Démoustication : Pour les magistrats financiers, l’EID doit se doter d’une stratégie claire

Moustique-tigre (Aedes albopictus) femelle de moustique-tigre (Aedes albopictus) est une espèce originaire d'Asie du Sud-Est et de l'Océan Indien. C'est son corps, noir tigré de blanc, qui lui a donné son nom. En zone tropicale, il peut inoculer une trentaine de virus, propageant le chikungunya, le virus du Nil occidental, l'encéphalite de Saint-Louis, la dengue, le virus zika.

Des compétences enchevêtrées empêchent le bon fonctionnement de l’organisme : le moustique classique, des marais, ce sont les départements via l’Entente interdépartementale, qui s’en chargent ; le “tigre”, c’est l’Etat… La CRC préconise de définir une stratégie. Laurent Décamps, DG de l’EID, s’y engage.

Chargé de la régulation du moustique, l’EID (Entente interdépartementale de démoustication) est une institution. Le rapport que la Chambre régionale des comptes vient de publier concerne cet organisme créé il y a soixante-cinq ans pour que le littoral soit moins inhospitalier. Pour que le moustique, principalement celui des marais, à l’époque, qui volète sur plusieurs dizaines de kilomètres s’il le faut pour trouver gîte et couvert, n’empêche pas le développement des stations balnéaires du littoral voulue par la fameuse mission Racine. Et rende puis garde notre littoral vivable.

220 communes, des Albères aux Bouches-du-Rhône

Plus de 1,6 millions d’habitants, répartis dans 220 communes, des Albères aux Bouches-du-Rhône (il est compétent sur les P.-O., l’Aude, l’Hérault, le Gard et les Bouches-du-Rhône), doivent une fière chandelle à cet organisme qui salarie une centaine de personnes et dispose d’un budget de 12 M€ annuels, abondés par les départements et la région mais aussi indirectement par les communes auxquelles les départements demandent de mettre la main à la poche.

Un hélico de l’EID. Ph. EID.

Seulement voilà, ce rapport intervient alors que l’EID est placée sous le tir croisé des communes, parfois critiques, et du public qui remettent en cause l’efficacité – pourtant réelle – de son action perturbée par la nécessité d’une nouvelle stratégie. Dans le cas particulier du “tigre”, seule la prise de conscience de chacun, à son domicile, (renverser les coupelles d’eau, entre autres) peut limiter la prolifération. C’est aussi l’occasion de mettre en lumière les difficultés auxquelles l’EID est confrontées et peut-être même l’aider à en sortir.

“Des difficultés de trésorerie rencontrées”

La prolifération du moustique tigre qui a déjà conquis 71 départements et l’intégralité de l’Occitanie a, de fait, changé une partie de la stratégie de l’EID qui est désormais inscrite dans “un marché concurrentiel” et doit répondre à des appels d’offres, notamment des ARS, bras armé de l’Etat sur la lutte contre les moustiques porteurs de maladies. Depuis 2020, départements et régions ne sont “plus en première ligne. Le rôle du maire pour limiter la prolifération est réaffirmé”, note le rapport. “Il est le garant en matière d’hygiène et de salubrité publiques” depuis un décret du 29 mars 2019. Bref, ce n’est pas simple pour l’EID – et sa trésorerie – qui “connaît de grosses difficultés, le fonds de roulement baisse parce qu’il y a eu des contributions manquantes et que l’EID a choisi de ne pas recourir à l’emprunt”, décrypte Valérie Renet. Aujourd’hui, “tout le monde paie”, certifie Laurent Decamps, DG de l’EID.

“Des investissements importants reportés”

Valérie Renet, présidente de la Chambre régionale des comptes d’Occitanie. DR.

La présidente de la Chambre régionale des comptes détaille :C’est donc plus difficile d’effectuer des investissements importants. Deux ont par exemple été reportés, un aérodrome à Candillargues qui sert pour l’épandange par voie aérienne et qu’il faut moderniser comme une aire de lavage.”

Le message de la CRC : “Il faut donc prioriser les actions. Il faut aussi améliorer les relations avec les financeurs ; mieux informer et communiquer et rendre davantage compte l’utilisation de l’argent ; quel usage en est-il fait et sur quels territoires.” Troisième levier préconisé : “Revoir le modèle économique. Car si l’EID devait continuer à lutter contre le tigre, il lui faudrait répondre à des appels d’offres susceptibles d’être retenus. Il peut aussi, parallèlement, proposer des interventions payantes ; dans ce cas, il faut faire attention à la cohérence de la tarification.”

