Chaque mois, le Sétois Alain Rollat propose un rendez-vous littéraire, le Marque-Page. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d’auteurs régionaux issus de maisons d’éditions d’Occitanie et d’ailleurs. C’est au tour de Yves Rouvière, Gérard Muller et Marine Veith.
Une saga picaresque
Yves Rouvière fait partie de ces modestes prospecteurs d’archives dont les trouvailles, trop souvent méconnues, enrichissent la connaissance de l’Histoire. Le nom de ce professeur de lettres, passionné de littérature hispanique, restera attaché à la vulgarisation d’un manuscrit espagnol du dix-septième siècle passé inaperçu pendant trois cents ans : le Discurso de mi vida du capitaine castillan Alonso de Contreras, l’un de ces personnages romanesques qui transforment en épopées les guerres ordinaires.
Soldat de métier, né à Madrid en 1582, cet Alonso de Contreras embarque à treize ans sur l’un des vaisseaux du roi Philippe II combattant les Turcs en Méditerranée. Il s’illustre si vite dans l’art des batailles navales qu’il devient l’un des corsaires les plus redoutés des Barbaresques. Puis l’un des conquistadors polyvalents de cet empire espagnol “sur lequel le soleil ne se couchait jamais”. En 1645, après ses campagnes contre les Hollandais aux Philippines, ses contemporains perdent sa trace dans les parages du golfe de Californie où il s’était aventuré sur le territoire des Indiens Yaquis. Il disparaît sans avoir achevé le récit de ses mémoires qui résument le Siècle d’Or espagnol dans tout son éclat autant que dans toutes ses ombres.
Saga de cet aventurier flamboyant…
Le jour où Yves Rouvière se plonge dans le texte original de cette autobiographie inédite, datée de 1633, qu’il retrouve dans une librairie de Cadix, il éprouve le besoin de faire passer à la postérité littéraire le souvenir de ce d’Artagnan picaresque mâtiné de Barbe Noire. C’est ainsi que naît, sous sa plume documentée à la meilleure source, la saga de cet aventurier flamboyant et sulfureux que ses ennemis surnommaient L’Espagnol de Malte.
Le premier volume, paru en 2013 et sous-titré Le Secret des Corsaires de Salé, raconte les premiers exploits de ce marin hors du commun qui combat à la fois les Turcs et les Anglais avant de faire la chasse aux pirates barbaresques. Et qui, promu Chevalier de Malte, devient malgré lui l’un des acteurs de la déportation en Afrique du Nord des Morisques, ces descendants des musulmans convertis au christianisme, expulsés d’Espagne par l’Inquisition entre 1609 et 1614.
Guerrier indomptable dans toutes ses ambiguïtés
Le second volume, paru en 2017 et sous-titré Le Galion de Manille, raconte la part prise par Alonso de Contreras à la protection des galions espagnols sur la Route de l’argent, à travers l’océan Pacifique, entre Acapulco et Manille, et à travers l’Atlantique, entre Carthagène et Séville. Elle campe aussi ce guerrier indomptable dans toutes ses ambiguïtés, à l’apogée de sa gloire puis au comble de sa disgrâce, sur fond d’intrigues en tout genre.
Dans son troisième et dernier tome, sous-titré La Guerre des Épices, qui vient de paraître, Yves Rouvière met à l’honneur l’un des comparses de son personnage principal, Carlos Vilches, un sergent andalou, un soldat qui n’aime pas la guerre, un homme du peuple, qui pose sur son époque le regard désabusé d’un honnête homme parti aux Philippines à la recherche de son mentor. Sa seule ambition est de survivre au milieu des combats opposant alors les Espagnols à la Compagnie hollandaise des Indes orientales pour le contrôle du commerce avec la Chine.
Fresque historique
C’est l’histoire édifiante d’un anti-héros qui est au personnage d’Alonso de Contreras ce qu’est Sancho Pança à Don Quichotte. Yves Rouvière tenait à camper ce second couteau dans les conditions de vie réalistes qui furent celles des soldats ordinaires ; il voulait démontrer sans manichéisme que tous les acteurs de ces premiers temps coloniaux n’étaient pas des conquistadors assoiffés de gloire et d’or. Il y réussit à merveille.
