Chronique littéraire : Un puzzle, une comédie et une chaussette…

Chaque mois, le Sétois Alain Rollat propose un rendez-vous littéraire, le Marque-Page. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d’auteurs régionaux issus de maisons d’éditions d’Occitanie et d’ailleurs. C’est au tour d’Olivier Martinelli, de Christophe Guillaumot et Maïté Bernard, et Anne Bourrel.

La diagonale de Martinelli

À peine paru, le nouveau roman policier d’Olivier Martinelli, De Sang et d’Or, est déjà salué par les lecteurs avertis. Pour Amélie Barlet, libraire à Cagnes-sur-Mer (Alpes maritimes), c’est “un excellent polar, sublimé par le style sensible de son auteur”. Pour Benoît Lacoste, libraire à Saint-Paul-lès-Dax (Landes), c’est “un thriller sociétal et social magistral”. Bien qu’ils fassent parfois des ratages consternants, les libraires de Sète n’en diront sans doute pas moins sur la dernière production du plus prolixe des auteurs locaux qui renoue avec le genre rock-and-noir de ses débuts après s’être essayé avec bonheur à la fantasy avec son Livre des Purs. Ce nouveau livre d’Olivier Martinelli mérite, en effet, les compliments des lecteurs professionnels. Il est, en tout point, réussi.

Ses personnages sont faits d’une pâte humaine si travaillée que le suspense se déroule avec l’efficacité d’un passionnant mécanisme d’horlogerie…”

Au premier abord, sa trame paraît banale : un tueur en série terrorise Paris ; la presse l’appelle Le Chirurgien parce qu’il a une manie macabre : il prélève un organe sur chacune de ses victimes, ici une rate, là un nez, puis une tête, etc. Deux flics de la brigade criminelle – un duo d’anti-héros empêtrés dans leurs problèmes personnels et leurs propres secrets …-, cherche à déchiffrer cette énigme.

Cette entrée en matière semble conventionnelle mais, chez Olivier Martinelli, il faut se méfier du premier abord. Cet habile touche-à-tout a l’art de s’approprier les codes littéraires pour en jouer au gré de ses fantaisies. Le polar qu’il offre aujourd’hui à son public est d’une qualité rare. Il propose un jeu de patience agencé comme un chef d’œuvre d’orfèvrerie. Son puzzle est formé de séquences découpées avec une extrême précision et ses personnages sont faits d’une pâte humaine si travaillée que le suspense se déroule avec l’efficacité d’un passionnant mécanisme d’horlogerie.

“C’est lui, de toute façon, qui finira par l’emporter. Un roi de miel armé d’une machine à écrire n’est jamais mat”

Olivier Martinelli y déroule aussi, sous la métaphore du jeu d’échecs, en écrivant au “je “, un fil intime qui dévoile au lecteur sachant lire entre les lignes, la clé d’une autre énigme : la sienne. Celle d’un écrivain accompli qui combat par l’écriture, au jour le jour, depuis plusieurs années, un tueur plus implacable encore que le serial killer fou d’échecs qu’il met en scène : celui qu’il désignait déjà, en 2017, dans L’Homme de Miel : “Mon cancer a un drôle de nom. Il évoque en moi quelque chose de goûteux et sucré. Il s’écrit myélome mais moi je pense “miel-homme”. Grâce à lui, je me sens un héros Marvel. Je suis l’homme de miel…”

C’est sa propre partie contre la Faucheuse, cette tueuse jouant aux échecs à l’aveugle, qu’Olivier Martinelli, ce fou d’écriture, de rock et de foot, poussé dans ses retranchements, vit, désormais, pion après pion, pièce après pièce, livre après livre, sur l’échiquier de sa vie quotidienne. Chaque nouvelle page d’écriture coche une case de sa résistance. C’est lui, de toute façon, qui finira par l’emporter. Un roi de miel armé d’une machine à écrire n’est jamais mat.

  • De Sang et d’Or, Olivier Martinelli, Kubik Editions, 236 pages, 18 €.

Un vaudeville policier

Toutes les histoires de flics ne sont pas des romans policiers. Celle que racontent la Gardoise Maïté Bernard et le Toulousain Christophe Guillaumot, intitulée Petits Désordres, est même le contraire d’un thriller puisqu’il s’agit d’une comédie improvisée au lendemain d’une soirée entre amis.

Maïté Bernard a déjà écrit de vrais polars ; elle a même obtenu, en 2003, le Prix du meilleur polar francophone. Christophe Guillaumot est, lui aussi, un familier du genre ; non seulement il a obtenu, en 2009, le Prix du Quai des orfèvres pour son premier polar mais, lorsqu’ il raconte la police, il le fait en parfaite connaissance de cause puisqu’il exerce un commandement à la PJ de Toulouse.

(…) L’une de ces petites phrases à l’emporte-pièce qui peuvent désormais clouer n’importe qui au pilori de l’inquisition publique : “On n’est pas des pédés…”

L’envie d’écrire à quatre mains est venue à Maïté Bernard et Christophe Guillaumot après un dîner entre amis au cours duquel la conversation évoquait cet air du temps qui rend difficile d’exprimer sa pensée sur certains sujets sans courir aussitôt le risque d’être interpellé sur ses arrière-pensées. Le lendemain, elle et lui se lançaient le défi de construire ensemble un ouvrage sur ce thème de la police de la pensée. Cela donne aujourd’hui ces Petits Désordres.

