À Marseillan, Gruissan, Banyuls ou Port-la-Nouvelle, des universitaires ont pris habitants et usagers “par la main” pour créer une médiation puissante sur des projets d’envergure où l’opposition était forte. Décryptage d’une réussite avec Norélia Voiseux, cheffe de projet mis en oeuvre à l’université Paul-Valéry, dans le cadre du plan Littoral 21 de la Région Occitanie.
Vous ne le connaissez pas mais même le nom fleure bon la pierre philosophale : Agora de l’Aménagement des Territoires Résilients (AATRE), créé en 2020 et piloté par le laboratoire de géographie Lagam (Laboratoire de géographie et d’aménagement de Montpellier) de l’Université Paul-Valéry. Bref, ces chercheurs ont eu le loisir d’appliquer une méthode de concertation de longue haleine qu’ils ont baptisée e-débat mêlant, durant au moins une année, réunions publiques, ateliers et recueils d’avis sur une plate-forme numérique dédiée à chaque projet avec l’aide d’un sous-traitant, la société CartoDEBAT.
“Nous aidons à délier les langues grâce à la mise en place d’un espace de débat neutre”
Le méthode – scientifique avec des panels de gens et de métiers représentatifs ; des jeunes et moins jeunes, etc. – part d’un constat simple : dès lors que la population est associée à un projet, elle se l’approprie. ET elle est plus encline à en comprendre les enjeux et à mieux les accepter en adoubant les solutions qu’elles ont parfois proposées ou amendées.“Nous avons un rôle de tiers de confiance”, définit Norélia Voiseux, cheffe de projet qui participera à une restitution de l’expérience à l’université Paul-Valéry de Montpellier, le 30 novembre prochain (2).
Grâce à cette médiation puissante, “les maîtres d’ouvrage ne se retrouvent pas en position frontale face aux citoyens. Nous aidons à délier les langues grâce à la mise en place d’un espace de débat neutre. Et nous ne sommes pas là pour servir les maîtres d’ouvrage ; ce n’est pas eux qui nous paient. On est là pour créer du lien”, ajoute Norélia Voiseux, cheffe de projet. “Il est rare de mêler actions de concertation physiques et numériques”.
Les gens râlent parce qu’ils ont le sentiment certes qu’ils sont consultés mais que ça ne sert à rien. Et que le projet est souvent déjà ficelé”
Avec un constat – à débattre, sans doute – : “La parfaite autonomie des citoyens, ça ne fonctionne pas. L’an dernier, Marseillan a créé un conseil citoyen. Ça finit par s’étioler et ils ne sont pas arrivés à “s’auto-animer” ; ils en ont perdu la moitié en route… Il y a besoin de prendre les gens par la main…” Elle ajoute : “Il faut que ce soit assez long pour que les gens aient le temps de digérer. Et, parfois, de changer d’avis.”
Éoliennes en mer à Gruissan (Aude) ; doublement du périmètre la réserve marine de Banyuls, la plus ancienne du pays intégrée au parc naturel marin, dépendant du département des P.-O. ; création d’une usine à hydrogène à Port-la-Nouvelle (Aude) ou encore problématique aiguë des campings surexposés au risque de submersion à Marseillan. “Depuis 2020 et jusqu’à la fin 2023 (1), nous avons accompagné quatre porteurs de projets. À chaque fois, nous associons la population très en amont ; car le plus souvent elle est associée tardivement et les gens râlent parce qu’ils ont le sentiment certes qu’ils sont consultés – dans le cadre d’une enquête publique traditionnelle, par exemple – mais que ça ne sert à rien. Et que le projet est souvent déjà ficelé.”
“Moins on fait participer les gens, plus il y a de l’opposition, des blocages, des tensions”
L’équipe de géographes a testé un système de concertation hybride, reposant sur des actions en présentiel et sur un support numérique. “Avec l’idée que les populations puissent proposer des choses.” Ce ne sont, certes, pas des experts mais elles ont une certaine expertise de leur territoire.
Ce projet de recherche a été financé par la région Occitanie et la Banque des territoires dans le but de “développer la participation citoyenne” sur des projets d’aménagement le long des 220 km du littoral languedocien et de développer leur acceptabilité. La méthode consiste à se donner les moyens de la réussite d’une concertation. Même si elle n’offre pas de garantie de succès, cela apporte de toute façon des indications précieuses. “Moins on fait participer les gens, plus il y a de l’opposition, des blocages, des tensions”, formule Norélia Voiseux, cheffe de projet.
