Chronique livres : Des aventures en quatre dimensions

Chaque mois, le Sétois Alain Rollat propose un rendez-vous littéraire, le Marque-Page. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d’auteurs régionaux issus de maisons d’éditions d’Occitanie. C’est au tour de l’Héraultais Charles Aubert, Geneviève Lefebvre et le Sétois Olivier Martinelli.

Un beau scénario bien plus qu’un hymne à la nature

L’éditeur de Charles Aubert écrit que son nouveau roman, Tala Yuna, se situe “dans la veine du nature writing”, ce genre littéraire dans lequel la part faite à la nature par les romanciers éclipse souvent celle qu’ils accordent à leurs personnages et dont on attribue souvent la paternité aux romanciers américains du dix-neuvième siècle en oubliant que ni Chateaubriand ni Tocqueville n’ont été en reste dans la magnification des grands espaces d’Amérique du Nord.

Cette filiation n’est pas fausse mais elle est réductrice. Si Charles Aubert a choisi, un jour, de quitter la ville pour vivre du côté de Villeneuve-les-Maguelone, c’est bien parce que sa propre nature aspire aux horizons du grand large inspirant ses œuvres. Mais son Tala Yuna est bien plus qu’un hymne à la nature. Si les immensités des confins océaniques du Labrador installent ce roman dans un décor somptueux, elles ne réduisent pas au rôle de figurants les protagonistes de l’histoire qu’il met en scène.

L’incarnation de l’un des degrés de l’échelle de Beaufort

Bien au contraire. Ceux-ci y tiennent une place à la dimension du décor grandiose parce que Charles Aubert réussit à faire de chacun de ses personnages l’incarnation de l’un des degrés de l’échelle de Beaufort, cette échelle des vents dont il déroule la gamme pour rythmer son histoire en la déclinant sur tous les temps, des calmes plats jusqu’aux tempêtes dévastatrices. Il résulte de cette symbiose accomplie une réussite littéraire d’autant plus agréable à lire que la trame de ce roman est, au départ, des plus banales.

Il fait partie des auteurs perfectionnistes qui, pour notre plaisir de lecture, se soucient autant de la forme que du fond

C’est l’histoire d’un écrivain à succès qui part à la recherche d’un père qu’il n’a pas connu et qui aurait été vu pour la dernière fois sur une île déserte ou presque… Le talent et le savoir-faire de l’auteur, qui a déjà plusieurs romans à son actif, font le reste, c’est-à-dire l’essentiel, à force d’un travail de préparation et d’exécution très soigné, analogue à celui d’un charpentier de marine. Charles Aubert prend son temps pour modeler ses personnages, leur donner de l’épaisseur, construire ses intrigues en crescendo, enjoliver ses effets visuels, y injecter des brins de poésie, peaufiner son écriture dans le moindre détail. Il fait partie des auteurs perfectionnistes qui, pour notre plaisir de lecture, se soucient autant de la forme que du fond.

À la fois quête initiatique et polar, son Tala Yuna est un roman aussi ingénieux que captivant. Une chose est vraie, à propos de son rapport au nature writing : si Charles Aubert, au lieu d’habiter au bord de l’étang des Moures, vivait, quelque part, entre le Groënland et l’Alaska, les producteurs hollywoodiens feraient la queue devant son cabanon pour avoir le droit de faire de son Tala Yuna, un film d’aventures en 4DX qui ferait un tabac dans le grand public.

  • Tala Yuna, Charles Aubert, Slatkine &Cie…, 318 pages, 18 €.

Marthe Marandola, une icône méconnue

Un autre livre récent mériterait d’inspirer un film d’aventures en quatre dimensions : Le Courage d’une Imposture, l’ouvrage que viennent de publier la scénariste Geneviève Lefebvre et la journaliste Marthe Marandola, deux féministes de l’Ariège qui ont pris la plume à quatre mains pour faire découvrir au grand public la vie d’une femme d’exception, Henriette Faber, une Suissesse dont le souvenir a failli disparaître dans les oubliettes de l’Histoire, y compris dans celles de son pays natal.

En 1990, Geneviève Lefebvre entend parler d’elle mais le scénario qu’elle met aussitôt en chantier ne sera pas exploité. En 2004, à La Havane, une étudiante en cinéma, venue de Genève, entend, à son tour, parler d’une certaine Enriqueta Favez, connue à Cuba pour avoir été, au dix-neuvième siècle, à la fois la première femme à avoir exercé le métier de médecin, sous les traits d’un homme, et la première à avoir épousé, sous les mêmes traits masculins, une autre femme.

Alors, Henriette se déguise en homme, devient Henri, officier courageux…

Cette étudiante en parle à un ami producteur, ils s’informent ensemble auprès d’archivistes cubains et, cette fois, leurs recherches aboutissent, en 2019, à un film. Celui-ci est diffusé en Suisse et à Cuba mais pas en France. Parce qu’il n’évoque que la période cubaine de la vie de cette Enriqueta Favez devenue, aujourd’hui, à La Havane, une icône de la communauté lesbienne et transgenre.

Manquait donc le récit complet de cette vie extraordinaire. Ce vide est désormais comblé. Geneviève Lefebvre a revisité son scénario originel, s’est associée à Marthe Marandola pour mettre ses images en mots, le scénario est devenu roman et il faut remercier ses deux autrices de s’être attelées à cette tâche car le souvenir d’Henriette Faber ne méritait pas d’être limité à celui d’une admirable pasionaria de l’engagement humanitaire.

