Festival Nostre Mar/Perpignan : “Il y en a assez que l’antiracisme rase les murs”

Le Mémorial du camp de Rivesaltes. Photo : Hervé Leclair.

Du 27 juin au 3 juillet, se tient la première édition du festival Nostre Mar à Perpignan, Argelès-sur-mer et Rivesaltes organisé par SOS Racisme. Concerts, débats, conférences, marche des fiertés… Une réponse “plus globale”, comme l’explique l’historien Nicolas Lebourg, spécialiste de l’extrême-droite, aux trois jours de commémoration par le Cercle algérianiste des 60 ans de l’exode des pieds-noirs d’Algérie. Le président de SOS Racisme, Dominique Sopo, renchérit : “Soixante ans plus tard, il est temps de construire un rapport serein à ce passé-là…”

Quel est le programme de Nostre Mar ?

Nicolas Lebourg : C’est une semaine consacrée à l’unité et aux diversités du monde méditerranéen. On part le lundi de la pluralité des passés difficiles, avec des journées aux mémoriaux d’Argelès et de Rivesaltes quant aux guerres d’Espagne et d’Algérie, on passe par nos présents, avec des expos photos, des films, une conférence du meilleur spécialiste du djihadisme, on finit par réclamer un futur enviable, en manifestant le week-end pour la marche des fiertés à l’appel de LGBT+66 et en faisant des concerts [voir ci-dessous le programme complet et la réaction de la ville de Perpignan (1)].

Comment est née cette idée ?

N.L. : À l’apéro dans un formidable bar à vins de Perpignan, l’Apothicaire. C’était le week-end du 19 mars, on parlait des commémorations pro-Algérie française, on s’est dit qu’il faudrait une offre culturelle différente. Qu’il était fou qu’en tant que méditerranéens on ne nous parle de “notre mer” que dans le ressentiment (guerre d’Algérie, haine des réfugiés…) Et puis, soyons honnêtes la campagne électorale de l’automne, entre réhabilitation de Pétain et envolées sur le “grand remplacement”, donnait vraiment envie de relever le défi du combat culturel.

Pourquoi SOS racisme organise-t-il un festival à Perpignan, Argelès et Rivesaltes au lendemain du festival algérianiste ?

Nicolas Lebourg. Photo : Margot L’Hermite.

N.L. : Il était essentiel de ne pas rester enfermé dans la ville, comme si la question du combat contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT se limitait à critiquer le Rassemblement national, alors que la question est tellement plus vaste. Argelès et Rivesaltes sont des villages qui ont connu de gigantesques camps. Le premier a vu passer 170 000 républicains espagnols. Le second, sous des formes bien différentes, a servi des républicains espagnols aux immigrés clandestins en passant par les Juifs et les Harkis. Si on dit qu’on veut regarder en face la réalité de notre rapport au monde méditerranéen on ne pouvait pas faire l’économie d’y être.

“Une autre approche était possible et, surtout, souhaitable”

Dominique Sopo : Au-delà du climat général qui nous a motivés pour organiser un tel festival, il y a évidemment un contexte local, qui est celui de la réunion d’une partie des milieux algérianistes dans la ville de Perpignan. Il nous a semblé que nous étions face à une initiative tournée vers le passé et le ressentiment, quoi qu’en disent les organisateurs de cette initiative. Nous nous sommes dits qu’il était important d’aborder l’Histoire et les mémoires – souvent douloureuses – uniquement dans l’optique d’un ressassement incapable de regarder ce que fut le système colonial et tourné vers la recherche frénétique des responsables d’exils traumatiques. Au contraire, nous voulions montrer que, face à cette vision qui bloque toute projection commune vers un avenir apaisé et fondé sur l’égale dignité entre tous, une autre approche était possible et, surtout, souhaitable.

Quels sont les dangers d’une telle vision de l’Algérie française ?

N.L. : Socialement, les milieux algérianistes ont, bien sûr, le droit de porter leur vision. Néanmoins, les mémoires dans un syndrome obsidional ce n’est pas la bonne méthode sociale. En tant qu’historien j’ai participé à un ouvrage, qui est justement sorti le 17 mars dernier, et qui réunissait des historiens algériens et français pour explorer toutes les mémoires du conflit. Ça me paraît la bonne démarche : construire un espace intellectuellement normé, transméditerrannéen, pour construire une histoire globale et rationnelle.