“Nous avons touché entre 3 000 et 5 000 personnes”
Sur la première ferme d’éoliennes en mer, au large de Gruissan (portée à l’origine en 2017 par la société Quadran, et qui n’a pas encore vu le jour), les gens avaient fait remonter des problématiques de déchets en mer, de pollution visuelle, etc., auxquelles le maître d’ouvrage n’avait pas pensé et qu’il a intégrées conduisant à une meilleure acceptabilité du projet à la fin, précise l’universitaire. Nous ne sommes pas là pour prendre partie pour l’un ou l’autre ; nous ne sommes pas là non plus pour apporter des solutions. Mais pour mener une vraie concertation”.
Tout dépend cependant de la personnalité du maître d’ouvrage ; comment il va ou non communiquer ; s’il va ou non jouer le jeu ; il peut aussi y avoir un contexte politique aigu… “Si la concertation ne marche pas, il y a toujours des résultats intéressants. Quand il y a une forte opposition, cela veut dire que l’on a touché quelque chose de très significatif.” Au final, “sur ces quatre grands projets, nous avons touché entre 3 000 et 5 000 personnes”, explique Norélia Voiseux, cheffe de projet. Une méthode de concertation qui sait mettre de l’huile dans les rouages.
“Les deux façons de participer sont des vases communicants. C’est pour cela que l’on parle d’hybridation”
L’intervention des géographes du Lagam a été précieuse, aussi, pour l’agrandissement de la réserve marine de Banyuls aux prises avec une vive opposition, notamment des pêcheurs qui, un temps, avait claqué la porte et qui ont finalement reconnu que cela aurait été une erreur de boycotter cette concertation. “On les avait revus et on leur avait dit que s’ils ne revenaient pas, ils n’auraient jamais la possibilité de donner leur avis. Et ils sont revenus…” La concertation a duré quinze mois, très denses, avec beaucoup d’ateliers sur place avec les usagers, une plate-forme numérique dédiée pour que les habitants s’expriment.
“Les quelque 70 acteurs-usagers ont pu donner leur avis d’experts sur l’état du milieu marin, la réglementation, les zonages préférentiels, précise Norélia Voiseux… Toute cette information, on l’a ensuite basculée sur la plate-forme numérique pour en faire profiter les citoyens. Les deux façons de participer sont des vases communicants. C’est pour cela que l’on parle d’hybridation.” Lors d’un atelier cet été – sur des bateaux et sur l’eau ! – on a alors demandé au grand public de se positionner sur le scénario d’un doublement de la superficie de la réserve. Ils ont voté pour.”
“S’il n’avait pas eu cet accompagnement avec une méthode et un cadre, le résultat n’aurait pas été forcément le même”
Résultat, complète Norélia Voiseux : “les habitants de la communes mais aussi les vacanciers ont pu donner leur avis en allant sur cette plate-forme et pas seulement les “usagers privilégiés”, pêcheurs, plongeurs… Et cette concertation a été un succès puisque elle est allée au-delà : la réserve marine a plus que doublé sa surface, et avec l’accord des usagers. On avait pris le temps d’écouter les besoins et les attentes de tous. Et les mécontentements. Le département des P.-O. est le premier à dire que s’il n’avait pas eu cet accompagnement avec une méthode et un cadre, le résultat n’aurait pas été forcément le même”, décrypte-t-elle.
Démarche exemplaire à Marseillan
Second projet, la création par la société Quadran d’une usine à hydrogène à Port-la-Nouvelle (Aude). Elle devait sortir de terre en 2023. L’enquête publique est passée. Mais, reconnaît Norélia Voiseux, cheffe de projet, “la concertation n’est pas celle qui a le mieux fonctionné… La nouvelle équipe dirigeante était timorée ; on a eu beaucoup de mal à co-construire une concertation… Ils n’ont pas réussi à lâcher le lead. On a quand même réussi à mettre en place la participation numérique à réaliser une grand enquête sur l’hydrogène à l’échelle de l’Occitanie y compris pour rassurer mais malgré cela quand il s’est agi de faire des choses en présentiel, ils ont fait marche arrière.”