Reconnaissance de la place des femmes dans l’Histoire

Leur livre raconte la fantastique histoire vraie d’une orpheline née à Lausanne vers 1791, confiée à la tutelle de son oncle, colonel de la Grande Armée de Napoléon, trimballée sur les champs de bataille, qui se découvre là une vocation : elle veut devenir chirurgien. Mais la médecine militaire est interdite aux femmes. Alors, Henriette se déguise en homme, devient Henri, officier courageux, et officie à ce titre auprès du célèbre Larrey, chirurgien en chef de la garde impériale, qui n’a pas le temps – ou pas envie- de se poser des questions sur son genre.

Quand l’Empire s’effondre Henri abandonne l’uniforme pour redevenir Henriette et devenir, à Cuba, Enriqueta, ce médecin des pauvres qui épousera, en 1819, une autre femme après avoir passionnément aimé un homme. Ce qui lui vaudra, à La Havane, un procès aussi inique que retentissant… Le Courage d’une Imposture réhabilite avec brio, sous la forme d’un récit romancé – forcément romancé par manque d’archives – cette héroïne de toutes les libertés dont Victor Hugo ou Emile Zola auraient sûrement aimé dresser le piédestal. Mais il ne pouvait y avoir plus beau symbole que le fait que sa mémoire soit aujourd’hui honorée par deux militantes engagées dans les combats contemporains pour la reconnaissance de la place des femmes dans l’Histoire.

  • Le courage d’une Imposture, Geneviève Lefebvre, Marthe Marandola, Centre France Livres, 268 pages, 18,90 €.

À Paul Valéry, un livre comme devoir de vacances

À Sète, les élèves du Lycée Paul-Valéry entrant en seconde s’étaient vu recommander de lire, pendant leurs vacances, une liste d’ouvrages comprenant Le Roi des Krols, le premier tome du Livre des Purs, la saga de fantasy écrite par Olivier Martinelli, l’auteur sétois enseignant les mathématiques dans cet établissement. Ceux des élèves qui ont fait ce choix devraient lire maintenant L’Enfant Guerre, le tome 2 ponctuant ce diptyque. Ne serait-ce que pour apprendre – surtout dans une ville qui se flatte de séduire les professionnels du cinéma – à faire la différence entre un texte digne des meilleurs scénarios et la médiocrité des feuilletons télévisés fabriqués à la va-vite.

Tous les ingrédients qu’impose l’impératif de façonner l’histoire à inventer à partir du moule manichéen de la lutte entre le Bien et le Mal

Dans ce genre littéraire qu’est la fantasy épique, où foisonnent sous-produits et contrefaçons, l’apport d’Olivier Martinelli, mériterait aussi une analyse comparative qui mettrait en évidence l’originalité de son apport. Comment échapper à la comparaison avec Le Seigneur des Anneaux ou avec Le Trône de Fer ?

Olivier Martinelli ne cherche d’ailleurs pas à s’y soustraire. C’est pour s’amuser, pour relever le défi que lui avait lancé un jour son propre fils, qu’il s’est aventuré dans cette forme d’expression littéraire, et il joue le jeu. Son Livre des Purs respecte les règles du genre. On y retrouve, jusqu’aux stéréotypes des batailles à répétition, des créatures monstrueuses et de la quête initiatique, tous les ingrédients qu’impose l’impératif de façonner l’histoire à inventer à partir du moule manichéen de la lutte entre le Bien et le Mal.

Tous ses “gentils” ne sont pas gentils ; tous ses “méchants” ne sont pas méchants ; tous ses “purs” le sont-ils vraiment ?

Olivier Martinelli se glisse volontiers dans ce carcan. Il sait que les amateurs du genre fantasy sont, en la matière, aussi sourcilleux que les maîtres sétois de la macaronade; il ne prend pas le risque de s’aliéner son propre fils. Il parvient à tirer son épingle du jeu parce qu’il y a en lui, dans sa sensibilité, et dans son rapport à la littérature, à la fois du John Tolkien et du George Martin.

Comme l’auteur du Seigneur des anneaux, il écrit d’abord pour distraire ses enfants en leur racontant des histoires fantastiques comme on raconte les contes de fées. Ses personnages sont tous des êtres attachants. On les aime. Comme l’auteur du Trône de fer, il prend ses distances avec le manichéisme ambiant d’un genre qui véhicule parfois les pires clichés sans s’en apercevoir. Il cultive la nuance là où tant d’autres s’embourbent dans le dualisme. Tous ses “gentils” ne sont pas gentils ; tous ses “méchants” ne sont pas méchants ; tous ses “purs” le sont-ils vraiment ?

Invitation à l’insurrection critique

Porté par son écriture épurée, incisive, L’Enfant Guerre est une invitation à l’insurrection de l’esprit critique contre les fanatismes et l’obscurantisme. En plus, Olivier Martinelli construit ses intrigues avec l’art consommé du genre policier que ses lecteurs lui connaissent depuis ses premiers ouvrages. Cela fait aussi de son Enfant Guerre un polar passionnant jusqu’au mot final. Le géant américain Amazon, lui aussi, aurait mieux fait de lire cette saga pendant ses vacances au lieu de racheter les droits d’auteur du Seigneur des Anneaux pour en dégurgiter un ersatz.

  • L’Enfant Guerre. Le Livre des Purs tome 2, Olivier Martinelli, Leha éditions, 300 pages, 19€

Alain ROLLAT
alain.rollat@orange.fr