud qui le ramenait, bien sûr, à l’Algérie de son enfance”

Sète, Toulouse jusqu’à son décès à Cerbère (il est enterré à Sète), Pierre Assouline dit de la géographie personnelle de Nakache : “Il avait un rapport intime avec le Sud qui le ramenait, bien sûr, à l’Algérie de son enfance. C’est le soleil, la mer… Toulouse, où ses frères l’avaient précédé, il en est tombé amoureux aussi, mais c’était avant tout, pendant la Seconde Guerre mondiale, située en zone libre ; son entraîneur vivait dans la Ville Rose et il y avait les Dauphins du TOEC, le plus grand club du pays où il s’est entraîné et où il a travaillé. Il s’y est plu. Ce n’est pas loin de l’Espagne qui le touche culturellement : c’est un juif sépharade, d’Afrique du Nord.”

Sète, “c’est la ville qui correspondait à son tempérament. Ça lui faisait faire un pas de côté ; il s’y sentait bien”

Alfred Nakache en 1983, peu avant sa mort. Photo : collection famille Nakache.

Sa chanson préférée n’est-elle pas une chanson espagnole ? El Emigrante de Juanto Valderrama. “Sa soeur me disait : quand on mettait ce disque, ça le plongeait dans la nostalgie, la mélancolie. Il était devenu mélancolique après la guerre après la mort de sa femme et de sa fille. Avant la guerre, c’était le type le plus joyeux et le plus drôle qui existe. Ses amis disaient à la fin de sa vie : il a la démarche de Charly Chaplin et le rire de Henri Salvador.” Quant à Sète, “c’est la ville qui correspondait à son tempérament. Ça lui faisait faire un pas de côté ; il s’y sentait bien”. 

La piscine des JO ne sera pas baptisée Alfred Nakache

Pierre Assouline ajoute : “C’est dommage qu’aucune piscine de Sète ne porte son nom”, même si un gymnase le porte. Lui-même, Pierre Assouline a tenté de faire donner le nom d’Alfred Nakache à la nouvelle et magnifique piscine olympique à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) qui s’appelle Stade Olympique. En vain. “Avec quelques personnalités parisiennes qui ont du poids, on a poussé le Comité olympique. » Refus. « Ils ont peur” parce que l’on est dans le “9-3″… Alors qu’Alfred Nakache est juif et même s’il était juif d’un pays arabe, c’est d’abord un juif. Il a aussi participé aux deux premières Maccabiades, rencontres sportives juives en Israël, sur le modèle des JO “à l’époque où Israël n’existait même pas. Il était sioniste. Engagé, il avait aidé la résistance juive à Toulouse”, souligne Pierre Assouline.

“On dit qu’au lendemain de sa disparition un dauphin a tourné pendant un mois dans le port de Sète.” L’eau, toujours recommencée. La jeune sétoise Rosalie Terron, 13 ans, du MNSL Sète a repris la tradition familiale en montant sur un podium régional de natation secourisme à Montauban ce samedi. L’ado est la descendante d’Alfred Nakache. Pour que la belle histoire se perpétue et continue à fendre l’onde…

Olivier SCHLAMA

  • (1) Alfred Nakache a été quinze fois champion de France, champion du monde universitaire, champion d’Afrique du Nord, médaille d’argent aux Maccabiades, deux fois recordman d’Europe et deux fois recordman du monde, vingt-sept fois sélectionné en natation et dix-sept fois en water-polo, deux fois sélectionné aux Jeux olympiques.
  • Des piscines sont baptisées du nom d’Alfred Nakache à Paris, Toulouse, Montpellier, Nancy… Un jour, à titre posthume, il gagnera l’immortalité des nageurs en étant intronisé dans la catégorie Pionniers, à l’International Swimming Hall of Fame, musée sportif consacré à la natation mondiale et véritable temple de la renommée, à Fort Lauderdale, en Floride. Un grand champion mais tout simple.
  • Festival du Livre de Sète rencontre littéraire avec Pierre Assouline de l’Académie Goncourt samedi 11 mai à 17 heures chapelle des Pénitents, 98, Grand’rue Mario-Roustan, à Sète.

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