Musée Soulages : L’Outrenoir vit bien avec le “chat” et des machines rabelaisiennes…

Gilles Barbier assis sur son Terrier... "J'ai eu une révélation après avoir lu ce qu'avait fait un soldat nippon, Shoichi Yokoi, soldat de l'empire japonais qui stationnant sur l'île de Guam, durant la Seconde Guerre Mondiale survécut 22 ans dans un terrier. Il refusa la défaite. Ni perdre ni se rendre..." Photos : Olivier SCHLAMA

De nouvelles oeuvres de Pierre Soulages sont à découvrir au musée qui porte son nom à Rodez ainsi que deux autres artistes invités : le Belge Philippe Geluck et le Marseillais Gilles Barbier, deux univers différents, poétique et caustique, mais complémentaires !

Au musée Soulages, chaque tableau du maître de l’Outrenoir est une friandise envoûtante. Le Ruthénois Soulages, bientôt 102 ans, a passé toute sa vie à être guidé par cette recherche d’absolu. “Chez moi, c’est le vrai bordel”, fait accroire en écho, volontiers provocateur, le plasticien Gilles Barbier. Geluck, le dessinateur du Chat, qui expose, lui aussi, dans ces belles salles en faisant le guide aux tableaux noirs, renchérit avec ses sentences jamais méchantes, toujours drôles. Deux artistes hauts en couleur face au noir puissant de Soulages qui bat des records en salles des ventes ! Trois  artistes à l’opposé mais ça marche !

Si Soulages, c’est l’intériorité, Barbier, lui, met d’abord les pieds dans le plat

L’Orgues à Pets, de Gilles Barbier, au musée Soulages de Rodez. Photos : Olivier SCHLAMA

Provocateur, Gilles Barbier est sculpteur, peintre, dessinateur. C’est un surdoué de l’imaginaire. Ses oeuvres interrogent, questionnent, dérangent. Si Soulages, c’est l’intériorité, Barbier, lui, met d’abord les pieds dans le plat. Et ses tripes sur la table. Il extériorise. Il expectore. Il explore à ciel ouvert. Mais ce n’est jamais gratuit. Au musée Soulages de Rodez, Barbier expose ses avancées vers son absolu ; il a appelé cela les Machines de production (jusqu’au 26 decembre).

Voir derrière le trivial, le vulgaire…

Chez lui, c’est une introspection permanente qui ne dit pas son nom. Finalement, son but n’est pas si différent d’un Soulages transcendant. Certes, il faut d’abord franchir une sacrée étape psychologique. Derrière le trivial voire le pseudo vulgaire ou le scatologique, il développe de vraies idées artistiques. Né au Vanuatu, un archipel de 80 îles dans le Pacifique, avec 55 dialectes vivant à Marseille, Barbier expose comme une provocation L’Orgue à Pets, qui trône dès l’accueil du musée Soulages. Comme un inénarrable instrument de musique, fonctionnant avec les vents humains… Flatulences, outrances d’un pétomane figuré par un mannequin en costume aussi vrai que nature… Les machines rabelaisiennes de Barbier ont l’humour caustique.

En tant qu’artiste, j’essaie de donner une version de ce monde…”

Gilles Barbier
La Méga Maquette de Gilles Barbier. Ph. O.SC.

Il dit : “Aujourd’hui, il y a cinquante canaux d’information possible ; ils s’adressent à tous en même temps. De canaux où tout se vaut tout et tout et n’importe quoi cohabitent ; c’est la même chose. C’est une vision du monde. En tant qu’artiste, j’essaie de donner une version de ce monde. Et de rendre ces informations visibles. Ce qui m’intéresse c’est l’énigme de l’humain…”, dit-il en substance.

Faut savoir comprendre ce langage schizophrénique mais qui paraît totalement cohérent de Barbier, né dans un pays où l’on parle 55 dialectes… Dans la salle du bas, 520 mètres carrés pour accueillir ses oeuvres débridées et intelligentes. Il y a rassemblé cinq ensembles majeurs. Outre l’Orgue à Pets ; il y a la Boîte noire, La Méga Maquette, Le Terrier, Les Soupes et des gouaches inédites.

“La Boîte Noire représente les faits marquants de ma vie”…

À propos de la Boîte Noire, sorte de manège géant avec des modules représentant chacun un pan de ce qui m’a marqué dans ma vie” qui tourne sur eux-mêmes avec des quatre grands tourniquets/cimaises pour 96 gouaches, avec des dessins noirs animés par un invisible système d’horlogerie sous l’estrade. “C’est ma mémoire ! C’est une pièce que je fabrique depuis 30 ans… Il s’agit de donner une cohérence à quelque chose qui n’en a pas nécessairement, que l’on reconstruit jour après jour, en permanence… Je le cale à chaque fois dans mon parcours artistique.”

Gulliver et lilliput…

La Boite noire. Ph. O.SC.

