Chronique littéraire : Les journalistes et l’Histoire

Chaque mois, le Sétois Alain Rollat propose un rendez-vous littéraire, nous faisant découvrir les livres d’auteurs régionaux. Qui figureront peut-être un jour à la "Maison de livres", à Aniane. Photo : Olivier SCHLAMA

Chaque mois, le Sétois Alain Rollat propose un rendez-vous littéraire, le Marque-Page. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d’auteurs régionaux issus de maisons d’éditions d’Occitanie et d’ailleurs. C’est au tour de David Van Reybrouck, Philippe Hugon et Catherine Sejalon.

Une fresque exceptionnelle

Observateur du présent, le journaliste n’a pas vocation à revisiter le passé. Pourtant, lorsqu’il enquête dans les recoins les plus obscurs de l’Histoire, sa lanterne artisanale – du moins le savoir-faire que maîtrise le journaliste digne de ce nom, à ne pas confondre avec le “journalicule” (le mot est de Paul Valéry) – ce diseur de vérités professionnel peut devenir l’auxiliaire le plus précieux de l’historien.

En décembre, par exemple, ici même, nous mettions en exergue l’œuvre d’Yves Rouvière, ce prospecteur d’archives, Sétois d’adoption, qui, à partir de l’autobiographie inédite d’un aventurier castillan surnommé l’Espagnol de Malte, venait d’achever la publication d’une saga foisonnante sur le Siècle d’Or espagnol en publiant un dernier tome consacré à la Guerre des épices, cette confrontation qui, au XVIIe siècle, opposa la Couronne d’Espagne à la Compagnie hollandaise des Indes Orientales pour le contrôle du commerce en Extrême-Orient.

L’Histoire qu’il raconte, par le biais du “modèle” indonésien, c’est celle de l’émancipation de tous les peuples non européens

Eh bien ! Au même moment, les éditions Actes Sud publiaient le résultat du travail, différent, mais tout aussi impressionnant, réalisé par un journaliste belge, David Van Reybrouck, sur les suites géopolitiques de cette saga depuis la Guerre des Épices jusqu’à ses conséquences contemporaines. C’est-à-dire depuis l’établissement de l’empire colonial hollandais jusqu’au jour de 1945 où, à peine sortie de la Seconde Guerre mondiale, l’Indonésie est devenue le premier pays colonisé à proclamer son indépendance.

Un livre total

Intitulé Revolusi, cet ouvrage a quelque chose d’exceptionnel, par son poids de matière grise, parce que son auteur, en travaillant à la fois comme le fait l’historien et comme le fait le journaliste, est parvenu, non seulement à raconter comment s’est construit puis déconstruit, en quatre siècles, l’empire colonial hollandais, mais aussi, en passant au crible de sa raison critique les événements qu’il a analysés et les témoignages qu’il a enregistrés, au fil de ses reportages sur le terrain, parvenu à livrer une somme dont la portée est universelle : l’Histoire qu’il raconte, par le biais du “modèle” indonésien, c’est celle de l’émancipation de tous les peuples non européens. Mixant à parts égales histoire et mémoire, à partir d’une myriade de sources, David Van Reybrouck, qui éditorialise aussi bien qu’il raconte, nous fournit un livre hors du commun, un livre total. Qui aura le courage – et le talent – de faire la même chose à propos des autres empires coloniaux ?

  • Revolusi. L’Indonésie et la naissance du monde moderne », David van Reybrouck, Actes Sud, 610 pages, 29 €.

Un roman de cape sans épée

Dans la musette du journaliste, il y a aussi toutes les formes d’écriture. Celles-ci sont aussi diverses que les plumes que l’on trempait dans l’encrier à l’époque où l’écriture relevait encore de la calligraphie. On choisissait sa plume selon la forme qu’on voulait donner à son expression. La plume d’oie était recommandée pour l’écriture fine ; la plume d’aigle pour l’écriture grasse ; la plume métallique – de préférence une Sergent Major – permettait d’alterner les pleins et les déliés mis à l’honneur par les instituteurs dans les écoles de la IIIe République.

Philippe Hugon, qui a été longtemps journaliste et anime aujourd’hui, à Toulouse, une société de production audiovisuelle, s’est fait une spécialité de remplir les pages blanches de la grande Histoire de France en utilisant la plume du chroniqueur, plus légère que celle de l’enquêteur, plus fine que celle de l’éditorialiste, plus enjouée que celle de l’analyste, et qui est, au fond, dans l’écriture journalistique, ce qu’était, à l’époque des porte-plumes, La Gloire de Boulogne par rapport à la Sergent Major, c’est-à-dire une plume robuste, elle aussi, mais plus élégante, plus flexible, aux déliés plus subtils ; elle n’accroche pas le papier.

