Expo-événement : Les gens du voyage prennent leurs quartiers au Mémorial de Rivesaltes

Céline Sala-Pons, directrice du Mémorial du Camp de Rivesaltes. Expo-événement Le Camp des Familles, au Mémorial du Camp de Rivesaltes. Photos : Olivier SCHLAMA

C’est une proposition comme il y en a très peu. Tristesse mais aussi fierté et dignité : c’est ce que l’on ressent à la visite émouvante sur un peuple qui a été persécuté juste parce qu’il voyage. Au moins 1 377 d’entre-eux ont été “internés”, jusqu’en 1942, entre Méditerranée et Pyrénées, étape dans un long voyage vers les camps nazis et la mort. Préfiguration morbide de la solution finale du IIIe Reich envers les Juifs. L’expo, qui intervient dans un contexte de montée des extrêmes, va voyager partout en France. Très belle illustration d’humanité.

Gitans, Sinti, Manouches, Yéniche d’Alsace ou de Moselle, Roms… Embastillés, maltraités comme des sous-hommes, jusqu’à l’horrible séparation des familles et des enfants, qui les déshumanise de camp en camp. Jusqu’à la maladie et la mort. La raison de ce génocide qui ne dit pas son nom ? Juste appartenir à une communauté des “gens du voyage”. Des milliers de Voyageurs, souvent déportés depuis l’Alsace, se sont ainsi retrouvés privés de liberté, sans raison, souvent après avoir été dénoncés, y compris même quand ils se sont sédentarisés, à la faveur de l’acquisition d’une grange ou d’un appentis que convoitait un voisin jaloux jusqu’à l’inhumanité… Comme l’explique doctement “Gigi” Bonin, président du Mémorial des Nomades de France.

On réhabilite la souffrance de tout un peuple injustement honni et qui n’a jamais réclamé un pays

Mémorial du Camp de Rivesaltes. Photos : Olivier SCHLAMA

Entre Méditerranée au ciel tourmenté, et les cimes pyrénéennes encore enneigées, au magnifique Mémorial du camp de Rivesaltes, construit à demi-enterré de sorte que l’horizon propose toujours à la vue et à l’esprit les ruines des baraquements historiques comme autant de vigies de l’Histoire, on réhabilite avec justesse la souffrance de tout un peuple injustement honni, qui n’a d’ailleurs jamais réclamé un bout de terre pour y planter un drapeau national ; qui n’a jamais réclamé d’avoir son propre pays.

“Quand on voyage, quand on marche, dit-on chez nous, on fait tourner le monde” : Gigi Bonin rapporte cet adage complété par la malédiction originelle gitane du clou (le christ était retenu sur la croix par deux gros clous, dont l’un aurait volé). À Rivesaltes, on défait les stéréotypes. Les nomades y prennent leurs quartiers. Et c’est une pause méritoire que l’on partage avec eux en ouvrant cette parenthèse mémorielle qui fait du bien.

Le parcours de cette expo se fait en trois parties : la première (baptisée en interne “l’oeil de l’Etat”) est saisissante avec l’explication didactique de l’odieuse loi du 16 juillet 1912 et la fabrique de la catégorie “nomade” en France ; on y découvre le Centre de recherche en hygiène raciale (!) et l’entrée en guerre ; l’amorce des persécutions à l’encontre de ce peuple. Surveillance, contrôle des “Bohémiens” classant les Voyageurs en marchands ambulants, forains et nomades à proprement parler… Une loi en vigueur jusqu’en 1969, fabriquant des citoyens à part, des parias…

Rares et incroyables documents d’époque

Expo-événement Le Camp des Familles, au Mémorial du Camp de Rivesaltes. Photos : Olivier SCHLAMA

L’expo s’ouvre ensuite sur une galerie de portraits pour “donner chair”. Et il faut absolument aller dialoguer avec ces belles âmes – au moins 1 377, il n’y a pas de liste officielle – représentées par de rares et incroyables documents d’époque et même par des oeuvres d’artistes – qui, jusqu’en novembre 1942, ont été internées sans raison dans des baraquements occupés jadis par des troufions -, éparpillés sur 600 hectares.

