Chaque mois, le Sétois Alain Rollat propose un rendez-vous littéraire, le Marque-Page. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d’auteurs régionaux issus de maisons d’éditions d’Occitanie et d’ailleurs. C’est au tour de Marie-Christine Vandoorne et Nassima Amrar et lui-même. Avec une surprise…
Feignasse !
Je relisais, l’autre soir, à propos des mœurs comparées de Trump et Poutine, ce que Machiavel écrivait, au XVIe siècle, dans son Discours sur la Première Décade de Tite-Live, sur l’intérêt qu’il peut y avoir, parfois, pour un stratège politique “à feindre pour un temps la folie”. Je me demandais quelle pouvait être la part de la folie feinte, chez un Trump, comme chez un Poutine, à supposer qu’il y ait chez ces deux-là une part de jeu politique dans leur propension commune à user de menaces et de violences contre leurs interlocuteurs indociles.
Bien que n’ayant jamais lu les manuels d’instruction du KGB, je ne doutais pas qu’un agent aussi performant que le Maître du Kremlin fût parfaitement rompu à l’art de tétaniser ses ennemis sans même avoir besoin de feindre la démence puisqu’il lui suffit d’agiter l’épouvantail de son arsenal nucléaire pour faire comprendre à ses interlocuteurs que son mode de fonctionnement procède du Journal d’un fou de Gogol.
Quoique d’apparence plus primaire, le cas de Trump me rendait plus perplexe parce que je n’oubliais pas que la Théorie du Fou, selon Machiavel a déjà inspiré la politique étrangère des Etats-Unis d’Amérique, pendant la guerre du Vietnam, sous l’influence, en particulier, du “futurologue” Herman Kahn, auteur de Penser l’impensable (Thinking About the Unthinkable), un essai qui inspira à Stanley Kubrick son célèbre Docteur Folamour hollywodien. C’était sous la présidence de Richard Nixon, élu en 1968. Celui-ci voulait en finir à tout prix avec la Guerre du Vietnam que son prédécesseur, Lyndon Johnson, avait amplifiée.
Des gens très savants se disputaient à propos de l’avenir de l’IA
Pour convaincre Hô Chi Minh et ses alliés soviétiques de faire la paix, Nixon s’était comporté de telle sorte qu’ils soient persuadés qu’il était un président des USA si caractériel et si obsédé par le communisme qu’il était vraiment capable de faire n’importe quoi pour l’emporter si la guerre continuait, y compris capable de recourir au feu nucléaire contre la population d’Hanoï. Et cela avait marché : Hô Chi Minh avait signé, en 1973, les Accords de Paris mettant fin – temporairement – à la guerre. Le fabulateur Trump n’était-il pas, tout simplement, à sa façon, en train d’imiter Nixon ?
J’en étais là de mes réflexions quand mon poste de télé, que j’avais mis en sourdine, se rappela à mon attention. Il y avait à l’écran un débat de plus en plus animé. Des gens très savants se disputaient à propos de l’avenir de l’IA, cette “intelligence” mécanique que l’on dit “artificielle”. J’appris grâce à eux qu’il en existait une variété française, développée par l’entreprise Mistral Al, qui était capable de rivaliser avec ses grandes sœurs américaine et chinoise. Alléluia !
Cette annonce tombait à pic. Une pulsion de patriotisme me poussa aussitôt à mettre à l’épreuve cette IA à la française. Il ne me fallut que quelques secondes pour entrer en contact avec son “cerveau” par l’intermédiaire de mon ordinateur portable et je lui posai aussitôt la question qui me turlupinait :
- Trump et Poutine utilisent-ils, à ton avis, la théorie du fou ?
La réponse du Chat de Mistral Al fut presque instantanée :
“Donald Trump a souvent été décrit comme imprévisible dans ses décisions et ses déclarations publiques. Certains analystes ont suggéré que cette imprévisibilité pouvait être une tactique délibérée pour déstabiliser ses adversaires politiques ou pour maintenir l’attention des médias. Cependant, il est difficile de dire si cela faisait partie d’une stratégie consciente ou si c’était simplement un reflet de son style personnel …”
Et : “Vladimir Poutine est connu pour son approche stratégique et calculée de la politique internationale. Certains observateurs ont noté que Poutine utilise parfois des tactiques imprévisibles pour maintenir ses adversaires en déséquilibre. Par exemple des actions militaires soudaines ou des déclarations inattendues peuvent être vues comme des moyens de créer de l’incertitude et de gagner un avantage stratégique… “
C’était une réponse équivoque, ambiguë ; je me suis dit que l’IA à la française devait avoir une origine normande… Mais je n’étais pas plus avancé et cela m’agaçait d’autant plus que cette “intelligence artificielle” ne daignait pas me préciser à quelles sources elle avait puisé pour me faire cette réponse qui n’en était pas une.