Définir un projet stratégique

Risque de la nuisance ouest Hérault lors de la semaine du 21 mai 2024 Doc EID Méditerranée

Ce n’est pas tout. les magistrats demandent à l’EID de justement “définir un projet stratégique. Puisque les moyens ne sont pas extensibles, que les interventions se démultiplient, que le coût du biocide et de l’énergie augmentent, etc., il faut faire des arbitrages. Quels sont les cibles prioritaires à financer ; quels sont les objectifs ; qu’il y ait une ligne directrice”.

Le budget de 12 M€ de l’EID se décompose en 10 M€ de ressources institutionnelles (les départements concernés et la Région Occitanie) et 2 M€, issus d’appels d’offres sur la lutte anti-vectorielle. “Pourquoi l’avons-nous contrôlé ? C’est un organisme qui bénéficie de financements publics. Et cela résonnait, aussi, avec une autre enquête que nous terminons pour octobre sur le littoral, précise Valérie Renet. Nous avons regardé comment pas mal de communes et intercommunalités se saisissent des enjeux liés aux risques naturels et environnementaux dans le cadre du changement climatique.”

L’EID, le bon outil mais qui “repose sur des accords politiques assez anciens pas assez clairs”

Le virus du chikungunya, un exemple de virus globe-trotteur transmis par les moustiques (d’après Weaver et al., 2015)

La magistrate financière pointe que cet organisme est intéressant puisqu’il permet de mutualiser les moyens sur une bande littorale très étendue. Aucune collectivité n’aurait pu intervenir sachant que le moustique des marais, dont la régulation était la mission d’origine de l’EID, se déplace sur des dizaines de kilomètres”. Mais cette mutualisation “repose sur des accords politiques assez anciens, des années 1970, et qui ne sont pas suffisamment transparents et clairs en ce qui concerne les critères d’attribution des contributions de chacun”.

“Ce financement n’est pas suffisamment en lien avec le service rendu réellement”

Aedes albopictus, moustique tigre. Ph. EID

Ce n’est donc pas un calcul qui tient compte de la population ? “Non, ce serait trop simple, confie encore Valérie Renet. Surtout que “les départements répercutent une partie de leurs contributions aux communes concernées. Il y a donc aussi un financement des communes. Et la région, qui, elle, ne peut pas répercuter, revendique être le plus gros contributeur net. Là, il y a un problème : il n’y a pas de comptabilité analytique assez poussée. Ce financement n’est pas suffisamment en lien avec le service rendu réellement dans chaque territoire et avec les dépenses constatées les années précédentes.”

L’EID se base surtout sur des “anticipations sur les années à venir. Du coup, il y a des tensions parmi les financeurs, certains estimant ne pas trop pourquoi ils financent ; cela crée des tensions. Des contributeurs ne veulent plus payer (…)” Après “les gens peuvent se poser la question des traitements… Evidemment que l’action de l’EID sert : il y a des habitants dans la bande littorale et des touristes. S’il y avait trop de moustiques, personne n’y viendrait ou habiterait cette bande littorale”. 

“Il faut prioriser les actions à mener”

Aedes caspius, Ph. EID

Quels sont les leviers pour rendre l’action de l’EID plus efficace ? “Il faut prioriser les actions à mener. La mission historique, c’est la régulation du moustique du marais. Or, l’EID a des missions facultatives dans ses statuts comme la lutte antivectorielle, envers un moustique qui véhicule des maladies, à la demande des autorités. En l’occurence, c’est le “tigre” chez nous. L’organisme réalise aussi d’autres travaux de gestion et protection des espaces naturels, de la recherche-développement et des actions de formation.”

Quant au moustique tigre, on est donc sur un “marché concurrentiel. Le cadre juridique s’est compliqué. En 2010, a remis à l’Etat – via les ARS – la compétence de lutte et de mesures à prendre pour la démoustication quand il y a menace pour la santé de la population”. Comme la dengue, le chikungunya ou le zika. Bizaroïde : le moustique, quel qu’il soit, il en existe des centaines de variétés et certaines sont porteuses de virus et autres bactéries comme le west nile. “Il y a donc des choses à éclaircir sur les compétences…”

“Nous disons à l’EID : c’est intéressant que vous soyez un opérateur unique. De mutualiser les moyens. Mais comme il y a ce problème de gouvernance financière, de tensions avec les financeurs, il faut à la fois pour asseoir ce consentement et ajuster les moyens, il faut prioriser vos actions, parce que vous n’avez pas les moyens de tout faire.”

Enchevêtrement des compétences

Pour autant, l’EID fait toujours de la lutte anti-moustiques ! “Oui, c’est à la main de l’ARS qui lance des appels d’offres auxquels répondent des opérateurs publics ou privés !” Aujourd’hui, comme personne n’est prophète en son pays, l’EID travaille pour le compte de l’ARS… Paca ! Mais pas pour l’ARS Occitanie… Cette dernière avait lancé un premier appel d’offres en 2020 auquel l’EID avait refusé de candidater (l’argumentaire avait été : il y a une obligation de résultats ; la validité c’était une année ; il n’a pas de montant ni minimal ni maximal…)” 

Salins de Frontignan de nuit. Photo : @EID Méditerranée.

