Saga : Les jeans cévenols Tuffery relèvent le défi du fabriqué en France jusqu’à Montpellier

Julien et Myriam Tuffery ont relancé avec succès la manufacture de jeans à Florac. Aujourd'hui, ils ouvrent un magasin éphémère, place de la Comédie, à Montpellier. Photos : Olivier SCHLAMA

Le plus ancien atelier français de jeans, basé à Florac, en Lozère, fait un carton depuis qu’il a été relancé par Julien et Myriam Tuffery. Ils ouvrent un magasin éphémère sur la Comédie et agrandissent l’atelier de confection pour démultiplier la capacité de production, tout en restant éthique et écoresponsable et en créant un écosystème favorable. Un pari.

Un magasin éphémère pour le plus ancien fabricant de jeans qui ne le l’a jamais été. Créé en 1892, l’Atelier Tuffery n’est rien de moins que l’inventeur du jean qui vient d’installer sa bobine pour huit mois (jusqu’au 1er février 2024) dans un pop-store place de la Comédie, à Montpellier, – 500 000 € d’investissement, on pourra y réparer son pantalon et le décorer !

Ce pionnier des pantalons en jean en France en était le tout dernier fabricant dans les années 1980. Un survivant. Aujourd’hui, ce “jeanneur” est l’une des locomotives du fabriqué en France. Une renaissance que personne n’aurait pu prédire. “Je suis heureux de voir où on en est arrivés”, dit simplement Julien Tuffery, le PDG, rendant hommage aux aides de la région, de la ville de Montpellier et de l’Etat. On pourra sans doute, à Montpellier, participer à des ateliers, voire des événements.

50 000 mètres de toile et douze tonnes de laine brute.

Le magasin éphémère de la place de la comédie. Ph. O.SC.

Partis pour s’installer dans la vie comme de confortables ingénieurs (ils se sont rencontrés à Polytech), les visionnaires Julien et Myriam Tuffery, 37 ans, tous les deux, ont finalement repris en 2015 la manufacture moribonde – moins de 80 000 € de chiffre d’affaires et deux salariés – et fait oeuvre de résilience.

Alors que le magasin n’ouvre que ce vendredi 9 juin, des curieux poussent déjà la porte ; nul doute que les deux mille pièces d’une magnifique toile durable, très bien coupée – de 129 € à plus de 300 € sur mesure – seront rapidement vendues et que la marque réapprovisionnera rapidement ses stocks. Des pantalons, principalement. En coton, en coton bio ; en chanvre et en lin. Rien qu’en coton et en chanvre, Tuffery écoule 50 000 mètres de toile par an. Et douze tonnes de laine brute.

Une locomotive du fabriqué en France

Atelier tuffery patronage. DR.

Au point d’arriver aujourd’hui à être une marque qui compte en Occitanie et en France sans jamais trahir ce qui l’anime : une confection fait main et un maximum éthique. En quelques années, l’entreprise est d’ailleurs devenue le chouchou de l’industrie textile, des grandes marques de distribution et même du luxe et des pouvoirs publics et de l’Etat qui n’ont pas hésité à parler de Tuffery, de mettre en avant son savoir-faire. Et de les aider financièrement, y compris au travers notamment du plan de relance. À raison.

Le “jean d’une vie” se fabrique en 80 étapes

Le couple Tuffery. Ph. O.SC.

Cette quatrième génération de façonneurs de jean’s, 100 % made in France, conçus et fabriqués à Florac, deux mille habitants, en Lozère, est un exemple. Elle participe d’une réindustrialisation textile française qui a bien failli disparaître, mondialisation aidant.

Chaque année, l’Atelier Tuffery fait 40 000 heureux propriétaires du “jean d’une vie” fabriqué en … 80 étapes ! Un jean prêt-à-porter, c’est deux heures de travail ; un jean sur mesure ce sont dix heures de travail. Julien Tuffery espère que ce chiffre doublera dans quelques mois. Et que le chiffre d’affaire de 3,5 M€ suivra la même courbe. Sur les 40 000 pièces, l’export est marginal, entre 1 000 et 2 000 pièces mais presque toutes sont envoyées Japon, très friand de “notre histoire et nos produits”, dit Myriam, DG de l’entreprise.

Un nouvel atelier de 2 000 m2 pour 2,7 M€

Le magasin éphémère. Ph. O.SC.