Ceux-ci étaient livrés, au froid rugueux du mistral l’hiver qui perce les corps fatigués comme à la dureté des rais du lourd soleil l’été et aux affolants moustiques. Dans une troisième salle, deux artistes contemporains ont donné leur vision de leur monde : Marina Rosselle, 44 ans. Prix de la Fondation de France en 2007, entre autres, elle compose dessins, gravures et sculptures liés à son histoire familiale. Ses représentations contiennent leur propre poésie. Le second artiste, Romuald Jandolo, né en 1988, est issu d’une famille de circassiens. Il travaille la notion d’identité, notamment à travers la sculpture. Tous deux représentent leur quotidien avec puissance.

Des portraits de belles âmes au coeur de l’humanité

Expo-événement Le Camp des Familles, au Mémorial du Camp de Rivesaltes. Photos : Olivier SCHLAMA

Elise Weiss, Maria Yancovitch, Raymond Burkler… Ces belles âmes sont au coeur de l’humanité : des portraits que l’on peut consulter pour s’imprégner de l’horreur et qui viennent à point dans le contexte actuel de remontée de la xénophobie et de l’antisémitisme. Une expo aux portes de Perpignan, qui présente aussi le paradoxe d’être une ville tenue par le FN et qui abrite une communauté historique de gens du voyage sédentarisés, dans le quartier Saint-Jacques, le plus pauvre de France, “exemple unique” depuis le 18e siècle, rappelle William Acker, DG de l’Association des Gens du Voyage Citoyens qui a participé à l’élaboration de cette manifestation.

Roms, Tsiganes, Manouches, Gitans, etc., ont servi de matrice aux nazis avant qu’ils ne s’en prennent aux Juifs

Expo-événement Le Camp des Familles, au Mémorial du Camp de Rivesaltes. Jérôme “Gigi” Bonin, président du Mémorial des Nomades de France. Photos : Olivier SCHLAMA

Pour ces enfants, femmes et hommes, Rivesaltes n’est malheureusement qu’une étape dans un long parcours de persécution qui les mène, souvent, vers les camps nazis… Cette expo-événement, montée à côté de l’expo permanente, est baptisée le Camp des Familles. Elle retrace les persécutions de ces nomades qui aiment tant la liberté qu’on les… enferma. Leurs descendants peuvent en être fiers. Cette expo en trois temps, trois espaces qui délivrent des didascalies expliquant comment Roms, Tsiganes, Manouches, Gitans, etc., ont servi de laboratoire, de matrice expérimentale, sous le terrible et raciste régime de Vichy, pour les nazis et leurs tristes alliés avant qu’ils ne s’en prennent aux Juifs. Dans une sorte de macabre répétition générale…

Ne plus dépendre du regard des autres mais en proposer un qui leur est propre

Expo-événement Le Camp des Familles, au Mémorial du Camp de Rivesaltes. Photos : Olivier SCHLAMA

Une expo comme celle-là est une première. Du temps, de l’énergie, beaucoup, ont été nécessaires pour rassembler les trop rares documents d’époque et retracer cet univers concentrationnaire dans l’Hexagone. “C’est l’un des thèmes les moins abordés en Europe”, souffle Céline Sala-Pons, directrice du Mémorial, qui propose cette expo jusqu’au 14 février 2025.On rend enfin la parole à des populations longtemps oubliées…” L’expo, bien ficelée, montre le “processus d’ostracisation” implacable et au-delà des stéréotypes faux alimentés par la littérature (!) et même l’art – non, ce ne sont pas des voleurs de poules… – les Voyageurs, qui, pendant longtemps, n’existaient pas, peuvent revendiquer ne plus dépendre du regard des autres mais en proposer un qui leur est propre. “Ici, c’est un espace de réparation”, formule Céline Sala-Pons. On revivifie “une mémoire oubliée”.

