Le futur, côté obscur : “La série Black Mirror a anticipé la pandémie”

Y a-t-il un avenir où l’homme sera moins esclave des nouvelles technologies qui l’asservissent de plus en plus ? Fataliste, extrêmement bien réalisée, la série culte d’anticipation Black Mirror répond par la négative. Pas Vincenzo Susca, enseignant-chercheur en sociologie à Montpellier, qui publie avec Claudia Attimonelli, socio-sémiologue à Bari, un livre passionnant.

The Twilight zone (1959-1964), Star Trek (1966-1969) ou plus récemment Game Of Thrones (2011-2019)… Les séries télévisées, dites d’anticipation, accompagnent nos vies. Donnent un écho à nos peurs et nos fantasmes et les exacerbent parfois, alimentant nos réflexions. Comme un miroir. Il y en a une qui surpasse ses prédécesseures : la bien nommée série culte Black Mirror à propos de laquelle Vincenzo Susca, enseignant-chercheur en sociologie à l’université Paul-Valéry de Montpellier et sa compagne Claudia Attimonelli, socio-sémiologue à l’Université Aldo-Moro, à Bari (Italie), ont consacré un livre qui sort dans quelques jours (1).

Conséquences des nouvelles technologies

Produite à l’origine en Grande-Bretagne, d’abord diffusée sur Channel 4 de 2011 à 2014, la série l’est depuis par Netflix. Le titre Black Mirror fait référence aux écrans omniprésents qui nous renvoient notre reflet. Sous un angle noir et souvent satirique, elle interroge les conséquences inattendues que pourraient avoir les nouvelles technologies, et comment ces dernières influent sur la nature humaine de ses utilisateurs et inversement.

“Algorithmes et réseaux sociaux prévalent sur les individus en annihilant la rationalité…”

Elle représente bien plus, selon Vincenzo Susca, enseignant-chercheur, vivant entre Montpellier et Bari (Italie) : “C’est un fait socioculturel emblématique du monde contemporain qui esquisse la société du futur en décrivant de manière paroxystique ce que nous vivons déjà,  la dystopie au cœur du quotidien. Voici un spectacle, un musée, une prison et un jeu vidéo où la technique, les algorithmes et les réseaux sociaux prévalent sur les individus en annihilant la rationalité sur laquelle nos sociétés se sont fondées.” Une “Œuvre totale ayant anticipé notre condition suite aux mesures adoptées pour contrer la pandémie de Covid-19, la création de Charlie Brooker explore la médiatisation de l’existence dont nous faisons l’expérience entre trolls, haters, sexting, surveillance, stories, cancel culture et analyse prédictive.”

Chaque épisode explore notre rapport à un sujet où la technologie asservit l’homme

Pourquoi disséquer cette série culte ? “Avec ma compagne, Claudia Attimonelli, nous sommes des passionnés de séries. Black Mirror est très innovante, dont le regard est brillant et ce, à partir de notre quotidien. Au contraire, d’autres formes de science fiction, celle-ci a strictement à voir avec la manière dont nos existences se déroulent aujourd’hui.”

Les scénarios sont si proches de notre présent… Deux vieux amis de fac qui se retrouvent et jouent à un mortal combat en réalité virtuelle et qui, au lieu de battre, font l’amour à distance – le plus “fort jamais vécu”-, sous l’apparence de deux avatars de combattants, l’un masculin, l’autre féminin… Un implant qui enregistre tout ce que l’on fait ou ce que l’on voit… ; un service qui permet de prendre contact avec les morts… Chaque épisode est une histoire en soi et explore notre rapport à un sujet où la technologie asservit l’homme. Autre sujet, parmi des dizaines d’épisodes déclinés désormais en cinq saisons, une jeune femme timide et une fêtarde extravertie nouent un lien si puissant qu’il défie les lois de l’espace et du temps (l’épisode baptisé San Junipero a reçu un Emmy Award du meilleur épisode de série en 2017), etc.

“Cette série, formidable par ailleurs, commet cette erreur : elle est très nostalgique”

Entre science fiction et, en creux, satire sociale, Black Mirror nous donne à voir ce que pourrait être notre futur proche. Miroir déformant ou fidèle de notre propre réalité ? Soulignant un futur cauchemardesque ? “Au contraire de la science fiction classique, Black Mirror celle-ci reflète notre quotidien par trop loin dans le futur.” Il ajoute : “L’analyse du créateur de la série est lucide ; la photographie est fidèle. L’interprétation, elle, est biaisée.”