Pour cela, sa recette, il y tient comme à son premier Denim ! C’est à 100 %  de la vente directe au consommateur. Pas question de s’associer – pour l’instant – à un grand réseau ou une grande marque de magasins comme les Galeries Lafayettes (“Elles nous demanderaient d’acheter chaque pièce…25 € !”).

C’est aussi un atelier de confection que les Tuffery viennnent d’agrandir, – de 600 m2 à plus de 2 000 m2 – sans le délocaliser de sa belle Lozère pour 2,7 M€. Ce sont des salariés qui, à l’entendre, sont heureux de travailler – et de rester – chez Tuffery, parce que l’on y trouve des valeurs et du “sens à son travail”. Ici, on met deux ans et demi à former un ouvrier polyvalent (“Vous connaissez une formation dans notre métier ? Il n’y en a pas. On le fait donc nous-mêmes…”) Et le moins bien payé des trente salariés touche un salaire de 1 530 € mensuels.

Qu’un jean soit beau et esthétique c’est bien mais pour nous ça ne suffit pas. Ce que l’on veut c’est être le plus éthique possible…”

Julien Tuffery, PDG de la marque
Les jeans Tuffery. Ph. O.S.C.

Julien Tuffery et son épouse Myriam exploitent à l’envi ce qui apparaît encore comme un contre-modèle : du fabriqué en France. “Qu’un jean soit beau et esthétique c’est bien mais pour nous ça ne suffit pas. Ce que l’on veut c’est être le plus éthique possible…”, argumente Julien Tuffery. Pas facile d’être concurrentiel, vu les coûts de fabrication de la fast fashion dans les pays à bas coût. “Un pantalon de chez Shein c’est 4 € à la sortie de l’atelier, nous c’est 70 €…” En 2022 les Français ont acheté au moins 80 millions de jeans dont à peine 100 000 ont été fabriqués dans l’Hexagone. “Avec nos 40 000 pièces par an, et même demain le double on a de la marge…”

“Célestin, mon arrière-grand-père a commencé en fabriquant de la toile puis des jeans 100 % en Denim teintés à l’indigo…”

Myriam Tuffery. Photo : O.SC.

Aujourd’hui, avec l’hécatombe des grandes marques de prêt-à-porter qui avaient délocalisé en Asie ou dans le Maghreb et l’appétence pour le made in France, la niche s’agrandit. “Les clients sont de plus en plus demandeurs de transparence, de provenance et de produits éthiques”, souligne Myriam Tuffery, marque qui participe à la renaissance de la toile “De Nîmes”.

Une toile inventée dans la capitale gardoise au 16e siècle, avant d’être copiée par les Américains, comme beaucoup d’inventions européennes. “Célestin, mon arrière-grand-père a commencé en fabriquant de la toile puis des jeans 100 % en Denim teintés à l’indigo. Cette toile, de bâche à l’origine, est devenue des (sur)pantalons pour les travailleurs de la ligne de chemin de fer de Florac-Sainte-Cécile-d’Andorge. Après guerre, c’était un incontournable de la mode puis, dans les années 1970 un symbole de l’égalité homme-femme.”

“Le coton n’est pas français. Ça n’existe pas”

“Le coton n’est pas français. Ça n’existe pas”, se désole Myrian Tuffery. La manufacture se sert en Grèce, Espagne, Turquie et Bénin. Elle utilise le moins possible d’élasthane, qui pollue -et zéro plastique – et qui sert à s’adapter à toutes les corpulences. “C’est la coupe, bien travaillée, qui fait le confort”, dit-elle, ajoutant, par ailleurs : “C’est compliqué d’être éthique.” Myriam Tuffery complète : “Le chanvre vient de Roumanie et Pologne mais aussi de plus en plus de l’Hexagone, de Normandie, des Cévennes, du Tarn, du Lot !”

De plus en plus de matières premières françaises

Myriam Tuffery. Ph. O.SC.

La manufacture travaille beaucoup avec les Vosges ; elle est aussi entrée au capital d’un tisseur dans le Tarn, les Tissages d’Autan, à Saint-Affrique-les-Montagnes, près de Castres. C’est là que se développe les fibres de chanvre… Avec deux autres partenaires dont une coopérative du Lot, VirgoCoop, pour “redévelopper ces toiles à base de chanvre, de lin et de laine. On essaie de sourcer notre approvisionnement le plus possible.”

