C’est établi : l’extrême droite française et la Russie entretiennent des liens idéologiques étroits. L’ouvrage du chercheur au Cepel, Nicolas Lebourg, les met intelligemment en perspective sur un siècle. Avec un fil rouge : le modèle illibéral, une demande d’un état très autoritaire – sans être totalitaire – au-dessus de l’état de droit, défendu à la fois par Marine le Pen et Poutine, gagne nos sociétés.
Chercheur au centre d’études politiques de l’Europe latine (Cepel, CNRS-Montpellier) nous le confiait ICI, en marge du festival Nostra Mar, au coeur d’un territoire gagné par les idées lepénistes :“Tous les facteurs sociaux nous amènent à une demande autoritaire. Et pas qu’en France.” Et d’ajouter : “Il y a une demande de contrôle des corps qui est à l’oeuvre comme les débats sur la restriction sur l’avortement dans 22 états aux USA ; comme les débats sur l’immigration. Cette question du “corps” est devenue hyper-importante. Et qui, partout, nourrit la demande d’un état “illibéral”, à l’échelle internationale. Un état très autoritaire, passant par-dessus l’état de droit. Et l’ensemble est, lui, nourrit par le système de polarisation médiatique où on te demande toujours de choisir ton camp.”
Entre 1917, date de la Révolution bolchévique, et 1945, fin de la Seconde Guerre mondiale, la France “a été une base arrière essentielle des Russes antisoviétiques”…
Entre 1917 et 1945, la France “a été une base arrière essentielle des Russes antisoviétiques, qui se sont greffés aux soubresauts de l’extrême droite hexagonale. Relier Paris, Berlin et Moscou est devenu une utopie mais aussi une pratique” (…), dit la 4e de couverture du nouveau livre de Nicolas Lebourg – coécrit avec Olivier Schmitt, prof de relations internationales – (Seuil, 21 €).
Guerre froide, anticommunisme : un siècle de convergences où la Russie devient un modèle pour les extrêmes droites qui le considèrent comme un rempart contre Washington. “Observer les relations nationalistes entre France et Russie, c’est comprendre comment la diffusion patiente de discours permet de façonner les politiques étrangères et les rivalités géopolitiques.”
Pourquoi ce livre, intitulé Paris Moscou, un siècle d’extrême droite ?
Nicolas Lebourg : Olivier Schmitt et moi-même, cela fait longtemps que nous travaillons sur ces questions-là. Comme l’eurasisme {doctrine néo-impériale russe, théorisée par Alexandre Douguine, Ndlr} que je traitais, déjà, dans ma thèse, en 2005.
L’idée du livre remonte à la guerre en Ukraine en 2022 ?
Nicolas Lebourg : Cela y a contribué. Cela fait surtout longtemps que je bosse que les questions transnationales. Le hasard a fait que fin 2021 je dise à Olivier que j’aimerais bien écrire un bouquin pour faire un point sur cette question-là. A tous les deux, c’était mieux : moi, je connais bien l’extrême droite qui raconte quelque chose d’intéressant sur les relations internationales, la spécialité d’Olivier. Et il y a une dialectique entre les deux. Résultat, c’est ce bouquin particulier, qui offre un double niveau de lecture singulier, macro et micro.
Vous avez eu du flair ?
Nicolas Lebourg : On est en 2021. Donc, dans un contexte particulier de remontées de tension sur le moment ukrainien ; qui donnera lieu à l’invasion par la Russie. Déjà, en 2010, quand Marine Le Pen s’apprêtait à prendre la présidence du RN (ce sera en 2011), beaucoup de journalistes avançaient l’idée que Marine Le Pen, c’était nouveau ; que c’était une rupture idéologique avec son père par rapport à l’orientation de ce parti vers la Russie, etc. Ben non : pour ces discours de l’époque, elle cite un théoricien des années 1960, par exemple…
Déclarations, voyages, soutiens, financement… Marine Le Pen et le RN entretiennent des liens étroits avec le régime russe qu’ils tentent de minimiser depuis l’invasion russe…
Nicolas Lebourg : Tout ça n’est pas neuf. Encore plus avec l’Ukraine. Cette relation avec la Russie est structurelle.
… Une relation structurelle pensée et élaborée, théorisée…?
Nicolas Lebourg : Totalement. Elle se fait au départ de manière impromptue, par la vague de départ des Russes Blancs, en 1917. On se rend compte à la fin du livre que tout se rejoint : Poutine parle d’Eurasisme, reprend les arguments des Russes Blancs ; qu’il y a des groupes terroristes structurés comme en 1920, etc. Tout converge depuis 2022 ; on a un tel niveau de crise que les dynamiques convergent.
Ces relations extrême droite-Russie se caractérisent par quoi depuis un siècle ?
Nicolas Lebourg : Chacun constitue des réservoirs d’arguments, de thématiques, des modes de légitimation ; il y a comme ça un marché des signes politiques qui existe à l’échelle internationale. Entendons-nous bien, cela a été la même chose pour l’extrême gauche qui tripait sur Cuba. Je jeu d’un Alexandre Douguine, en Russie, a permis et au régime poutinien et aux plus radicaux des néo-fascistes déclarés des nationalistes révolutionnaires jusqu’à un Eric Zemmour dans sa campagne pour la dernière présidentielle (ainsi qu’une partie du RN) de partager tout un discours sur l’axe Paris-Berlin-Moscou.
Quel est le message du livre ? Que les relations extrême droite française-Russie ont une vraie dynamique ? Une convergence de vue ? Des intérêts communs ?
