Chronique livre : L’espèce humaine dans tous ses états…

Lire, livre, lecture. Photo : Olivier SCHLAMA

Plume noire et éblouissante de Philippe Bonnafon ; la fondamentale révolution d’éducation à la nature de Corine Martel, Sylvain Wagnon et le joli livre Jours de Cette avant Sète, de François Mottier et Jean Brunelin : une fois par mois, le Sétois Alain Rollat propose un rendez-vous littéraire, le Marque-Page. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d’auteurs régionaux issus de maisons d’éditions d’Occitanie.

Un misanthrope…

Quand on est à la fois misanthrope et insomniaque on passe forcément ses nuits blanches à broyer du noir. Mais il y a plusieurs manières de broyer du noir. Philippe Bonnafon, est, en la matière, un broyeur d’exception. Contraint par la maladie à une retraite prématurée, ce professeur de philosophie et de lettres, qui vit dans l’Aude, ne se borne pas, la nuit, à cracher le noir que lui inspire, au quotidien, l’espèce humaine, “cette sale race, ce virus purulent, cette pourriture…”

“La nuit, je n’écris jamais qu’avec du sang”

Son noir, son écoeurement de l’homme, Philippe Bonnafon passe ses nuits à le ressasser, à le malaxer, à le pétrir, à le vomir. Et, à force de brasser ce magma puant comme on foule le moût du raisin, il produit, chaque nuit, une encre spéciale : “La nuit, je n’écris jamais qu’avec du sang”… Une encre sanguine, acide, trempée de soude et de vitriol, avec laquelle il hurle sa rage à coups d’imprécations cyniques : “Putain d’humains !”

Sa santé mentale en souffre mais les textes qui résultent de cette alchimie morbide, truffés de références philosophiques, sont d’une puissance torrentielle que canalise une plume éblouissante. Philippe Bonnafon n’en est pas à son premier gueuloir mais le dernier en date, intitulé Orage dehors… et Rage dedans, est un chef d’œuvre de littérature obsessionnelle.

Quelques brins de tendresse

Le plus extraordinaire est pourtant que subsistent encore, dans les tréfonds abyssaux de cette âme tourmentée, quelques brins de tendresse pour les autres espèces. Loin d’être nihiliste ou suicidaire, Philippe Bonnafon croit “en la grâce de l’écureuil qui vole de branche en branche”, “en la vitesse du guépard”, “en la majesté de l’aigle royal en vol plané…” Il lui arrive même, au détour d’une page, d’avouer son respect pour un médecin de campagne, puis de subir un paradoxal coup de foudre qui le pousse, comme un collégien, à déclarer sa flamme à une jolie caissière de l’hypermarché du coin… Sa plume dût-elle s’en affadir on souhaite à ce putain d’écrivain un peu de rose au cours de ses prochaines nuits…

  • Orage dehors… et Rage dedans, Philippe Bonnafon, Jets d’Encre, 220 pages, 19,35€.

Comment améliorer l’espèce humaine…

Comment améliorer l’espèce humaine ? Comment, par exemple, la rendre plus respectueuse des autres espèces avant que celles-ci, un jour, peut-être, ne se liguent contre elle pour s’en débarrasser comme le prédisent certains romans d’anticipation ? Poser cette question, c’est s’interroger sur la pertinence des systèmes éducatifs. S’il y a une réflexion pédagogique qui tombe à pic c’est donc bien celle que développent Corine Martel et Sylvain Wagnon dans l’ouvrage publié cette semaine par les Editions sociales françaises dans la collection Pédagogies.

Pionniers de l’éducation au développement durable

Corine Martel est docteure en écologie, professeure des écoles, conseillère pédagogique, directrice du centre de ressources EducNatu’RE de l’académie de Montpellier ; Sylvain Wagnon est agrégé et docteur en histoire, professeur en sciences de l’éducation à l’université de Montpellier. L’une et l’autre sont des pionniers de l’éducation au développement durable à laquelle ils consacrent, depuis longtemps déjà, leurs recherches et leurs actions sur le terrain.

L’éducation à la nature au coeur des projets éducatifs

La conclusion commune de leurs expériences respectives est que la façon la plus pertinente de faire prendre conscience à l’espèce humaine de ses responsabilités vis-à-vis des autres espèces est de faire sortir l’école des salles de classe et de la transporter dans la nature, en ville comme à la campagne. Autrement dit, de sortir l’éducation à la nature des enseignements alternatifs, sympathiques mais marginaux pratiqués aujourd’hui, pour l’ancrer, au contraire, au cœur de tous les projets éducatifs. Ce qui revient à proposer une révolution pédagogique – une “révolution de velours”, selon l’expression des deux auteurs.

A mettre dans un programme présidentiel

Corine Martel et Sylvain Wagnon n’étant ni idéalistes ni naïfs, ils accompagnent leur manifeste pour “L’Ecole dans et avec la nature” d’un “précis de pédagogie” très documenté, très concret, très articulé, destiné à favoriser le passage à l’acte chez les enseignants et les parents à partir de réalisations qui ont déjà fait leurs preuves. Si j’étais candidat à l’élection présidentielle du mois prochain j’inclurais sans hésiter cette révolution – là dans mon programme parce qu’elle propose à l’espèce éducative un projet intelligent porteur des plus belles espérances.

  • L’École dans et avec la Nature. La révolution pédagogique du XXIè siècle, Corine Martel, Sylvain Wagnon, préface d’Eric Guilyardi, ESF sciences humaines, 156 pages 21 €.

Une mise au point

Si j’étais professeur des écoles à Sète, après avoir lu le livre de Corine Martel et Sylvain Wagnon sur L’Ecole dans et avec la nature, je transporterais aussitôt ma classe sur les quais pour raconter à mes élèves ce qu’était leur ville à l’époque de son “âge d’or”, quand elle ne s’appelait pas encore Sète.

Sète, 1er port pour le vin

Je leur donnerais pour guide Jours de Cette, le joli livre de François Mottier et Jean Brunelin, qui décrivent la vie quotidienne à Sète sous la Troisième République, entre 1893 et 1913, à l’époque où le port fondé deux siècles auparavant par le Roi Soleil est devenu, avec la colonisation de l’Algérie, le premier port de France pour le commerce du vin…

Il fut un temps où, à Cette, il y avait plus d’ouvriers anarchistes que de petits bourgeois retraités…”

Cette leçon de choses extra-muros aurait pour but de démontrer à mes élèves que les villes, elles aussi, sont des êtres vivants dont l’évolution découle des activités humaines. Elle leur apprendrait à voir au-delà des apparences entretenues par les idées reçues. Car il fut un temps où, à Cette, il y avait plus de charrons que de restaurateurs, plus de portefaix que de touristes, plus de courtiers que d’artistes, plus d’ouvriers anarchistes que de petits bourgeois retraités et même – n’en déplaise à la mythologie locale qui en a fait “la Venise du Languedoc” – beaucoup plus de Genevois que de Napolitains… Merci à François Mottier et Jean Brunelin de cet apport pédagogique à une perception plus équitable de l’Homo setori…

  • Jours de Cette, François Mottier et Jean Brunelin, 160 pages, L’An Demain éditions, 18 €

Alain ROLLAT
alain.rollat@orange.fr