Les Voyageurs n’avaient pas eu droit à une exposition qui leur ressemble

Trimbalés à travers les siècles, depuis l’Inde jusqu’en Europe, exhibés comme bêtes de foire au Jardin d’acclimatation, à Paris, en 1913 (un an après la triste loi de 1912), réduits à des fiches anthropométriques avant d’être exterminés dans les camps nazis qui s’en sont servis comme objets de haine, les Voyageurs n’avaient pas encore eu droit à une exposition qui leur ressemble. Hormis les historiens. Et les universitaires, ils n’existaient pas. Une tutelle lourde et invisible.

Le tueur en série Vacher joua un rôle important

Expo-événement Le Camp des Familles, au Mémorial du Camp de Rivesaltes. Photos : Olivier SCHLAMA

“Il y a des raisons que l’on peut avancer pour expliquer le contexte de ces internements”, pointe Théophile Leroy, commissaire de l’expo et chercheur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess) où il est spécialisé dans les populations de Voyageurs et Ater à Sciences Po, à Strasbourg. On est dans un contexte politique particulier. “Il y a eu, fin 19e siècle, la fameuse affaire du tueur en série Joseph Vacher qui joua un rôle important…” L’une des grandes affaires criminelles d’un tueur en série qui stupéfia la France, mettant en cause un vagabond et qui marqua une révolution dans la résolution des crimes, avec la création des fameuses Brigades du Tigre.

Patriotisme exacerbé

L’affaire Vacher, à la fin du 19e siècle, va ainsi cristalliser le sentiment “anti-vagabond” à qui on impute tous les malheurs du monde. On les traite de “parasites“. On est aussi dans une période, la IIIe République, qui exhausse le patriotisme comme valeur cardinale. “C’est un sentiment très fort à l’époque.” Enfin, il y a une explication économique avancée par Théophile Leroy. “On est dans une période de transformation économique.”

Les nomades perdent de leur “valeur économique”

Auteur inconnu (photographe de la PJ). Prise de vue d’une photographie judiciaire en plein air d’une famille de Nomades réalisée par la Brigade régionale de police mobile de Dijon, vers 1908-1910.

Pendant longtemps, les nomades – terme créé par Vichy – ont servi de lien entre les espaces ruraux et les villes, à l’époque où les moyens de communication n’étaient pas développés ; les Voyageurs rendaient des services aux agriculteurs en apportant de la mercerie, des dentelles des îles, etc.

Or, avec la montée en puissance de l’industrialisation, le développement des villes et des moyens de communication, leur “valeur économique a chuté”. De quoi, là aussi, cristalliser un sentiment-repoussoir. Il rappelle que l’État obligeait les gens du voyage à tenir à jour un “carnet anthropométrique” devenus ensuite, jusqu’en 2017, carnets de circulation à présenter à un contrôle de police. Des étrangers de papier…

Cette haine envers ces mal-aimés se renforce

Mais cette haine envers les mal-aimés de la République ne s’est pas éteinte ; loin de là, elle s’est même, depuis, incroyablement renforcée. Il n’y a qu’à (re)lire les déclarations de maires de droite et d’extrême-droite à leur endroit. Une haine encore et toujours vivace 82 ans après ces internements génocidaires. Et, de l’autre côté du spectre, on trouve des lueurs d’espoir, via des influenceurs, Voyageurs ou sédentaires, qui racontent leur quotidien sur le réseau social TikTok, souvent avec humour ou dérision. Sandy ; Kelly ; Patatax et plein d’autres y dévoilent un monde parfois fantasmé et caricaturé. Luttant ainsi contre les préjugés en utilisant les moyens numériques à leur disposition et touchant des centaines de milliers de “gadjos” en un seul post. Il s’agit de “faire face et faire trace”, comme le définit joliment William Acker à propos de l’art en général des gens du voyage.