Dans l’Hérault, il y eut une concertation exemplaire. “Nous avons accompagné la commune de Marseillan sur le projet de réaménagement du trait de côte et un éventuel repli stratégique des campings confrontés, en front de mer, à une possible submersion. Des campings qui participent de l’image de marque de cette commune littorale”, contextualise Norélia Voiseux.
Processus de concertation partagée
Ce n’est pas une démarche-vitrine. “La première étape, même si un maire croit savoir, il n’a en réalité aucune idée de comment réaliser une bonne concertation. De plus, il est sous pression d’un calendrier électoral et de tout un tas de choses politiques. Nous désacralisons tout cela et nous avons formé le maire et ses équipes. Le maire est venu à deux demi-journées où l’on a travaillé sur la concertation.” En se posant les bonnes questions : “C’est quoi une vraie concertation ? Quelle question va-t-on poser aux gens que l’on va solliciter ? Et l’on co-construit ainsi, avec lui, un processus de concertation partagée”, démontre-t-elle.
85 % des habitants préconisent des actions rapides
Par exemple, “le maire de Marseillan tenait à ce que l’on fasse une enquête auprès des citoyens pour savoir si ceux-ci avaient conscience des risques, détaille Norélia Voiseux. On l’a fait : la plupart des résidents à l’année ont bien vu leur littoral se transformer et ne peuvent pas dire le contraire. Il y a forcément des gens qui sont dans le déni, notamment les propriétaires de campings qui ont forcément un intérêt économique… Mais, globalement, les gens sont anxieux, surtout ceux qui ont des biens et qui ne savent pas s’ils vont pouvoir les garder. Et les transmettre à leurs enfants. Fait notable, ils sont favorables à 85 % à des actions qui sont à réaliser dès à présent. Ils ont donc conscience d’une forme d’urgence. Et que l’on ne peut plus dire on verra dans cent ans.”
“Pour que, quand il y a une tempête, les gens puissent avoir les bons gestes”
Passée cette étape, il a fallu déterminer une question centrale. L’équipe de concertation a abouti à cette formulation : Comment voyez-vous le littoral de demain, à Marseillan ? Pour y arriver, l’équipe de la concertation avait élaboré avec le maire le panel de solutions à imaginer avec les citoyens. Laisser faire la nature ? Reculer ? Aménager sur la mer ? Créer des habitations sur pilotis ? L’idée étant de discuter collectivement de ces solutions ; de leurs avantages et leurs inconvénients. Et initier une “culture du risque qui n’existe pas ici et pour que, quand il y a une tempête, les gens puissent avoir les bons gestes”, rapporte Norélia Voiseux.
Étape suivante, toujours en début d’année, la mise en place d’un grand forum citoyen. Information. Expos. Animations. Conférences. Avec la présence de la Région Occitanie, du Parlement de la mer… “C’était aussi l’occasion de placer Marseillan sur une carte avec le concours des habitants qui ne pourront plus dire on ne savait pas.” Dans la foulée, il y eut réunions publiques – dont une très grande -, ateliers thématiques.
“Comment fait-on pour emmener les citoyens quelque part ? En créant des ateliers gradués”
À Marseillan, il a fallu plus d’un an pour mener la concertation à son terme. Et encore ce n’est pas fini. Pourtant, un maire n’est-il pas élu pour mettre en oeuvre ses idées grâce à sa force de conviction ? “Ce n’est pas facile de gérer frontalement une telle problématique avec les gérants de campings… Le maire était convaincu d’une telle concertation, mais pas tous les élus…”
Et d’ajouter : “Une bonne concertation, il faut que ça aille quelque part ; ce n’est pas juste des réunions publiques pour considérer que les gens sont informés. Le but, c’est : comment fait-on pour emmener les citoyens quelque part ? En créant des ateliers gradués, professe Norélia Voiseux. Dont le premier était, dans ce cas, sur le diagnostic partagé. On a mis des citoyens autour de la table, autour d’une carte et ils ont eux-mêmes placé sur la carte, à l’aide de gommettes, de post-it, des zones qu’ils considéraient comme à risques. Cela nous a permis d’avoir une base collective.” L’atelier suivant se posait la question collectivement des solutions à imaginer.