Un copié-collé extrait du texte promotionnel figurant sur la dernière page de couverture du livre…
Je décidai de la tester dans le domaine littéraire qui m’est plus familier que celui de la psychiatrie appliquée à la géopolitique. Je venais justement de finir la lecture d’un ouvrage primé en 2024 par l’Académie française au titre du “rayonnement de la langue et de la littérature française” : Un Chemin Silencieux, édité par Les 3 Colonnes, dont l’autrice, Marie-Christine Vandoorne, n’est pas une nouvelle venue dans le monde de la culture puisque cela fait des années que cette enseignante, experte en projets culturels et artistiques, membre du Parlement des écrivaines francophones, consacre son parcours professionnel à la promotion de la littérature et des arts à des postes de direction, au sein de l’Alliance française ou de l’Institut de France, à Paris, Athènes, Rome, au Maroc, aux Pays-Bas, en l’Irlande, etc.
- J’ai donc, tout simplement, demandé à “notre” IA si elle avait “entendu parler d’un livre de Marie- Christine Vandoorne intitulé Un Chemin Silencieux” …
Elle m’a aussitôt répondu par l’affirmative : “Oui, Un Chemin Silencieux est un livre écrit par Marie-Christine Vandoorne. Ce livre est décrit comme intime et brûlant ; l’auteure ouvre les portes d’un univers qui devient rapidement un miroir pour le lecteur, reflétant non seulement son propre visage mais aussi ses peurs et son amour de la vie. Marie-Christine Vandoorne, passionnée de littérature et de création artistique, a consacré sa vie professionnelle à promouvoir ces domaines auprès de divers publics, en France et à l’étranger…”

J’avais l’impression d’avoir déjà lu ça quelque part et je compris pourquoi en me référant aux deux sources auxquelles, cette fois, le chat de Mistral-Al me renvoyait. Deux sources, qui, en fait, n’en faisaient qu’une seule. Car la réponse de l’IA à ma question n’était, en vérité, qu’un copié-collé extrait du texte promotionnel figurant sur la dernière page de couverture du livre de Marie-Christine Vandoorne édité par Les 3 Colonnes et présenté tel quel sur le site commercial d’Amazon… Notre IA à la française n’avait pas lu ce livre ; elle ne me disait rien d’autre, à son sujet, que ce que l’éditeur lui-même en disait ; sa réponse à ma question était bâclée mais, en plus, elle n’était qu’un vulgaire plagiat.
Il y avait pourtant beaucoup d’autres informations disponibles, à propos de ce livre et de son autrice, dans les données que les bibliothèques numériques mettent à la disposition des moteurs de recherche utilisés par les Intelligences dites artificielles.
À commencer, par exemple, par ce que Marie-Christine Vandoorne disait elle-même de son itinéraire en francophonie et de sa passion pour l’écriture en novembre 2024, à l’occasion d’une conférence à Banyuls-sur-Mer : “Les écrivains francophones, partout au monde, viennent irriguer l’écriture française : ils emportent avec eux un peu de la terre de leur pays d’origine qu’ils mêlent à la nôtre, terreau devenant ainsi plus fertile encore. Ajoutons ceci : si l’écriture elle-même consiste à chercher un autre langage pour exprimer le dessous des choses, – la vérité n’existe que soulevée, selon René Char -, celui qui s’exprime dans une langue différente de celle à laquelle il fut formé dans l’enfance cherche cette autre forme du réel, va à la rencontre de cet autre en soi. Son chemin, plus ardu en apparence, est une preuve de vérité. Je ne cesserai d’en témoigner : le partage des voix ouvre la voie vers la connaissance mutuelle qui lève les barrières de l’incompréhension et repousse les démons qui hantent encore notre planète…”
Quant à son Chemin Silencieux, primé par l’Académie française, il a déjà été salué par la presse au moment de sa parution : “Que d’émotions dans ce récit construit dans une structure singulière sous forme de dialogue entre le “moi” d’une mère et le “moi” de sa fille, écrivait Carmen Boustani dans le quotidien francophone libanais L’Orient-Le Jour. C’est un dialogue pour dire la douleur d’une mère et celle de sa propre fille dans leur rapport problématique, une mise à distance de la fusion fille-mère. Le rapport fille-mère est décrit comme un jeu de miroirs où chaque reflet révèle autant qu’il ne dissimule… C’est aussi une promenade à travers la littérature ancienne et récente, un très beau récit, un plaisir de tous les instants pour les lecteurs dans une approche de différents styles et genres qui répondent au désir de l’interdisciplinarité chère à Edgar Morin…”
J’ajouterai, pour ma part, que ce dialogue intime est porté par une magnifique écriture forçant le respect. “En écrivant ma vie et celle de ma mère, explique Marie-Christine Vandoorne, je me réconcilie. J’accepte d’extirper les douleurs de mon corps, de mon cœur, de son âme peut-être…” C’est le récit, remontant aux années 40, d’un cheminement universel. C’est moins « une promenade » que le parcours d’une combattante que les souffrances de la vie n’ont jamais épargnée, des souffrances dont seule l’écriture aura fini par la libérer.
