Chronique livre : Mémoires de folie, cri de rage et testament politique…

une fois par mois, le Sétois Alain Rollat vous propose un rendez-vous littéraire. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d'auteurs régionaux issus de maisons d'éditions d'Occitanie.Photo : Olivier SCHLAMA

Une jeune institutrice chargée d’ouvrir une école dans un grand hôpital psychiatrique ; le cri de rage d’un enseignant, hommage à Samuel Paty ou encore le testament politique de l’ex-conseiller politique de Pierre Mauroy. Désormais, une fois par mois, le Sétois Alain Rollat vous propose un rendez-vous littéraire que l’on pourrait appeler le Marque-Page. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d’auteurs régionaux issus de maisons d’éditions d’Occitanie.

Un Sisyphe féminin

Les Sétois qui admirent la constance de son engagement citoyen auprès des plus faibles, en particulier son soutien aux migrants, se demandent parfois où Janine Yessad Léger trouve cette force inépuisable qui fait d’elle un infatigable Sisyphe féminin. L’intéressée vient de lever ce mystère en racontant ses débuts d’institutrice spécialisée, il y a quarante-cinq ans, dans un hôpital psychiatrique de la région parisienne où les ministères de l’éducation nationale et de la santé avaient créé un poste expérimental.

Faire la classe aux enfants et ados internés sans la moindre formation en psychiatrie infanto-juvénile…

Janine Léger a alors vingt-six ans ; elle n’a en poche qu’un certificat d’aptitude pédagogique mais comme elle a été la seule candidate à ce poste, elle se retrouve, du jour au lendemain, sans avoir reçu la moindre formation en psychiatrie infanto-juvénile, responsable de faire la classe aux enfants et aux adolescents internés dans cet hôpital psychiatrique parce que les formes de handicap mental dont ils souffrent sont trop lourdes pour qu’ils puissent fréquenter l’école ordinaire.

Il y a là une jeune fille de seize ans, jolie comme un cœur mais mutique comme une créature de marbre ; on ne parvient jamais à entrer en contact avec elle ; personne ne sait vraiment qui elle est parce que rien ne filtre jamais de son beau visage de poupée… Il y a là un petit garçon de huit ans gentil, beau, tranquille comme tout, sans aucun trouble apparent du comportement, et dont personne ne sait pourquoi il a, un jour, noyé son petit frère de six ans dans une rivière en lui maintenant la tête sous l’eau… Il y a là un jeune homme, obsédé sexuel notoire, qui souffre d’une altération du discernement si manifeste qu’il a échappé à la prison à perpétuité après avoir tué sa belle-mère en lui mettant la tête dans le four de la cuisine… Etc.

Onze ans à explorer les recoins les plus obscurs de la subconscience (…) sans perdre l’espérance

Précipitée sans scaphandre dans ces tréfonds abyssaux de l’espèce humaine, Janine Léger en a pris plein la figure, au sens propre comme au sens figuré. Quiconque, à sa place, aurait vite jeté l’éponge. Elle, toutes ces étrangetés de l’âme et du corps, elle les a saisies à bras-le-corps. Devenue soignante autant qu’enseignante, elle a tenu onze ans. Onze années passées à explorer les recoins les plus obscurs de la subconscience et à essayer d’en revenir sans perdre l’espérance…

Mais l’indicible ne se raconte pas facilement. Quarante-cinq ans plus tard, Janine Léger ne s’épanche pas. Elle limite son récit à une soixantaine de pages parce que cette femme-là va toujours à l’essentiel. Mais la sobriété de son écriture donne à son témoignage une puissance inouïe parce que l’essentiel, là, pèse lourd entre les lignes. C’est la démonstration paradoxale que l’exploration du monde de la folie équivaut parfois à une école de sagesse. L’auteure en est la preuve vivante.

  • Une école improbable, Janine Yessad Léger, 70 pages, 10 €, L’An Demain éditions, Sète.

Un cri de rage

“La liberté décapitée !” Quand un enseignant, aujourd’hui, en France, publie un livre sous ce titre cela signifie forcément qu’il ne dort plus comme avant depuis l’assassinat de Samuel Paty. C’est même peu dire lorsque son auteur s’appelle Yves Rouvière. Nîmois de naissance, Sétois d’adoption, ce professeur de lettres a été tellement bouleversé par ce crime fanatique qu’il a aussitôt interrompu ses recherches sur son sujet favori, l’Espagne, pour laisser exploser sa rage sous le coup de l’émotion. Il s’est identifié à Samuel Paty pour ressentir dans sa propre chair la chronologie d’une mort annoncée qui aurait pu être évitée si l’école de notre République n’était pas devenue une machine infernale.