Le personnage principal en est un flic parisien apte à incarner “la caricature du mâle blanc hétérosexuel de plus de cinquante ans”. Il dirige une brigade de répression du proxénétisme. Un jour, son supérieur hiérarchique lui ordonne d’aller calmer un groupe de prostituées manifestant devant le commissariat pour dénoncer les prix cassés d’Uberpute, un site du darknet livrant à domicile des travailleuses du sexe.

Dans le feu de l’action, ce commandant de police a le malheur de lâcher, devant une collègue brigadière, l’une de ces petites phrases à l’emporte-pièce qui peuvent désormais clouer n’importe qui au pilori de l’inquisition publique : “On n’est pas des pédés…” Ce disant, il oublie malheureusement que son interlocutrice, ladite brigadière, milite dans une association de policiers “LGBTQI +”. Ses ennuis commencent…

Tous les ressorts d’un vaudeville loufoque

Ajoutez au scénario que ce personnage principal a une fille du genre écolo-insoumise-tendance Sandrine Rousseau qui ne supporte plus de l’entendre “débiter des conneries” ; un yorkshire qui déprime depuis que sa femme l’a largué ; un mouton qui encombre son jardinet depuis que ses collègues le lui ont offert pour son anniversaire… Et vous avez là tous les ressorts d’un vaudeville loufoque qui n’est pas seulement une farce très amusante bien documentée sur l’administration des commissariats de police. C’est aussi une authentique comédie de mœurs dont la pertinence mériterait un Molière, et pas seulement à la prochaine distribution des prix.

  • Petits Désordres, Christophe Guillaumot, Maïté Bernard, Liana Levi , 206 pages, 18€.

La fantaisie d’Anne

N’importe quelle situation, au fond, n’importe quelle idée peut fournir matière à polar. C’est simplement une question d’état d’esprit. Ou, plutôt, une simple question de plaisir. Il suffit d’aimer écrire pour le seul plaisir de l’écriture. Quand l’écriture devient un plaisir en soi, et quand on s’en remet à l’imagination ou aux humeurs pour épancher son plaisir d’écrire sans la moindre contrainte et, parfois, sans but initial, cela donne des œuvres littéraires forcément hors normes mais qui fortifient, chez les mordus de lecture, le plaisir de la découverte sans cesse renouvelé.

L’écriture est une route que j’ai choisie pour avancer en glissant. Ecrire, c’est glisser. Dans le tunnel des mots, je cherche des entrées, des passages, des avancées…”

Anne Bourrel

Rares, toutefois, sont les écrivains capables, sur ce registre, de produire des œuvres fortes. Anne Bourrel fait partie de ceux-ci. Cette Carcassonnaise installée à Montpellier est habitée par cette passion de la recherche littéraire. Depuis vingt-cinq ans, elle exprime son éclectisme sur tous les registres ; elle publie des poèmes, des romans, des pièces de théâtre, des mélanges de genres et sa production ne passe pas inaperçue. Le Festival du polar de Cognac lui a même décerné, en 2018, un prix du “meilleur spectacle théâtral” pour une création dramatique, “Voyez comme on danse…”

“L’écriture, dit Anne Bourrel, est une route que j’ai choisie pour avancer en glissant. Ecrire, c’est glisser. Dans le tunnel des mots, je cherche des entrées, des passages, des avancées…” Sa fringale créatrice rappelle celle de l’Oulipo – l’Ouvroir de littérature potentielle – ce groupe de recherche littéraire fondé en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais, passionné de littérature, et par le poète Raymond Queneau. Les membres de ce cercle très fermé s’imposent volontiers les défis d’écriture les plus dingues ; ils se décrivent comme “des rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir”.

“Comme si cette nouvelle aventurière de l’écriture sans limites s’était lancé le défi de revisiter Alice au Pays des Merveilles”

Le nouveau roman d’Anne Bourrel, Le Roi du jour et de la Nuit, semble sortir de ce tonneau-là. Comme si cette nouvelle aventurière de l’écriture sans limites s’était lancé le défi de revisiter Alice au Pays des Merveilles, le classique de Lewis Carroll, pour en faire un polar… psychanalytique. Son héros, Salvador, n’est pas une petite fille modèle mais un grutier sans histoire ; il n’entre pas au pays des merveilles par le terrier d’un lapin mais par le trou de l’une de ses chaussettes ; et, en guise de merveilles, il se retrouve plongé dans les abîmes de ses fantasmes et de ses angoisses, à la recherche d’on ne sait quoi. Peut-être de la vérité sur sa mère. Ou de sa propre identité…

On n’entre pas dans cette fantaisie littéraire sans appréhension mais son exploration mérite le déplacement. Car, outre le plaisir jubilatoire de la lecture qu’on y éprouve du début jusqu’à la fin, on émerge de cette quête surréaliste en fixant ses propres chaussettes dans l’espoir d’y découvrir un trou. Un trou qui puisse “vous aspirer comme une bouche gourmande un spaghetti…” C’est le pied !

  • Le Roi du Jour et de la Nuit, Anne Bourrel, La Manufacture de livres, 285 pages, 18,90€

Alain ROLLAT
alain.rollat@orange.fr