Si l’IA que je sollicitais avait été moins artificielle – en l’occurrence moins feignasse – elle m’aurait raconté cela toute seule…
• Un Chemin Silencieux. D’elle à Moi, Marie-Christine Vandoorne, Les 3 Colonnes, 190 pages, 17 €.
Limitée !
Les performances de l’IA étaient-elles sur estimées à ce point ? Je voulais en avoir le cœur net. J’improvisai un autre test. “As-tu lu, lui demandai-je, Le Voyage vers la Sagesse Universelle, le livre de Nassima Amrar ?”.
Ce livre, je ne l’avais pas encore lu moi-même. Je l’avais commandé à son éditeur, les Editions Baudelaire, dont l’attachée de presse avait annoncé sa parution, mais je ne l’avais pas encore reçu. Son titre piquait ma curiosité parce qu’il parlait de sagesse. Au moment où je m’interrogeais sur la folie made in USA et in Russia ce sujet me paraissait des plus appropriés.
D’autant que ce qu’en disait son dossier de presse était fort alléchant : “Le Voyage vers la Sagesse Universelle se situe à l’intersection de la science et de la spiritualité, résultant d’une quête personnelle pour élucider les mystères de l’existence. Nassima Amrar explore dans cet ouvrage la fusion entre les découvertes scientifiques modernes et les sagesses ancestrales. A travers les histoires de David, physicien quantique, et d’Iness, neuroscientifique, le livre aborde des concepts complexes et des expériences hors du commun, tout en restant ancré dans des interrogations profondes sur la réalité et la conscience …” Cette quête méritait qu’on s’y arrête.
Si vous avez plus de détails ou un contexte supplémentaire, ajoutait le chat, je pourrais peut-être vous aider davantage…”
chat Mistral-IA
Quant à son auteure, Nassima Amrar, elle était présentée comme “une chercheuse spirituelle” ayant déjà à son actif littéraire un ouvrage intitulé Mille et une Nuits avec les 99 noms d’Allah, une “œuvre notable” reflétant “sa quête d’harmonie entre foi et connaissance”… Cette femme à cheval entre la foi musulmane et la physique quantique méritait le déplacement.
Après une “réflexion” de 6.2 secondes le chat de Mistral-AI me fit la réponse suivante : “Je n’ai pas trouvé d’informations spécifiques sur le livre Le Voyage vers la Sagesse Universelle de Nassima Amrar dans les résultats de recherche. Cependant, il semble que Nassima Amrar soit une doula qui aide les femmes à se reconnecter à leur sagesse innée et à leur essence sauvage, tout en honorant l’arrivée des nouvelles âmes sur terre… Si vous avez plus de détails ou un contexte supplémentaire, ajoutait le chat, je pourrais peut-être vous aider davantage…”
Comment conjuguait-elle Socrate avec Allah ?
Il était clair que, bien que ne sachant pas grand-chose ni de cette autrice ni de son nouveau livre, j’en savais tout de même plus que l’IA à la française qui n’avait même pas entendu parler de ce Voyage vers la Sagesse Universelle … Sa réponse ne contenait qu’une seule information potentielle : cette auteure était une “doula“. C’est-à-dire une sage-femme du genre coach émotionnel, l’une de ces femmes qui aident les autres, pendant leur grossesse, en leur prodiguant non pas des soins médicaux, mais toutes les formes de soutien affectif. Cette précision augmentait ma curiosité. Cela signifiait que cette femme pratiquait la maïeutique dans tous les sens du terme. Qu’elle était donc une disciple de Socrate. Mais comment conjuguait-elle Socrate avec Allah ? Et quel rôle tenait la physique quantique dans son Voyage vers la Sagesse Universelle ? Il faudra, pour le savoir, que j’attende de l’avoir lu puisque, pour le moment, au sujet de son livre, l’Intelligence Artificielle ne m’a pas rendu plus intelligent …
• Nassima Amrar, Le Voyage vers la Sagesse Universelle, Editions Baudelaire, 84 pages, 13€.
Coquine !
Je résolus, pour en finir, de m’amuser un peu avec elle. Ayant moi-même semé quelques cailloux renvoyant aux mystères de la physique quantique dans Le Chaînon Suivant, mon roman de 2021, je demandai au chat de Mistral Al ce qu’il pensait de l’une de mes affirmations gratuites.