60 % des toiles sont bios et labellisées Gots

Etre éthique demande donc de gros efforts. Cette année, Tuffery dans le Sud de la Lozère, a “collecté douze tonnes de laine des brebis de Lacaune sur le Causse Méjean, en Lozère, qui appartiennent à des éleveurs. Nous travaillons aussi avec des tondeurs. La laine est lavée à Saugue ; filée en Ardèche et tissée, donc dans le Tarn.” Quelque 60 % des toiles ainsi produites sont bio et bénéficient du label GOTS.

On aurait pu déjà vendre l’entreprise à plusieurs reprises et empocher le pactole…”

En grossissant, tel que le plan de marche est prévu, les Tuffery ne seraient-ils pas contraints, un jour ou l’autre, de vendre un peu leur âme…? “Non ! se défend Julien. On aurait pu déjà vendre l’entreprise à plusieurs reprises et empocher le pactole ; on ne l’a pas fait. On veut rester avec nos valeurs et être écoresponsables. On est baignés d’humilité ; on pourrait bomber le torse mais on garde les mêmes valeurs qui animaient mon père et mon grand-père.” Comme eux, c’est aussi un “réboussieh” qui se souvient que lorsque il a voulu “pécho” Myriam, qu’il lui offrait, il y a des années, un burger (là où est installé, désormais, sa boutique…) avant d’aller voir un film au Gaumont, il ne lui a pas tout de suite dit que sa famille fabriquait des jeans, tellement ce métier de la confection n’était pas valorisant à l’époque.

“On est dans une schizophrénie. Tout le monde veut du fabriqué en France mais la question c’est qu’est-ce que cela coûte à la planète ? Tout le monde en rêve. Comme du patriotisme économique. Les pouvoirs publics veulent ainsi recréer un million d’emplois dans le textile… ! Nous sommes presque une anomalie ; nous aurions dû disparaître avec la vague de mondialisation qui envoyait tout le textile au Maghreb ou au Moyen-Orient…”

Chez nous, les mains qui fabriquent ce sont les mains qui vendent”

Julien Tuffery se dit “militant” du bien être de la planète concerné par le bilan carbone des entreprises. Alors, c’est vrai, l’Atelier Tuffery surfe sur la mode du fabriqué en France mais trimballe aussi de ses valeurs. “On ne fait pas comme certaines marques qui affichent du made in France et cherche ensuite des ateliers pour confectionner leurs produits. On a un savoir-faire et on maîtrise notre fabrication. Chez nous, les mains qui fabriquent ce sont les mains qui vendent.”

Le magasin Tuffery. Ph. O.SC.

Il se défend d’aller au-delà d’un certain seuil de production ; doubler les volumes oui, mais pas à l’infini. Travailler pour d’autres marques ? Ce n’est pas exclu comme des partenariats. Mais choisis : “On ne veut pas être l’arbre qui cache tout leur merdier !”, dit-il avec un rare franc-parler. L’un d’eux avec la Fédération française de rugby, “ça ne se refuse pas !” En revanche, s’associer avec de grands noms de la couture, pour l’instant, c’est niet. “Nous avons eu plusieurs propositions pour nous acheter une licence ou pour être présent dans un réseau de boutiques. De demandes d’entrée au capital, aussi.”

“Nous sommes des anti-Shein…”

“On aurait pu vendre avec des chèques à faire tourner la tête.” Les Tuffery gardent leur sang-froid. “Nous sommes des anti-Shein. A peine 3 % des Français achètent du made in France. Mais c’était seulement 0,5 % il y a dix ans ! Cela mettra du temps pour que les jeunes viennent jusqu’à nous” mais ils y viendront… “Il y a une tendance de fond à la transparence de ce que l’on achète. Le jour où seront mis en place des quotas carbone, là on sera meilleur marché que Shein !” (1)

Olivier SCHLAMA

  • Shein : Derrière les t-shirts à 2 euros ou les robes à 9 euros se cache un système d’exploitation d’une rare violence, indique ainsi dans une tribune au Monde l’activiste Camille Etienne, le député européen Raphaël Glucksmann, l’entrepreneur Yann Rivoallan et la journaliste Victoire Satto réclament un “bouclier législatif et réglementaire » pour mettre un frein au modèle délétère de la marque chinoise”.

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