Suicides d’enseignants : Visé par une plainte, Blanquer promet des médecins

Devant l’absence de service et de médecins de prévention et de nombreux suicides (58 en 2018-2019), le syndicat d’enseignants Action et Démocratie a déposé plainte contre le ministre. Blanquer annonce, lui, un “recrutement massif” de médecins dès le mois de décembre.

Les yeux de Gérard Lenfant se sont écarquillés. Interviewé ce jeudi sur France 2, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, annonce tout de go un “recrutement massif” de médecins de prévention dans l’Education dès le mois de décembre. Il n’en dira pas plus. Christine Renon, ex-directrice d’école à Pantin (93) qui a donné sa vie pour l’école, qui s’est suicidée, ne pourra pas commenter.

Ulcéré par le nombre de suicides, le syndicaliste montpelliérain et vice-président d’un syndicat modeste revendiquant cinq mille adhérents, Action et Démocratie, Gérard Lenfant comprend que cette soudaine générosité a peut-être à voir avec la plainte au pénal devant la Cour de justice de la République qu’il a déposée justement pendant les vacances de Toussaint contre Blanquer pour “manquement de suivi médical”. Et qui sera examinée le 21 novembre. Elle fait suite à une première plainte au tribunal administratif.

Ces agents qui rencontrent des difficultés ne seraient pas passés à l’acte s’il avaient été suivis par un médecin.”

Selon ce syndicat, “les personnels sont exposés à un risque immédiat de mort ou de blessures graves…” Action et démocratie a calculé que “plusieurs dizaines de suicides ou de tentatives ont été recensées (…)” Gérard Lenfant ajoute : “Ces agents qui rencontrent des difficultés ne seraient pas passés à l’acte s’il avaient été suivis par un médecin.” Il parle d’une “crise profonde”. Y compris des conditions de travail. Un décret du 28 mai 1982, révisé ensuite, prévoit en effet qu’un service de prévention digne de ce nom soit créé pour tous les personnels au moins une fois tous les cinq ans. Las…

Depuis le dépôt de sa plainte – une première en France, toutes administrations confondues – qui sera très vite étudiée par une commission spécialisée, tout s’accélère, à commencer par un comité d’hygiène et sécurité (CHSCT) convoqué en urgence ce mercredi. “Est-ce une coïncidence de calendrier… ?” grince le vice-président du syndicat Action et Démocratie. Car la situation est ubuesque. Un pour quinze mille : c’est le pourcentage actuel de médecins de prévention pour les trente académies de l’Hexagone réunissant 977 000 personnes dont 800 000 enseignants.

On compte 83 médecins pour toute la France et aucun dans certains départements d’Occitanie dont 38 ont la qualification et seulement… six. Conclusion, à peine 3 % des enseignants voient un médecin de prévention dans leur carrière !”

Gérard Lenfant, syndicaliste.

Gérard Lenfant poursuit : “Depuis 2012, on a enregistré de nombreux suicides en Occitanie, dont six en huit ans rien qu’au lycée Jean-Moulin de Béziers, dont une prof qui s’était immolée par le feu dans la cour de récréation et le dernier fin août 2018, pendu ; il y eut aussi un cas à Sète le 18 février 2019 avec cette fois une tentative d’immolation…” Un suicide a été répertorié également à Agde. “Nous sommes abandonnés…”, clame Gérard Lenfant qui , depuis, le dépôt de plainte, voit resurgir des SOS de profs un peu partout. “Là on est à Montpellier, demain on va à Alès voir une collègue du primaire… Alors, certes, évidemment, on ne stoppera pas tous les suicides dans l’Education nationale, dit-il. Mais en sauver un seul serait déjà une victoire…”

Selon un récent rapport de l’Igas, “on compte 83 médecins pour toute la France et aucun dans certains départements d’Occitanie dont 38 ont la qualification et seulement… six. Conclusion, à peine 3 % des enseignants voient un médecin de prévention dans leur carrière !”, s’étouffe Gérard Lenfant d’Action et Démocratie qui était déjà victorieusement monté au créneau il y a quelques mois quand la DRH du rectorat, s’était exclamée devant des profs qui devaient être mutés : “Si ça ne vous conviuent pas, vous pouvez penser à l’euthanasie…”