Et de préciser : “L’EID voulait juste signer une convention. Un nouvel appel d’offres avait suivi auquel l’EID avait candidaté mais n’avait pas été retenue. C’est un opérateur privé – Altopictus – qui avait remporté ce marché. C’est le problème de cette articulation des compétences. Et comme il y a des problèmes financiers, l’exercice de sa première mission historique pourrait être une variable d’ajustement”.

Interrogé, Laurent Décamps, DG de l’EID, confirme : “Nous n’avons pas été retenus par l’ARS Occitanie qui a préféré un autre opérateur. Alors que nous n’étions pas les plus chers. Bizarrement, nous n’avons pas été retenus alors que l’EID est très compétitive techniquement et financièrement. Dommage que l’Etat ne soutienne pas un opérateur public…”

“Nous allons faire un projet d’établissement”

Laurent Décamps, DG de l’EID. Ph EID

Sur le rapport lui-même, Laurent Decamps répond : “Il y a des points positifs, comme la mutualisation des moyens, dans ce rapport qui ne remettent pas en cause l’existence de l’EID sur sa mission originelle. C’est le bon outil : il est pertinent opérationnellement et cela permet d’opérer de gros moyens, avions, hélicos, etc. sur une grande échelle.”

Comment l’EID va-t-elle se positionner, avec une stratégie claire, sur la lutte contre le tigre et le moustique des marais ? Laurent Décamps acquiesce : “Nous allons faire un projet d’établissement et une stratégie. Pour savoir comment on sécurise notre mission originelle ; comment on assoit une gouvernance financière suffisamment solide pour anticiper l’avenir et faire que la démoustication sera toujours possible et efficace à cette échelle. Ensuite, il y a une stratégie envers le “tigre”. Il pique comme les autres. Il est d’actualité parce qu’il “habite” dans les villes et potentiellement il peut transmettre des maladies dangereuses. Avec un risque rapide d’épidémie.”

“Avec l’inflation, les coûts galopent…”

Un traitement aérien par l’EID Méditerranée (70% des traitements qui coûtent 2 M€/an. Ph : EID.

La difficulté financière est-elle liée à des contributeurs qui ne paient pas ? “Désormais, tout le monde paie, certifie le DG. La difficulté financière vient du fait qu’à cause de l’inflation, les coûts galopent ; les interventions aussi ; les produits que nous achetons sont fabriqués par des sociétés en situation monopolistique. Un seul est autorisé, le BTI, nous l’achetons aux USA. Et les ressources des collectivités, elles, sont limitées.”

Et les durées d’intervention peuvent être allongées. “C’est très variable d’une année sur l’autre, souligne Laurent Décamps.L’année dernière, nous avons connu l’année la plus basse depuis 25 ans en termes d’interventions et cette année, cela va être la plus haute depuis 25 ans ! En cause, il y a le réchauffement climatique. Quand il arrête de pleuvoir longtemps dans une zone, les moustiques pondent quand même leurs oeufs et à la première pluie, on assiste à des éclosions exceptionnelles. Entre Sète et Agde il y a trois ou quatre semaines, nous avons connu une situation que nous n’avions pas rencontrée depuis 25 ans.” 

Olivier SCHLAMA

  • Ce mercredi 3 juillet, la CRC a signé une convention avec l’université de Montpellier après avoir organisé une table ronde Les Moustiques, une Affaire d’Etat, avec le chercheur Didier Fontenille. “L’un de mes objectif est d’ouvrir la CRC sur la ville, à la société civile ; de sortir de notre tour d’ivoire, explique Valérie Renet, sa présidente. Nous avons signé une convention également avec l’université de Toulouse sur l’accompagnement des étudiants. Et vis-à-vis de notre nouvelle mission d’évaluation des politiques publiques, nous souhaitons associer les spécialistes-chercheurs de l’université à nos évaluation, soit dans un comité scientifique de suivi, soit pour des travaux conjoints. On aurait aussi pu faire une table ronde comme aujourd’hui pour parler du transport aérien, un rapport que nous avons sorti avant mon arrivée.” Pour croiser les regards avec ceux d’experts “parce que nous sommes des magistrats généralistes”. 
  • La CRC se tourne de plus en plus vers des sujets de société. “La corrida. On travaille sur les maisons des ados ; sur l’accès aux soins ; sur l’accompagnement social des départements ; nous faisons un audit-flash sur les crèches à Montpellier”, confie encore Valérie Renet.

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