Spécialiste de ces écosystèmes complexes, Vincent Jassey (CNRS, Toulouse) démontre que les tourbières capturent plus de 30 % du carbone retenu dans les sols comme le font les océans. D’où la nécessité de les conserver et même d’en restaurer.
Personne, ou presque, n’y prête attention. Mais si peu nombreuses qu’elles soient désormais, les tourbières sont de formidables alliés vis-à-vis du réchauffement climatique et pourraient servir à l’avenir : ces langues de terre très humides avec un écosystème très spécial, fait notamment de mousses, représentent seulement 3 % de la superficie des terres émergées mais elles capturent plus de 30 % du carbone retenu dans leurs sols sous forme de matière organique fossilisée en profondeur. Comme le font utilement les océans.
“Premier modèle qui quantifie la compensation potentielle des émissions futures de CO2 à l’échelle mondiale”

Mieux, selon le modèle prédictif, mis au point par Vincent Jassey (CNRS) au Centre de recherche sur la biodiversité et l’environnement, à Toulouse, les “microalgues contenues dans les tourbières pourraient compenser jusqu’à 14 % des émissions futures de CO2 grâce à leur activité photosynthétique”. Pour arriver à ces conclusions, Vincent Jassey a effectué une expérience in situ sur les différents scénarios de réchauffement du GIEC avant de la modéliser. “C’est le premier modèle qui quantifie la compensation potentielle des émissions futures de CO2 par les tourbières à l’échelle mondiale.” Cette étude est parue dans la revue Nature Climate Change.
Du pragmatique à la théorie. Pour arriver à ce résultat, Vincent Jassey a mené une expérience, débutée en 2018 et qui continue, sur le terrain, in situ en France, Pologne, Estonie, Finlande et Suède : “On a simulé des changements climatiques de différentes intensités et on observé l’effet que cela produisait sur la photosynthèse des microalgues. Ces données nous ont permis de construire notre modèle prédictif qui peut s’appliquer ensuite à grande échelle. Pour estimer les gains de carbone que cela pourrait représenter globalement.”
“Ce sont des puits à carbone essentiels”
En France, on compte quelque 65 000 hectares de tourbières qui piègent environ 111 millions de tonnes de carbone. Ce n’est pas rien ! On en trouve encore un peu partout mais seulement dans les Pyrénées, en Ariège ou dans l’Aude, principalement dans notre région ; dans la réserve du massif de Saint-Barthélémy, etc. C’est surtout en Aquitaine, dans les Landes ; le Jura, les Vosges, le Massif-Central et en Bretagne que l’on en trouve.

“Ce sont des puits à carbone essentiels”, valide Vincent Jassey qui ajoute : “Avec le réchauffement climatique et les prédictions qui sont faites du changement du climat, la hausse des températures, la baisse des précipitations, cela influe grandement l’activité des micro-organismes des tourbières et stimuler leur activité. Et jusqu’à présent on pensait que cela allait stimuler le CO2 : les micro-organismes se décomposent la matière organique et les végétaux. Un phénomène qui relargue au passage du CO2.” Mais il y a en même temps un phénomène de compensation : “Nous démontrons que les microalgues vont aussi, en parallèle, faire davantage de photosynthèse et compenser une partie du CO2 en l’assimilant.”
Depuis 1750, 72 gigatonnes de carbone perdu
Mal connues du grand public, les tourbières, qui demandent des conditions particulières pour se former (il faut un sol imperméable, que l’eau y stagne, et que la végétation puisse s’y développer, comme autour des lacs du Jura), sont très convoitées par le monde agricole. Et il en disparaît beaucoup. Faire disparaître une tourbière revient à accepter que des tonnes de CO2 soient relarguées… “Depuis 1750, date à laquelle l’on a exploité les tourbières dans l’hémisphère Nord, et donc en France, cela a représenté 72 gigatonnes de carbone “perdues” ; c’est conséquent. Dans l’ensemble des sols du monde entier, ce sont quelque 2 500 tonnes de carbone qui sont actuellement stockées.”
“Si on peut en protéger un maximum, il est certain que c’est bénéfique pour tout le monde”

En Europe, la moitié des tourbières existantes ont été drainées et exploitées. Il y a donc urgence. “On a perdu énormément de ces surfaces, c’est sûr ; en France, on a presque perdu toutes nos tourbières… C’est complexe : il faut arriver à concilier l’usage des terres par le monde agricole et leur protection, ce qui n’est pas évident. Beaucoup des reliquats qui restent sont, cependant, protégés. Si on peut en protéger un maximum, il est certain que c’est bénéfique pour tout le monde”, explique Vincent Jassey, soutenant qu’il est important de restaurer les tourbières. “Certains sites l’ont déjà fait comme dans le Jura. C’est complexe mais cela peut se faire.”
Les mousses des tourbières, qui constituent la dominante de cet écosystème retiennent puissamment l’eau – certaines sont nourries par la pluie ou par les mouvements de nappes d’eaux souterraines – et sont assez uniques. Il peut aussi y avoir dans cet écosystème particulier des arbres qui commencent à pousser ; un peu plus de végétation. “L’eau stockée acidifie le milieu et en faisant cela elles ralentissent énormément l’activité des micro-organismes. C’est pourquoi on a une accumulation de débris végétaux qui se forment et forment la tourbe au cours du temps. C’est ainsi que le carbone formé dans les tissus des végétaux est piégé dans le sol.”
La nouvelle PAC à la rescousse des tourbières
L’Europe va sans doute donner un coup de fouet et un coup de projecteur à la conservation et la restauration des tourbières. La nouvelles politique agricole commune (PAC) exige de “bonnes conditions agricoles et environnementales” et inclut cette exigence. Les tourbières stockent certes un tiers du carbone des sols mais celles qui ont été affectées ou détruites par les activités humaines seraient responsables de l’émission de 2 milliards de tonnes équivalents CO2 chaque année ! Ce serait l’équivalent du transport aérien mondial.
“C’est beau ; on est happés par ce paysage ; c’est calme ; dépaysant…”

Or, dans l’UE, plus de la moitié des tourbières ont été drainées et participent à ce phénomènes qui ne s’arrête pas… À l’échelle de l’Hexagone, “la moitié des tourbières sont, peu ou prou, concernées par les activités agricoles ou sylvicoles, souvent des prairies temporaires, des plantations d’arbres et, dans une moindre mesures, des grandes cultures”, expliquaient, en octobre 2024, dans le Monde Daniel Gilbert et Lise Pinault, professeur en écologie et doctorante en géographie, écologie et économie. Ils militent pour un meilleur encadrement de certaines pratiques agricoles.
Les tourbières participent en outre au maintient de l’humidité dans l’air, à la régulation des crues et atténuent les étiages l’été et qui parfois comme dans la Somme ou le Cotentin permettent à l’eau de mer de ne pas venir “saliniser” la terre ferme en repoussant la mer.
Personne, ou presque, n’y prête attention, sauf ce scientifique. “Je viens du Jura”, dit-il, pour expliquer son intérêt naturel pour les tourbières, département où elles sont particulièrement présentes. Ce qui lui plaît ? “C’est beau, je ne sais pas comment dire… On est happés par ce paysage ; c’est calme ; c’est dépaysant : on n’a pas l’impression d’être en France ; que l’on est dans le Nord du Canada ou un pays similaire…”
Olivier SCHLAMA