“Que penses-tu, lui demandais-je, de l’affirmation selon laquelle “les expressions de la Vie sont toutes quantiques, aussi bien dans l’univers macrocosmique des matières solides que dans l’univers microcosmique des particules élémentaires invisibles” ?

J’eus droit à une réponse très académique, articulée en trois points et cinq paragraphes, qui démontrait que l’IA est plus à l’aise dans le traitement des questions scientifiques que dans celui des questions littéraires et dont la conclusion ménageait la chèvre et le chou : “La science actuelle ne fournit pas la preuve concluante que tous les aspects de la vie sont quantiques. Bien que certains processus biologiques puissent être influencés par des effets quantiques (comme la photosynthèse ou certaines réactions enzymatiques) la plupart des phénomènes biologiques sont bien décrits par la physique classique. En résumé, bien que les phénomènes quantiques jouent un rôle crucial dans certaines parties de la biologie et de la chimie, il est exagéré de dire que toutes les expressions de la vie sont quantiques. Cette affirmation pourrait être vue comme une tentative de souligner l’importance des phénomènes quantiques dans notre compréhension de la nature mais elle ne doit pas être prise au pied de la lettre sans preuves scientifiques solides”.
“Le roman est décrit comme un voyage initiatique joyeux vers un quatrième millénaire mouvementé, avec un mélange de science-fiction et de réflexions philosophiques”
Tout cela était affirmé sans la moindre référence à quelque source que ce fût. L’IA, en la matière, était sûre d’elle. Je n’avais rien, de toute façon, à redire à cela. Mes connaissances en physique étaient trop rudimentaires pour que je relance la discussion sur ce terrain. Je fis un pas de côté : “As-tu lu Le Chaînon Suivant et que sais-tu à son sujet ?”. Il ne fallut que 4.7 secondes à mon “interlocutrice” invisible pour me faire une réponse en deux paragraphes.
Le premier résumait le thème principal du livre : “Le Chaînon Suivant est un roman d’anticipation écrit par Alain Rollat, publié par les éditions Cap Béar. L’histoire se déroule dans un futur lointain, après plusieurs “fins du monde”, et explore la survie de quelques humains, appelés Homs, sur l’île de Custodia. La nature, lassée des humains, décide de les éliminer pour soulager les autres espèces, posant la question de savoir quelle espèce sera le Chaînon Suivant.” C’était très synthétique mais factuellement juste.
Le second paragraphe se voulait une analyse : “Le roman est décrit comme un voyage initiatique joyeux vers un quatrième millénaire mouvementé, avec un mélange de science-fiction et de réflexions philosophiques. Alain Rollat, journaliste et éditorialiste, utilise son expérience pour créer un monde post apocalyptique imaginaire mais optimiste, où la vie trouve toujours un moyen de continuer.” C’était très réducteur mais gentiment dit…
Déjà lu dans… Dis-Leur !
J’avais néanmoins l’impression, à nouveau, d’avoir déjà lu tout cela quelque part.
Et pour cause… Le cerveau robotisé de l’IA m’indiquait qu’il avait puisé les éléments de sa réponse à trois sources. La première, c’était Cap Béar éditions, l’éditeur de mon roman ! La deuxième, c’était Decitre, une librairie active sur la Toile ! La troisième, c’était la critique – amicale – que la parution de mon roman avait inspiré à… Dis-leur !…, le site d’infos qui publie ici-même, aujourd’hui, ma modeste prose !
Tout cela constituait donc un triple flagrant délit de simulation. La preuve était faite que l’Intelligence Artificielle était une coquine. Sa machinerie s’était bornée à feuilleter dans les stocks de données pour y trouver quelques références à mon ouvrage ; elle en avait arbitrairement sélectionné quelques extraits ; elle les avait articulés en faisant semblant de raisonner puis les avait régurgités à mon adresse. Les archivistes humains travaillent moins vite mais beaucoup mieux.
Instruit par cette expérience, j’ai songé un instant – je l’avoue – à en tirer un profit machiavélique. Il suffirait que je vende mon âme à quelques trolls bien dressés pour obtenir que mon prochain ouvrage – Le Chaînon Suivant en version catalane – soit annoncé partout, sur tous les réseaux sociaux, dans tous les forums de discussion, comme le plus absolu des chefs-d’œuvre intemporels et aussitôt répertorié dans cette catégorie par les algorithmes de l’IA…
N’est-ce pas ainsi, à notre “ère post-factuelle”, qu’on fabrique ces mensonges qui semblent tellement plus vrais que les vérités vraies qu’on les appelle “vérités alternatives” ?
Heureusement pour mon âme buissonnière, la souris de mon ordinateur s’accroche encore à un brin de conscience archaïque. Je n’ai pas objecté quand elle m’a susurré de ne pas me rabaisser au niveau des Trump-Poutine…
Alain ROLLAT
alain.rollat@orange.fr