Il précise sa pensée : La série raconte comment les hommes dépendent de plus en plus de la technique, de la technologie. Nous-mêmes nous sommes de plus en plus dépendants des autres. L’homme a perdu sa place en tant que centre du monde. La rationalité est moins importante que d’autres dimensions. En revanche, la puissance vient du quotidien et de toute forme de résistance.” Le scénario joue-t-il trop sur nos peurs et écrit notre scénario à l’avance ? “La série ne prend pas en compte cette grande capacité l’art de résister, de survivre, de recréer, de détourner, de s’approprier les choses. A notre avis, cette série formidable par ailleurs, commet cette erreur en ce qu’elle est très nostalgique”, glissant entre scénarios glaçants et chutes fatalistes.

“L’homme garde son destin en main, c’est l’enjeu du livre”

Dans la série, l’homme totalement maitre de soi n’est plus de ce monde. L’homme 100 % rationnel, non plus. “Trop nostalgique. Trop humaine, comme le disait Nietzche. S’il comprend cette perte d’humanité, il ne saisit pas bien ; dans la série, le côté vital de l’espèce humaine qui fait que son destin n’est pas écrit une bonne fois pour toutes. L’homme garde son destin en main, c’est l’enjeu du livre.”

Et la pandémie ? “Cette série anticipe complètement le contexte de la pandémie. Ce n’est pas un hasard. Il y a quelques mois Netflix a fait circuler des publicités dans la rue, à Barcelone ou Madrid, où il y avait écrit que la saison 6 était sortie. Il y avait un miroir sur les affiches. La saison 6 est finalement devenu le quotidien dystopique. Nous en sommes arrivés à une vision de la société basée sur l’idée d’un corps sain qui l’emporte sur le corps libre. La rationalité de la techno-science l’emporte sur les émotions, sur l’être ensemble. On a accepté une forme de surveillance généralisée que même pas les régimes autoritaires n’avaient imaginés, au nom de la sécurité et de la santé.”

La peur, la culpabilité et un Black Mirror matérialisé…

Comment en est-on arrivés à être complices de cette forme de déshumanisation ? Pour l’illustrer le sociologue évoque la pandémie. “On est arrivés à cela à cause de la peur. Avec la collaboration de la communication, cela a agi sur nos libertés personnelles et collectives. Avec l’arme cachée du sentiment de culpabilité qui s’ajoute à tout cela. Une culpabilité qui vient du fait que l’on nous dit que c’est pour protéger les plus fragiles qu’il faut renoncer à sa liberté. Donc, si on mélange la peur d’être contaminé avec ce sentiment de culpabilité – être possiblement responsable de la mort d’autrui- vous en arrivez à un Black Mirror matérialisé.”

Pandémie : “Version exacerbée de notre vie quotidienne devenue dystopique ?”

“Le hasard a voulu que notre réflexion sur Black Mirror rencontre les circonstances tragiques induites par la pandémie du coronavirus. Est-ce vraiment un hasard ? Ne s’agit-il pas plutôt, simplement, d’une manifestation de plus du monde tel que le décrit la série anglaise ? N’est-ce pas juste une version exacerbée de notre vie quotidienne devenue dystopique ? Beaucoup s’en sont bien avisés, comme l’attestent diverses interventions, pancartes et images, dont le mème devenu célèbre : I don’t like this episode of Black Mirror.” 

Imaginer une nouvelle “chair”

Comment s’affranchir de cette colonisation de l’esprit…? “En fait, on ne peut pas revenir en arrière. On a fait des bonds technologiques. On a perdu de l’autonomie. Mais la fin de cet humanisme ne veut pas dire la fin des hommes. Il y a encore la possibilité d’une forme de vie et d’être ensemble. Plutôt que de regretter l’homme qui n’est plus là, il faut bien comprendre ce qui est en train de naître. Hélas ! pour le comprendre, il faut passer par un grand sacrifice, pas seulement symbolique. Celui de l’homme que nous avions idéalisé depuis la Renaissance jusqu’à la moitié du XXe siècle. On pourra, connecté à l’environnement technique, imaginer une nouvelle société, une nouvelle “chair”. Quelque chose est en train de naître. Il faut avoir le courage de le voir, même si ça ne nous plait pas…”

Olivier SCHLAMA

Black Mirror et l’Aurore numérique. Nos vies après l’humanisme, Claudia Attimonelli et Vincenzo Susca, en librairie le 23 MARS 2021. Éditions Liber, Montréal.

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