DS : La vision nostalgique de l’Algérie française renvoie souvent à une illusion de ce que fut cette période, souvent euphémisée par une partie des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui durent quitter brutalement l’Algérie – leur terre de naissance – lors de la période qui mena ce pays vers l’indépendance. Il faut être capable de regarder l’Histoire en face et d’entendre la pluralité des mémoires. Il le faut d’autant plus que nous pensons que les adultes doivent avoir autre chose à transmettre aux jeunes générations que leurs aigreurs. La guerre d’Algérie a pris fin en 1962. Soixante ans plus tard, il est temps de construire un rapport serein à ce passé-là, aussi ardue soit la tâche. Les milieux algérianistes, enfermés dans le traumatisme de 1962, m’en semblent bien incapables. C’est triste, tragique et dangereux.

On ne peut pas oublier, dans ce contexte, de parler du RN et de son succès historique au niveau national et régional : comment l’expliquez-vous ?

La mairie et l’office de tourisme de Perpignan. Photo : Olivier SCHLAMA

N.L. : En Occitanie, la zone de force du RN c’est l’ancien Languedoc-Roussillon sauf la zone montpelliéraine. Autant dire que le RN remplit le vide dans des territoires enclavés, où on dépend de sa voiture pour acheter son pain, consulter un médecin, aller travailler etc. S’y ajoutent les difficultés socio-économiques et un imaginaire postcolonial diffus, ce que l’historien Benjamin Stora nomme de la belle formule “d’idéologie sudiste”.

Le premier article d’un grand journal disant que Perpignan pourrait devenir la première grande ville lepéniste c’était dans Le Monde en 1993… Ceci dit, avec le Cepel (CNRS-université de Montpellier), la Fondation maison des sciences de l’homme, des chercheurs de l’université de Perpignan etc., on travaille à une très grosse sociologie de cette ville qui permettra de mieux connaître le système de bascule d’un territoire vers l’extrême droite (on peut trouver de premiers résultats ici).

(…) La peur face aux évolutions de notre pays, et notamment, de la part d’une partie de la bourgeoisie de notre pays…”

D.S. : Sur le plan national, il faut également noter que, depuis de nombreuses années, une opération de banalisation a été conduite par le FN : changement de nom, adoucissement du discours, abandon de l’expression récurrente de l’antisémitisme par la direction de ce parti (en rupture avec Jean-Marie le Pen)…

Cette dynamique a été activement accompagnée par de multiples défaillances : complaisances médiatiques envers Marine Le Pen depuis son accession à la présidence du FN, basculement d’intellectuels dans “l’anti antiracisme”, affaiblissement spectaculaire du front républicain au sein de la sphère politique. Pourquoi tant de complaisances ? Au-delà de simples effets d’opportunisme, il faut y voir aussi la peur face aux évolutions de notre pays, et notamment, de la part d’une partie de la bourgeoisie de notre pays (qui a constitué une part non négligeable du vote Zemmour), de la montée en puissance de générations plus métissées entrant en concurrence avec elle-même ou avec ses enfants.

Localement, de Lunel à Perpignan, on sent le RN monter inexorablement, au point que le RN ne fait pas mystère de se préparer déjà aux prochaines municipales.

D.S. : Le RN est un parti politique. Sa fonction est de se placer dans une stratégie de conquête du pouvoir. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’il cherche à conquérir de nouveaux espaces. C’est le contraire qui serait étonnant ! La question est de savoir ce que les autres forces politiques sont capables de mobiliser au sein de la société pour répondre à cette offensive déjà ancienne.

Dans les années 1980, il y eut de grandes marches et de grands événements, concerts, etc. Contre le F’haine. Force est de constater que cela fut un emplâtre sur une jambe de bois… En passer par la culture, les conférences, les explications, est-ce un moyen efficace de lutte ? N’y a t il pas autre chose à inventer ? Des états généraux… ?

N.L. : Je crois que le combat culturel doit être polymorphe justement. Dans ce festival, il y a des conférences avec des chercheurs extrêmement brillants, mais aussi une semaine des cuisines méditerranéennes dans deux restaurants, des DJ dans des bars etc. Il me semble qu’on échoue si on ne fait qu’une de ces choses, qu’il faut une diversité de portes d’entrée. C’est pour ça qu’on continuera à chercher à diversifier, peut-être que l’an prochain on fera aussi du théâtre, de la bédé, que sais-je. Mais aussi je crois qu’il ne faut pas juste être “contre”.