La Méga Maquette ? “C’est un carnet de bord”, dit-il en trois dimensions. “C’est la vision d’un monde en réduction tel qu’a pu l’avoir à sa manière l’astronaute Thomas Pesquet”, a souligné Benoît Decron, directeur du musée Soulages. Dans ce Lilliput, chacun se prend pour Gulliver qui peut même lire des pages reproduites fidèlement le Larousse Illustré de 1966…

Vingt-deux ans dans un terrier

Vint le Terrier. L’inconscient peut ici se mettre à l’oeuvre. “J’ai eu une révélation après avoir lu ce qu’avait fait un soldat nippon, Shoichi Yokoi, soldat de l’empire japonais qui stationnant sur l’île de Guam, durant la Seconde Guerre Mondiale survécut 22 ans dans un terrier. Il refusa la défaite. Ni perdre ni se rendre. Ça me rappelle aussi des artistes complètement fous qui font bouillir des bouteilles de coca pour les faire fondre et verser le tout sur des nids de fourmi. Cela donne des formes géniales qui ressemblent à nos neurones et nos intestins. Et c’est bien là que tout se passe pour l’homme. C’est du Ant Art.” Ce qui est l’essence de son travail.

Kafka, Lewis Carroll, Diogène…

L’une des oeuvres de Soulages remises en valeur par de nouvelles scénographies. Ph. O.SC.

Pour le conservateur du musée, cette oeuvre lui fait penser au fugitif-meurtrier qui s’était caché dans les Cévennes il quelque jours. On peut aussi penser à Kafka et son fameux Terrier (1923) à Alice de Lewis Carroll, à Alexandre le Bienheureux, joué au cinéma par Noiret, et qui campe un personnage qui ne veut rien d’autre que s’entourer de tout ce dont il a besoin pour vivre dans sa chambre, refusant la société. On peut aussi faire référence à Diogène… Le Terrier, c’est une oeuvre désarçonnante. Questionnant aussi nos références géométriques. Or, là le sol n’apparaît plus comme une limite…

Tout ce qui peut amener les gens à entrer dans un musée et pourquoi pas ensuite à apprécier d’autres oeuvres sont les bienvenus”

Benoit Decron, conservateur du musée Soulages
Ph. O.SC.

On peut ensuite aller voit et revoir les magnifiques oeuvres, dont certaines majeures, de Pierre Soulages dont la lumière de Sète a sans doute pesé dans ses variations d’Outrenoir et qui a fait récemment flamber les salles de vente. Pour cette réouverture, le musée – 135 000 visiteurs en 2019, dont la majeure partie viennent d’Occitanie – dispose de 500 oeuvres du maître de l’Outrenoir, dont 18 nouvelles. De 1934 à 2019. La direction du musée a davantage investi une vaste salle avec une mise en valeur particulière de certaines oeuvres qui cohabitent donc avec 25 dessins de Geluck (1) et bientôt un vase de Sèvres, une présentation la “plus représentative au monde du travail de Soulages”.

On remarquera l’oeuvre de 1996, comme si la matière avait été dressée à la limaille de fer. Ou cet autre tout en hauteur, de 2019 représentant la “longévité”, selon Soulages qui en connaît un brin. “Geluck ? Il n’y a pas d’art mineur. Ses tableaux introduisent même magnifiquement à l’oeuvre de Soulages. Tenez, hier, j’ai vu les gens du commissariat qui me demandaient jusqu’à quand on pourra voir les Geluck ? Les boulangers, les commerçants…, tout le monde aime Geluck et c’est une vraie porte d’entrée au musée. Et tout ce qui peut amener les gens à entrer dans un musée et pourquoi pas ensuite à apprécier d’autres oeuvres sont les bienvenus.”

Pas de différence entre le populaire et le savant

Quand la poésie se reflète dans l’Outrenoir… Ph. Olivier SCHLAMA

À ceux qui tordraient la bouche, Benoît Decron leur répond que “personne n’a le droit de dire que l’oeuvre d’un artiste n’est pas belle”. Il ne fait “pas de différence entre le populaire et le savant”. S’agissant de la polémique initiée par la Canard enchaîné : “Non, le Chat de Geluck – que j’ai invité – n’a pas pris la place de Soulages”, a encore confié le conservateur soulignant que le musée pourrait être bientôt agrandi et qu’il ferait sans doute appel à d’autres illustrateurs. “Les USA le font depuis longtemps… Attention, nous n’avons pas la vocation à devenir un catalogue Panini mais j’aime bien les illustrateurs…” La cohabitation entre les pitreries du Chat, les délires quasi-scatologiques de Gilles Barbier est réussie.

De notre envoyé spécial à Rodez, Olivier SCHLAMA

  • Le musée Soulages est un établissement public réunissant plusieurs collectivités. Il reçoit quelque 135 000 visiteurs (chiffres 2019). Son budget est de 2,9 M€, couvert à 60 % par l’autofinancement (vente de billets d’entrée, location de salles, etc.). La boutique représente 300 000 € de chiffre d’affaires.
  • (1) Inaugurée quelques jours avant le second confinement et la fermeture des musées, l’exposition “Le Chat visite le musée Soulages” qui aurait dû s’achever le 9 mai a finalement été prolongée jusqu’au 26 septembre à Rodez. Une visite guidée pleine d’humour en vingt-cinq dessins et peintures.
  • Lire une vidéo où Gilles Barbier présente son travail 👉 ICI
Le travail de Soulages est mis en valeur par un éclairage artificiel intelligent qui rend toutes les nuances de l’Outrenoir… La vision est quasiment cinématographique. “On y voit tous les tons de gris, de noirs”, dixit le conservateur, Benoît Decron. Photo : Olivier SCHLAMA
Une oeuvre figurant ici la longévité. Photo : Olivier SCHLAMA
Le musée Soulages réalisé en acier Corten, en accord avec la couleur de la cathédrale de Rodez. Photo : Olivier SCHLAMA

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