Les trois tomes de cette saga constituent une œuvre monumentale : une imposante fresque historique ; un captivant récit d’aventures vécues ; un apport foisonnant à la connaissance de ce Siècle d’Or espagnol qui vit émerger le premier univers géopolitique mondialisé, ce “nouveau monde” dans lequel la France apparaissait comme une puissance navale de second ordre. C’est d’ailleurs pour ne plus laisser le contrôle de la Méditerranée aux flottes ennemies, que Louis XIV décida, en 1666, la construction en Languedoc du port de Sète, où Yves Rouvière vit aujourd’hui, mais cela est une autre histoire…
- L’Espagnol de Malte. La Guerre des épices, 1609-1642, Yves Rouvière, Cap Béar Editions, 232 pages, 21 €
Un polar promotionnel
Ascenseur pour une huître ! C’est un roman de gare du genre policier. Plus précisément un roman de gare balnéaire puisque l’intrigue se déroule autour du Bassin de Thau, entre Balaruc-les-Bains, Bouzigues et Sète. Comme tous les romans de gare, il ne s’embarrasse pas de fioritures ; il a la sobriété d’un procès-verbal. Un cadavre est découvert au bout d’une corde servant à fixer les huîtres dans l’étang de Thau. Nu, il est couvert de coquillages, ce qui étonne la maréchaussée de Balaruc-les-Bains en charge de l’enquête. Si les ostréiculteurs apparaissent naturellement comme les premiers suspects, d’autres se dessinent au fil des pages. Il faudra toute la sagacité d’une lieutenante de gendarmerie pour résoudre une affaire aux ramifications surprenantes. Suspense garanti…
L’auteur de ce petit polar, Gérard Muller, qui maîtrise bien le genre, anime à Toulouse un atelier littéraire consacré à l’écriture romanesque. On imagine qu’il s’est lancé le défi, au cours d’une promenade gastronomique autour du Bassin de Thau, d’imaginer une intrigue policière dans le microcosme de la conchyliculture héraultaise. On se dit même qu’il a peut-être conçu cette histoire au format court pour qu’elle puisse, un jour, inspirer les producteurs de la série télévisée Candice Renoir ou ceux du feuilleton Demain nous Appartient auxquels ces lieux sont familiers.
Son scénario est bien ficelé et bien qu’il s’agisse d’un roman de gare il n’est pas superficiel. Bien au contraire. Gérard Muller s’est si bien documenté sur la conchyliculture et les ostréiculteurs du Bassin de Thau qu’il en parle en expert. Au point que ceux-ci pourraient se référer à son livre pour en faire un ouvrage promotionnel. Cet Ascenseur pour une huître se gobe, en effet, avec plaisir, comme on gobe une Bouzigues numéro 3 – la meilleure ! – accompagnée d’une gorgée de Picpoul au moment où le soleil couchant transforme l’étang de Thau en miroir d’or.
- Ascenseur pour une huître, Gérard Muller, Les Presses Littéraires, 165 pages, 10€.
Un régal pyrénéen
Ma Part de l’Ours ! C’est un titre porteur de mystère. Trop elliptique pour résumer le livre qu’il invite à lire. Les libraires, qui enferment trop souvent les ouvrages dans des cases, le classent dans la catégorie des “livres de jeunesse” parce que ses deux personnages principaux sont deux jeunes gens : Tim et Aurore. Ils sont frère et sœur. Elle a vingt ans, il en a treize. Leur père les a abandonnés quand Tim est né. Leur mère souffre de troubles psychiatriques et vit dans une maison de repos.
Ils font partie de ces “Indiens”, de ces “marginaux”, “originaux”, “écolos” en tout genre…”
Aurore et Tim sont en souffrance. Tout les oppose. Ils n’ont ni le même caractère ni les mêmes goûts ; ils se chamaillent tout le temps… Elle ne le supporte plus et c’est réciproque. Les premières pages du livre donnent l’impression qu’on entre dans la banalité d’une histoire d’ados très ordinaire. Aurore est au volant d’une voiture. Elle a quatre heures de route de montagne à faire pour rejoindre leur mère qui les a invités à passer une semaine avec elle pour faire du ski de fond. Le comportement de son petit frère, avachi sur le siège arrière, écouteurs collés aux oreilles, l’exaspère. Soudain, éclate une terrible tempête de neige ! Impossible de continuer. Leur voyage va devenir une aventure extraordinaire. Ils vont faire d’étonnantes rencontres qui chambouleront leur vie.
L’auteure de ce livre, Marine Veith, a fait ses études à Montpellier, Lyon, Paris. Journaliste indépendante, elle a beaucoup voyagé, souvent à pied, sac au dos. En particulier dans les Pyrénées-Orientales. C’est là, dans le massif du Canigou, entre Conflent et Cerdagne, qu’elle situe Ma part d’Ours. Mais Marine Veith est née au Québec. Et il y a dans les personnages inattendus que ses deux jeunes héros vont rencontrer dans le blizzard quelque chose de québécois.
Car ils font partie de ces “Indiens”, de ces “marginaux”, “originaux”, “écolos” en tout genre qui peuplent depuis longtemps déjà les coins les plus reculés des Pyrénées Catalanes et qu’on nomme ainsi parce que les premiers d’entre eux installés en Conflent, comme en Vallespir, s’appropriaient le mode de vie ancestral desdits Indiens d’Amérique jusqu’à vivre sous des tipis. Dans ce livre, bien sûr, il n’est pas question “d’Indiens”.
“Premières nations…”
Par respect pour les autochtones américains il y a bien longtemps que ce qualificatif imbécile est prohibé au Canada et mal venu en Europe. Au Québec, on ne dit plus “Indiens” mais “Premières Nations”. Marine Veith invente, en quelque sorte, sa Première nation” : la “Première Nation” du Canigou !
Porté avec allégresse par une plume vive, percutante, élégante, aux dialogues incisifs, ce road-trip sympathique, n’est pas simplement un « livre de jeunesse » ou un « conte écolo ». C’est aussi une réflexion sur la solitude, le chagrin, les relations fraternelles, les rapports humains, la place de chaque espèce sur notre terre-mère commune. Un livre gonflé de tendresse, une belle surprise, un régal d’écriture, un cadeau de Noël.
- Ma part de l’Ours, Marine Veith, Sarbacane, 195 pages, 16 €
Alain ROLLAT
alain.rollat@orange.fr
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