Il faut arrêter d’avoir l’antiracisme honteux, et dire qu’on est “pour” une société plus ouverte, “pour” le fait d’aimer la civilisation méditerranéenne et donc d’assumer que nous avons des modes de vie qui ont à voir avec les habitants de ses autres rivages. Il ne s’agit pas d’être naïfs, on regarde difficultés et tragédies en face. Mais il y en a assez que l’antiracisme rase les murs.

D.S. : Les combats menés ne sont jamais vains. Depuis les années 1980, la France a connu de grandes évolutions. Les crimes racistes ont fortement reflué, le front républicain a permis pendant de nombreuses années de mettre à distance l’extrême-droite des cercles du pouvoir (et heureusement !), les populations d’origine maghrébine et subsaharienne ont une présence de plus en plus normalisée dans notre société (l’indice de “tolérance”, indice composite calculé par la CNCDH, a fortement augmenté depuis les années 1990…). Mais le combat pour plus d’égalité et davantage de fraternité est un combat à sans cesse mener.

Et ce d’autant que la plus forte présence des enfants issus de l’immigration dans les postes de direction, dans l’espace médiatique, dans le monde politique crée des résistances, des inquiétudes, des peurs, des haines… C’est ce moment que nous vivons depuis quelques années, avec l’aide d’ailleurs des forces islamistes dont il faut avoir en tête que leur but – revendiqué dans leurs écrits – est, à force d’attentats, d’amener les non-musulmans à frapper les musulmans afin de recruter davantage parmi ces derniers. Fau-il alors réinventer des ofrmes d’acrions ? Oui, il faut toujours réinventer, toujours innover, toujours réfléchir aux moyens d’entraîner la société vers moins de racisme, d’antisémitisme, de haine de l’autre.

On ressent un enracinement fort dans le Gard, l’Hérault, les P.-O., l’Aude, un peu partout en Occitanie. Il y a des cas d’école comme Sète (7e de l’Hérault), où le FN était largement marginalisé, et dont la circonscription vient de tomber aux mains du RN en regardant fortement vers les prochaines municipales. Comment l’expliquez-vous ?

N.L. : Dans cette circonscription, 76,7 % des gens doivent utiliser leurs voitures pour aller travailler, alors que si vous regardez les vingt circonscriptions où Marine Le Pen a eu ses plus mauvais résultats, ce taux est en moyenne de 48  %. Dans la septième, 21,2 % des gens sont sous le seuil de pauvreté, contre 14,5 % nationalement.

On ne voit pas comment ces gens ne seraient pas réceptifs à un discours qui lie déclassement de la nation et déclassement individuel”

Cela monte même au tiers chez les moins de 30 ans. En outre, les personnes ont moins de chances de pouvoir s’adapter aux emplois en croissance actuellement, avec un taux de bac +5 à 8 % quand il est en moyenne à 23,5 % dans les vingt pires circonscriptions pour Marine Le Pen. On ne voit pas comment ces gens ne seraient pas réceptifs à un discours qui lie déclassement de la nation et déclassement individuel.

D.S. : Marine Le Pen et son parti lient effectivement déclassement de la nation – associée aux étrangers et à leurs enfants – avec le déclassement individuel. Et elle offre comme réponse une forme de « nationalisme de l’Etat Providence ». Il appartient aux autres forces politiques de ne pas faire preuve de faiblesse ou de complaisance face à ces glissements qui séduisent et de produire une autre séduction, fondée sur notre Histoire et la promotion de l’égalité notamment issue de la force de la Révoilution française.

Propos recueillis par Olivier SCHLAMA

  • (1) Liberté, Égalité, Méditerranée : du 27 juin au 3 juillet se tient la première édition du festival  Nostre Mar à Perpignan, Argelès-sur-mer et Rivesaltes. Concerts, débats, conférences, marche des fiertés, initiation à la cuisine méditerranéenne, expositions et projections, durant une semaine, le festival Nostre Mar a la volonté “d’articuler la Liberté, l’Égalité, et la Méditerranée”. Avec le président de SOS Racisme, Dominique Sopo, le chercheur Nicolas Lebourg, les conférenciers Pascal Blanchard, Éric Savarese, Xavier Crettiez, Marie Sumalla ; ainsi que le dessinateur Steve Golliot-Villers, ou encore le photojournaliste Idhir Baha.
  • Par ailleurs, l’entourage du maire de Perpignan, Louis Aliot, réagit : “Nous ne voyons pas pourquoi ce festival sur l’antiracisme et l’antisémistime se déroule à Perpignan. Perpignan n’est ni antisémite ni raciste. Nous ne voyons pas non plus le rapport avec le Cercle Algérianiste qui, qu’on le veuille ou non, commémore un événement historique…”

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