“Les campings ont boycotté le second atelier, officiellement parce qu’ils étaient occupés à préparer la saison”
Conclusion, “le résultat de la concertation est en demi-teinte. Les campings ont joué le jeu mais ils ont d’abord été dans l’opposition et la résistance, comme on s’y attendait. Ils sont venus au forum où ils ont critiqué les cartes ; dessiné des fausses… Ils sont venus aussi mais préparés avec des speeches et ils ont monopolisé la parole. C’est aussi pour cela qu’il faut une méthode et quelqu’un qui sache gérer des groupes. C’est comme si les gérants de campings avaient découvert “le pot aux roses”.
Coup de théâtre, avant l’été : “Les campings ont boycotté le second atelier, officiellement parce qu’ils étaient occupés à préparer la saison. On a alors recréé un comité de pilotage pour savoir ce que l’on allait faire. Et, à la rentrée, on est retournés voir les gérants de campings auxquels on a proposé un nouvel atelier de concertation. Ils ont accepté de venir. Ce sera mi-novembre. C’est plutôt bon signe. En fonction de ce qui va se passer, il y aura de toute façon restitution de la concertation lors d’une grande réunion publique. Cela va se jouer d’ici la fin de l’année.”
L’État pourrait racheter les campings et les louer
Mais le recul des campings, ce n’est pas envisageable. Le maire a une idée intermédiaire : l’État pourrait racheter un ou plusieurs campings, le(s) louer avec un bail emphytéotique au gestionnaire actuel qui, du coup, garderait son activité jusqu’à la retraite. “Car ce que veulent les gérants de campings, c’est récupérer le plus d’argent avant de ne plus pouvoir les exploiter. Ce que l’on peut comprendre. Si cette solution était mise en oeuvre, il n’y aurait donc pas de transmission des campings. C’est une solution foncière et juridique qui existe.”
Il existe un fonds spécial de l’État pour ce genre de cas-là. La Région occitanie, dans le cadre du programme Littoral 21 (devenue Littoral Plus) “a mis une carotte : on aidera financièrement communes et collectivités à faire des aménagements si et seulement si il y a une démarche de concertation citoyenne avec tous les acteurs concernés. Cela a décidé, entre autres, le maire de Marseillan à jouer le jeu parce qu’il a aussi besoin de la région pour d’autres projets”.
Association, Scop… On ne sait pas encore mais on est en train de chercher, avec la Région Occitanie, comment monter une structure pour prolonger notre action…”
À l’origine, c’est l’État qui avait lancé un appel à candidatures dans la suite de la loi Climat et Résilience. La Région Occitanie avait postulé et a été désignée lauréate, touchant une subvention sur dix ans qu’elle a répartie sur un certain nombre d’acteurs qui avaient des missions, comme l’Université Paul-Valéry de Montpellier.
Quant au laboratoire Lagam dont fait partie Norélia Voiseux, la cheffe de projet, face aux énormes besoins qui émergent, il va peut-être survivre aux trois années d’expérimentation positives financées par la Région Occitanie et la Banque des Territoires. Sous quelle forme ? “Association, Scop… On ne sait pas encore mais on est en train de chercher, avec la Région Occitanie, comment monter une structure pour prolonger notre action. On est incubée à Alterincub où l’on réfléchit à un modèle économique qui nous permettrait, en 2024, de continuer à travailler en gardant l’université, experts, labos, etc. comme partenaires”, confie-t-elle.
Olivier SCHLAMA
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(1) Norélia Voiseux explique : “Le projet AATRE a officiellement commencé en 2020 dans le cadre du PIA3 Littoral + Région-Banque des territoires, mais une première expérimentation avait déjà été réalisée en 2017-2018 sur l’éolien flottant grâce à un fonds européen de développement régional (Feder). Les deux sont liés mais les subventions diffèrent.”
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(2) Littoral en débat(s); L’Occitanie face au changement climatique. Quelles solutions pour s’adapter, entre avis d’experts et concertation citoyenne ? Jeudi 30 novembre 2023. Université Paul-Valéry – Saint-Charles – Salle des Colloques 1. Rue du Professeur Henri Serre à Montpellier. Entrée libre sur inscription ICI.