La question du logement est centrale

Expo-événement Le Camp des Familles, au Mémorial du Camp de Rivesaltes. Photos : Olivier SCHLAMA

Pour lutter contre les préjugés et inclure vraiment les Voyageurs, il faudrait en passer désormais par le logement – social et privé – défend William Acker, de l’Association des Gens du Voyage Citoyens. Selon les estimations, les Voyageurs sont “entre 300 000 et 500 000 en France, 1 million si l’on compte les familles qui ne se déplacent qu’une partie de l’année et qui ont des origines voyageuses plus ou moins lointaines. Un tiers se déplacent toute l’année mais c’est de plus en plus difficile, explicite-t-il. Il y a un manque criant d’aires d’accueil malgré la législation : 35 ans après la loi Besson, 26 des 95 départements de l’Hexagone à peine sont en conformité avec les schémas départementaux d’accueil. C’est peu mais cela prouve bien que c’est possible !”, ne désarme pas William Acker.

“Accéder à la propriété, à des logements adaptés où ils puissent installer leur caravane”

Il faudrait, avance-t-il, qu’ils puissent “accéder à la propriété, à des logements adaptés où ils puissent installer leur caravane. Or, 96 % des communes interdisent la possibilité de poser une caravane, même sur un terrain privé…” Une étude inédite très récente de Santé Publique France en Aquitaine qui a été menée de 2019 à 2022, explique que l’insécurité vis-à-vis du logement concernait 74 % des ménages et que 22 % n’avaient pas accès à l’eau courante. Et que leurs conditions d’habitat influent sur leur état de santé moins bon que la population générale. Un véritable enjeu. “Le président François Hollande a bien reconnu, en 2016, la responsabilité de l’État français. Mais tout n’est pas réglé. Il reste à régler la question de la réparation et de la spoliation…”

L’expo-événement sur les Voyageurs va… voyager partout en France

Expo-événement Le Camp des Familles, au Mémorial du Camp de Rivesaltes. Photos : Olivier SCHLAMA

Beaucoup de sueur a été dépensée pour réunir tous ces documents originaux. Entre autres, ils ont été prêtés, explique Céline Sala-Pons,“par les archives du département des P.-O. ; il y a aussi un prêt d’archives de la bibliothèque nationale de France ; des Bouches-du-Rhône, du musée Nicephore Niepce… L’équipe du Mucem, notamment Julie Ferloni, nous a accompagnés dans la réflexion de l’expo. Cela a été très précieux au vu de leur expertise dans ce champ. Et le touchant Mur des Noms où figurent tous les patronymes des gens du voyage internés a été rédigé par des élèves des collèges de la Côte-Radieuse, Marcel-Pagnol de Perpignan et de l’école primaire Georges Dagneaux”, souligne-t-elle.

Mieux, confie la directrice : “Le concert de jazz manouche de ce vendredi soir inaugurait un cycle de programmations musicales, de cafés philo, de moments de théâtre…” Enfin, l’expo sur les Voyageurs va… voyager. Après le 14 février 2025, elle se terminera au Mémorial mais elle est promise à une riche itinérance dans le département et la Région Occitanie et même dans l’Hexagone ! “On me passe déjà commande !” Pour que les Voyageurs prennent, partout, leurs quartiers.

Olivier SCHLAMA

  • Fondé en 1938 comme site militaire, le camp de Rivesaltes est rapidement transformé en camp d’internement. À partir de 1941 y “séjournent” plusieurs milliers de Républicains espagnols fuyant le dictateur Franco. Ce seront aussi quelque sept mille Juifs et plus de 13 000 Tsiganes que le gouvernement de Vichy y enverra. À la Libération, le camp est utilisé pour la détention de prisonniers de guerre allemands et de collaborateurs. Vingt ans plus tard, au sortir de la guerre d’Algérie, il sert de centre de transit et de reclassement pour plus de 20 000 harkis.
  • Le camp de Rivesaltes est officiellement fermé en décembre 1964. Son histoire ne s’arrête toutefois pas là, puisqu’il retrouve une vocation militaire dans les années 1960 et devient un centre de rétention administrative pour étrangers expulsables entre 1986 et 2007.
Photo : Jacqueline Levy-Geneste ©Collection USHMM, Don de Micheline Weinstein.