À la manière des feuilletonnistes du XIXe siècle, le siècle d’or de la presse imprimée

Le journaliste ayant sur l’historien l’avantage de pouvoir interpréter à sa guise les silences de l’Histoire, Philippe Hugon use de cette plume tout terrain pour parer d’atours romanesques les faits historiques établis. Il le fait à la manière des feuilletonnistes du XIXe siècle, le siècle d’or de la presse imprimée. Alexandre Dumas père ne faisait pas autre chose quand il inventait Les Trois Mousquetaires dans les pages du journal Le Siècle

Le nouvel ouvrage de Philippe Hugon – Une Reine idéale – donnera donc du plaisir aux amateurs de romans historiques parce que le pan d’Histoire de France qu’il s’amuse à explorer est l’un de ceux qui ont toujours donné le plus de maux de tête aux historiens patentés.

Nous sommes en 1724. L’état de santé chancelant du jeune Louis XV, qui n’a que quatorze ans, inquiète le Tout-Versailles. À la Cour, tout le monde s’affaire à lui trouver une épouse afin que le nouveau roi de France puisse engendrer au plus vite un héritier au trône. Une liste de 99 candidates potentielles est établie parmi les plus grandes familles d’Europe. Par quel mystérieux cheminement, au bout de quelles intrigues, au terme de combien de manigances, le tri opéré aboutira-t-il, un an plus tard, à faire d’une illustre inconnue au nom imprononçable – une certaine Marie Leszczynska, fille d’un roi de Pologne déchu… – la nouvelle reine de France ?

Dépêchez-vous d’accompagner dans sa mission secrète l’abbé René-Baptiste, le jeune héros récurrent créé par Philippe Hugon, et vous serez transporté(e) dans un passé véridique romancé aux entournures pour joindre l’agréable à l’instructif.

  • Une reine idéale, Philippe Hugon, Vents d’Histoire, Centre France Livres, 250 pages, 19,50 €.

Un devoir de mémoire

Le journaliste, c’est aussi un personnage très utile à mettre en scène. On peut facilement s’abriter derrière lui quand, par pudeur, on préfère ne pas parler de soi. Catherine Sejalon, native de Nîmes, montpelliéraine d’adoption, professeure d’allemand, a fait ce choix. Dans Au-delà des ténèbres, le livre qu’elle vient de signer aux éditions Plume-de-Soi, elle imagine un journaliste en quête d’identité qui s’éprend des Cévennes à la suite d’un reportage, s’installe, près d’Anduze, dans un mas gardois chargé d’histoire, fait des recherches sur les précédents propriétaires, se passionne pour l’histoire tragique des Huguenots persécutés par les Dragons de Louis XIV après la Révocation de l’Edit de Nantes, en 1685, et, in fine, qui se découvre lui-même, né sous X et adopté, des racines… “hérétiques” !

Comment être une diseuse de vérités quand les vérités des uns sont incompatibles avec celles des autres ?

Pourquoi Catherine Sejalon a-t-elle recouru à ce biais pour raconter sa propre histoire ? Sans doute parce qu’elle tenait à garder sa plume à distance de ses émotions pour être capable d’aller jusqu’au bout de sa propre quête sans être submergée par celles-ci. Cette professeure passionnée d’histoire, d’origine cévenole, n’est autre, en effet, que la descendante de l’un des chefs camisards, Pierre Séguier, dit Esprit, qui fut parmi les premiers à prendre les armes contre les abbés et les soldats envoyés dans les Cévennes par le très catholique Roi de France pour combattre par la force les partisans de la Réforme prêchée par Luther et Calvin.

Ses amis l’avaient surnommé Esprit parce que, depuis qu’il avait abandonné son métier de cardeur de laine, ils le considéraient comme le bras de Dieu chargé de libérer les Cévennes de l’engeance papiste. Impliqué, le 24 juillet 1702, à Pont-de-Montvert, dans l’assassinat de l’inspecteur des missions des Cévennes, l’abbé Du Chayla, un missionnaire qui faisait beaucoup de zèle contre les hérétiques, il fut torturé puis brûlé vif, trois semaines plus tard, sur la place de Pont-de-Montvert.

C’est l’âme de la foi cévenole qu’elle exprime

Comment exhumer un tel destin ? Comment raconter une guerre de religion ? Comment faire la part de la raison quand on navigue dans le maquis des croyances ? Comment être une diseuse de vérités quand les vérités des uns sont incompatibles avec celles des autres ? Catherine Sejalon a pris le parti de la distance journalistique, celle de l’entomologiste observant les passions humaines comme on observe les insectes, la seule qui garantisse l’honnêteté de l’écriture à défaut de prétendre à l’objectivité. Elle expose sans artifices les faits, les récits, les témoignages, les souvenirs de cette Guerre des Camisards qui fut celle de tous les fanatismes et de tous les obscurantismes au temps du prétendu Roi Soleil. La sobriété de son enquête historique fait la force de son récit. C’est l’âme de la foi cévenole qu’elle exprime avec beaucoup de retenue et les lecteurs mécréants eux-mêmes, par respect laïque, lui en sauront gré.

  • Au-delà des ténèbres, Catherine Sejalon, La Plume-de-Soi ,245 pages, 18€

Alain ROLLAT
alain.rollat@orange.fr

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