“On a détruit (…) le plus beau métier du monde…”

Il s’est identifié à son assassin pour restituer sans manichéïsme les débats qui écartèlent, parfois jusqu’à la tragédie, dès que le mot “laïcité” est prononcé, bien des familles musulmanes stigmatisées. Il s’est identifié aux autres protagonistes du crime commis ce 16 octobre 2020, à la sortie du Collège de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), en revisitant les pièces du dossier pour instruire le procès d’un système éducatif déboussolé et d’une société française qui a laissé faire : “On a détruit systématiquement le plus beau métier du monde…”

Tout le monde en prend pour son grade. C’est à la fois un récit, un pamphlet et un essai sur la condition enseignante ponctué par un réquisitoire implacable, un peu désordonné mais toujours juste. Déprimant ? Non, roboratif ! Car c’est une belle déferlante contre les petites lâchetés et les grosses bêtises. On devrait en débattre dans tous les collèges et dans tous les lycées au lieu d’en avoir peur. Car c’est le déni de ces réalités qui nourrit les fantasmes du genre zemmourien.

  • La Liberté décapitée, Yves Rouvière,188 pages, 14 €, Cap Béar éditions, Perpignan.

Un testament politique

Les militants socialistes se souviennent-ils de Thierry Pfister ? Se souviennent-ils de cette grande plume du Monde dont les analyses sur la gauche française faisaient autorité dans les années 1970-1980 ? Se souviennent-ils de ce conseiller spécial de Pierre Mauroy qui fut, à l’Hôtel Matignon, l’un des plus influents collaborateurs du chef du premier gouvernement d’union de la gauche constitué par François Mitterrand après sa victoire, en mai 1981 ?

Au temps où la gauche voulait “changer la vie”

C’était au temps de cette gauche authentique qui voulait “changer la vie” et savait tenir ses promesses électorales… Thierry Pfister vit aujourd’hui à Narbonne. Il se tient à l’écart de l’action politique qu’il a tant aimée mais ses convictions sont restées intactes. Il reste l’esprit libre qu’il était quand il pratiquait le journalisme et l’intellectuel flamboyant dont tout le monde connaissait l’allergie aux normes et aux “lignes”, fussent-elles celles de sa propre formation politique. Sa plume n’a rien perdu de son élégance, ni de sa férocité lorsqu’il s’agit de d’écrire les mœurs politiques ou médiatiques d’aujourd’hui….

C’est à la fois beau et triste, jouissif et réconfortant.

Les carnets intimes qu’il vient de publier, à ses propres frais, sont, en matière de testament politique, ce qu’on peut lire de plus instructif, et, en même temps, de plus réconfortant en ces temps d’actualité sinistre. C’est à la fois le regard de Montaigne et celui de Jaurès sur les temps présents. C’est à la fois beau et triste, jouissif et réconfortant. On devrait en imposer la lecture à toutes celles et tous ceux qui briguent, en ce moment, la présidence de la République. Ne serait-ce que pour qu’ils retiennent les leçons de vie qu’énonce cette somme mémorielle.

Les socialistes (…) “ont rompu avec le peuple perçu dans son ensemble…”

Par exemple celle-ci, à propos du rôle de la puissance publique : “On ne gouverne pas pour l’un contre l’autre. Pour la France des clochers contre celle du commerce extérieur, pour les ruraux contre les urbains, pour les gays contre les hétéros. Les gouvernants doivent écouter et respecter. Ils ne sont pas là pour verser du sel sur les plaies. Quand il convient de trancher, ils doivent avoir la main ferme mais savoir cautériser…” Ou, par exemple, celle-là, dédiée aux nouvelles générations militantes : “Depuis que les socialistes, dépourvus de vision d’avenir et de projet global, se bornent à courir derrière les soubresauts de la société en croyant la guider, ils ont rompu avec le peuple perçu dans son ensemble…” Bonne nuit camarades !

  • Derniers mots, Thierry Pfister, deux tomes, 40 €, Bookelis, pfister.thierry@orange.fr

Alain ROLLAT
alain.rollat@orange.fr