On en serait pas arrivé là si j’avais pu voir et être aidé par un médecin de prévention”

Geneviève, prof de couture

Certains profs broient du noir. Et pas seulement pour une mutation. Geneviève est une jeune retraitée de l’Education nationale. Elle était prof de couture. Rien que le fait de se remémorer ses dernières années devant une classe, à Montpellier, l’angoisse la saisit de nouveau. “Je n’y arrivais plus… Plus du tout… J’ai tiré la sonnette d’alarme à maintes reprises… Demandé que l’on m’enlève quelques heures de cours.” En vain. Ce fut même pire : “On m’a même nommé prof principal dans une classe très difficile de bac pro, dit Geneviève qui devait en outre s’occuper de son fils handicapé.

J’avais déjà plus de 50 ans et déjà bien usée. J’avais déjà bien donné. Le coup de grâce m’a été donné quand on nous a installé un nouveau logiciel très lourd utilisé dans l’industrie et qui permet de passer du modèle à la production industrielle…” Le proviseur lui a même ajouté des heures sup’ ! Son médecin décide alors de l’arrêter. La machine s’enclenche : pas de traitement salarial pendant deux mois, ce qui l’a décide de demander sa retraite. “On en serait pas arrivé là si j’avais pu voir et être aidé par un médecin de prévention”, souffle Geneviève.

Gérard Lenfant cite également d’autres cas dont cette prof habitant Montpellier, elle-même maman, d’un enfant en fauteuil roulant, également en difficulté à qui on proposait un reclassement tour à tour à… Font-Romeu, Carcassonne et Mende…

Si j’avais vu un médecin de prévention, on aurait pu aménager mon mon poste ou envisager un reclassement”

Autre cas ubuesque, celui d’un prof de mécanique auto. Arrêté depuis 2014, Denis Bonichot, demeurant à Frontignan, le dit sans détour : “J’ai pensé au suicide.” Le calvaire commence en 2013 quand il se blesse à l’épaule. Le médecin-expert qui l’examine le déclare apte à reprendre le travail au bout de quelques semaines. Mais sans qu’on lui propose de passer par une visite médicale pourtant obligatoire. Pire : “Je ne le savais pas à ce moment-là mais l’expert avait émis de grosses réserves à ma reprise : je ne devait pas porter de charge.” Or, en 2014, il empêche une moto de tomber sur une élève, ce qui aurait pu la blesser gravement. Rebelote, son épaule lâche de nouveau. “Si j’avais vu un médecin de prévention, on aurait pu aménager mon mon poste ou envisager un reclassement”, note-t-il. Ce qui n’a jamais été le cas. Aujourd’hui, à 62 ans, il lui reste six mois de travail qu’il ne peut pas faire pour être en retraite. Confiné chez lui, il touche 1 200 euros par mois de la Sécurité sociale. “J’ai même écrit au président de la République et à Brigitte Macron…”, se désole Denis Bonichot.

58 suicides sur 992 600 personnels, soit un taux de 5,85 cas de suicide sur 100 000 personnes contre 16,7 pour 100 000 dans la population française.

Le ministère de l’Education nationale.
Jean-Michel Blanquer. Photo : DR.

Contacté, Jean-Michel Blanquer s’en tient à la publication du contenu du dernier CHSCT, convoqué en urgence le 6 novembre et dont le contenu est, “pour la première fois mis au grand jour”: “Sur l’année 2018-19 cela représente 58 suicides sur les 992 600 membres du personnel du ministère (hors personnel de l’enseignement privé sous contrat). Cela représente sur l’année 2018-2019 au sein du ministère, un taux de 5,85 cas de suicide sur la base de 100 000 personnes, quand il se situe pour l’ensemble de la population française à 16,7 pour 100 000 (10 700 décès)”, expliquent ses services Ce n’est pas tout. “Pour l’année scolaire en cours 2019-2020, 11 agents ont mis fin à leurs jours.”

Au rectorat, on explique que, justement, en Occitanie aussi on prend ces suicides très au sérieux. “Nous avons expérimenté l’envoi de conseillers ressources humaines dans le Gard, un département plutôt citadin, et en Lozère, département rural. Et ce dispositif sera généralisé peu à peu aux départements de l’Hérault, des PO et de l’Aude.”

Olivier SCHLAMA

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