Nicolas Lebourg : Il y a deux enseignements. D’une part, il est établi qu’il existe une relation structurelle, établie depuis plus d’un siècle et donc qu’il faut prendre avec sérieux et arrêter de penser que c’est juste une affaire de prêt bancaire pour les élections. D’autre part, cette relation s’inscrit dans un nouveau cadre. Poutine n’est pas Hitler ; Marine Le Pen n’est pas Pétain. La question est celle de l’illibéralisme qui, aujourd’hui, est une offre planétaire tout à fait sérieuse.
La convergence de vue, c’est que nous vivons dans un monde multi-polaire opposé à un monde géré par des organisations transnationales (ONU, OMS, OMC, Unicef, Unesco…) considéré, a contrario, comme un monde unipolaire et américain. Le monde unipolaire est “le mal”, le fait que les salaires des gens modestes baissent ; qu’il y ait des immigrés dans son quartier : c’est le monde du mondialisme. Et de l’autre côté, il y a le monde de la protection, de la souveraineté, de l’autorité et de l’unité culturelle. D’un côté, l’autorité, c’est l’unité. De l’autre, le mondialisme. En fait, c’est la fragmentation.
Ce régime poutinien, sans être totalitaire, est très autoritaire. Et c’est une vraie offre politique. Ce n’est pas pour rien que Viktor Orban, Premier ministre hongrois, et Poutine ont été tant loués par les extrêmes droites occidentales. C’est à cause de la “rénovation” politique qu’ils offrent.
De la même façon, en Afrique, où les militants d’extrême droite français et belges qui tournent en travaillant avec la fameuse milice Wagner en expliquant que tous les maux viennent de la puissance coloniale française qui n’a jamais renoncé au colonialisme et que la Russie, c’est le monde multipolaire, c’est permettre à l’Afrique d’être libre, etc. Tout un discours au bénéfice de l’impérialisme russe tenu par des militants d’extrême droite…
C’est plus compliqué que juste vouloir se défaire de l’influence de l’empire américain ?
Nicolas Lebourg : Oui. La question transnationale c’est un thème que l’on retrouve aussi bien chez Douguine que chez Marine Le Pen, Alain Soral, etc. Au coeur de ça, il y a l’idée que le monde est dans une phase de transnationalisation qui, selon eux, détruit les peuples, qui détruit la liberté des nations. La transnationalisation existe depuis 1945 et la fin de la Seconde Guerre mondiale : ce sont ces organismes qui ont pris de plus en plus le pas. Et au moment du covid, on a bien vu l’influence de l’OMS. C’est ce qui fait le plus horreur à Le Pen et à la Russie.
La Russie est un modèle illibéral, pas totalitaire…?
Nicolas Lebourg : Eh non. “L’avantage” c’est que l’illibéralisme c’est quelque chose de neuf qui ne renvoie pas au passé fasciste que les populations ne veulent plus, c’est évident. L’illibéralisme, c’est une façon d’utiliser la démocratie pour défaire l’état de droit au bénéfice d’un projet d’homogénéisation ethnique et culturel (1).
Les gens qui le promeuvent y croient tout à fait et ça devient une utopie. D’un coup, d’un seul, tous les régimes du XXe siècle étaient devenus indésirables auprès des populations. Certains trouvent normal qu’un Trump ; un Poutine, ce sont des hommes à poigne ; qu’ils règnent les problèmes, etc. Zemmour dans son bouquin pour la présidentielle c’est ce qu’il y a de plus illibéral en France et le plus assumé. Quand il explique qu’un président de la République élu n’a pas à soumettre au Conseil d’Etat et au Conseil Constitutionnel, c’est une proposition illibérale typique. Ce n’est pas du totalitarisme à proprement parler : à la fin de son mandat, il te rend les clefs de la “maison”. Et ça c’est davantage désirable pour les populations. Parce qu’il y a un désir d’autorité.
Pourquoi ?
Nicolas Lebourg : De ce cercle vicieux naît de la polarisation de la demande politique qui nourrit ce que j’appelle les altérophobies ; les racismes ; la xénophobie ; l’antisémitisme… Cela nourrit à son tour le contrôle des corps qui nous amène à une offre et même une demande illibérales qui peuvent se rencontrer. C’est la grande dynamique actuelle dans le monde. Il suffit de regarder ce qui se passe en Argentine, aux USA, en Russie, en Hongrie. Même à plus petite taille, avec Vox en Espagne : partout, c’est ce même cycle qui est en train de se mettre en place.
Est-ce un modèle pour Marine Le Pen ?
Plus maintenant. Ça l’a été pendant longtemps. Elle avait même parlé de son “admiration” pour la Russie. Il y a un chiffre auquel ils sont confrontés issu d’un sondage l’année dernière : chez les jeunes Français de 18 ans à 25 ans qui, à plus de 70 %, considéraient que Vladimir Poutine est un ennemi de la France. C’est une réalité avec laquelle le RN sera obligé de faire.
Pour autant, la personnalité autoritaire de Poutine plaît à Marine Le Pen. Elle est basée sur le mythe du sauveur qui surgit du peuple. Et qui ressemble comme deux gouttes d’eau à des personnalités populistes comme le général Boulanger, ou Jean-Marie le Pen. Et qui dit vouloir rétablir l’ordre et une hiérarchie sociale légitime. Cela a été tout le discours de Poutine pour se justifier de sa prise de pouvoir…
Olivier SCHLAMA
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