Chaque mois, le Sétois Alain Rollat propose un rendez-vous littéraire, le Marque-Page. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d’auteurs régionaux issus de maisons d’éditions d’Occitanie et d’ailleurs. C’est au tour de France, terre d’immigration. Treize siècles de présence du Maghreb, de l’Egypte et de l’Orient et de Chronologie de Sète depuis le Big Bang, de Francis et Olivier Ripoll.
Un livre qui fera date
Je n’en veux pas à l’école de Jules Ferry de m’avoir fait croire que mes ancêtres étaient les Gaulois alors qu’il n’existait pas de peuple gaulois. Je n’en veux pas à l’imagerie d’Epinal de m’avoir fait croire que Clovis était un roi français alors qu’il était belge. Je n’en veux même pas au cinéma d’Hollywood de m’avoir fait croire que le Far-West avait été conquis par John Wayne alors que les premiers explorateurs de l’Ouest américain venaient de Louisiane ou du Québec, alors français.
Je ne leur en veux pas parce que, ayant eu la chance de naître en France et d’avoir grandi dans une république laïque qui m’a donné toutes les libertés, j’ai pu bénéficier des outils intellectuels qui m’ont permis, au sortir de l’enfance, de développer ma raison critique pour m’affranchir de tous les enseignements, de tous les dogmes, de tous les préjugés, de toutes les idées reçues, donc de toutes les fadaises colportées, au fil des siècles, par les générations d’avant les Lumières.
L’histoire de treize siècles de présence du Maghreb, de l’Egypte et de l’Orient en France
J’ai appris que l’Histoire est une matière mouvante dont les composantes sont soumises à tant d’aléas qu’il est indispensable de la polir sans cesse, avec humilité, avec doigté, pour ne pas verser dans les ornières où prospèrent, depuis toujours, mais, aujourd’hui, plus que jamais, les manipulateurs et faussaires en tout genre. J’ai donc le plus grand respect pour les historiens professionnels qui consacrent leur métier à fouiller les armoires de l’Histoire pour transmettre aux futures générations une mémoire de l’humanité toujours plus précise, toujours plus rigoureuse, toujours plus complète.
Trentaine d’universitaires réunis
L’ouvrage collectif que viennent de publier les éditions Philippe Rey sur l’histoire de l’immigration en France est un modèle du genre exhaustif. Réunis sous la direction de quatre chercheurs faisant autorité en la matière, Pascal Blanchard, spécialiste en histoire contemporaine, associé au Centre d’histoire internationale et d’études politiques de Lausanne, Nicolas Bancel, spécialiste de l’histoire coloniale et post-coloniale, Naïma Yahi, historienne associée à l’Unité de recherche Migrations et société de l’Université Côte d’Azur, et Yvan Gastaut, spécialiste de l’histoire de l’immigration, une trentaine d’universitaires français et étrangers y racontent, en juxtaposant leurs connaissances respectives, l’histoire de treize siècles de présence du Maghreb, de l’Egypte et de l’Orient en France.
Histoire de l’immigration et fausses vérités
Certains de ces contributeurs sont aussi anthropologues, géographes, islamologues, sociologues. Leurs apports traduisent une approche globale – historique, politique, culturelle – intégrant les effets des guerres, de la colonisation, des diasporas. Il en résulte une somme qui fera référence dans le champ des savoirs pluridisciplinaires. Et le fait que cette œuvre collective soit consacrée à l’histoire de l’immigration, un sujet dont on connaît la charge politique, fournira le meilleur des outils à celles et à ceux qui combattent, sur ce terrain, les fausses vérités, les approches sommaires, les interprétations réductrices ou les manipulations mensongères colportées par certains partis à des fins électoralistes. Ce livre fera date parce qu’il aborde ce sujet complexe avec des regards croisés qui expliquent le présent en renvoyant tous les poncifs et tous les fantasmes aux oubliettes de l’Histoire.
Parfaitement documenté, très agréable à lire, cet ouvrage est une formidable saga. Il explore sur le temps long – treize siècles depuis le début du VIII è siècle jusqu’au premier quart finissant du XXIe siècle- la permanence des relations parfois conflictuelles, parfois fusionnelles, le plus souvent méconnues, que la France a nouées avec les populations de la vingtaine de pays actuels du monde arabo-oriental, autrement dit avec l’aire culturelle occupant le pourtour de la Méditerranée. La figure centrale de “l’Arabo-Oriental” y contrebalance celle du “Gaulois”, cher à notre roman national.
Sarrasin, Barbaresque, bougnoule, métèque, Beur… Et islamiste potentiel
Cette figure-là, tout le monde la connait. C’est celle qui a catalysé bien des stéréotypes et des mythes au cours des bouleversements historiques (coloniaux, culturels, militaires) survenus du VIIIe siècle à nos jours. C’est celle dont la représentation, dans l’imaginaire collectif de l’Occident, suscite aujourd’hui encore trop de débats passionnels. C’est celle du Sarrasin, du Barbaresque, de l’Ottoman, du Levantin, du Sidi, du bougnoule, du métèque, du Beur ou, désormais, de l’ Islamiste potentiel… C’est cette figure de l’Autre – cet Autre méditerranéen, bronzé, métissé, maghrébin, musulman, parfois polygame – en face de laquelle l’Occident a opéré sa propre construction identitaire, d’abord chrétienne, puis rationnelle, laïque, mais aussi monogame et blanche par contraste avec les populations d’Afrique du Nord et du Proche-Orient débarquées au fil des siècles à Marseille, Toulon, Agde, Sète, Collioure ou Port-Vendres.
“Il faut même un peu d’inconscience”
Le pari était audacieux. “Il faut même un peu d’inconscience”, écrit Benjamin Stora dans la postface de cet ouvrage, pour s’attaquer à l’écriture d’une histoire de France… arabo-orientale, pour monter à l’assaut d’une rationalité qui se dérobe dès qu’il est question de la place des “hommes du Sud”, pour reprendre la belle expression de Camus, “Orientaux“, “Arabes” ou “musulmans” dans la longue histoire de France. Avec la volonté d’inscrire cette narration dans la durée, et pas simplement en accompagnant dans l’urgence les soubresauts et les violences des XIXe et XXe siècles.
Cette résolution vient à son heure. Car une nouvelle “question d’Orient” s’est installée au cœur de la société française, avec la présence de plusieurs millions de personnes de culture méditerranéenne – juive, chrétienne ou musulmane- et avec le poids grandissant de la politique de la France orientée sur son flanc sud depuis la chute du Mur de Berlin… Il était temps de combler ce vide historiographique… C’est fait et il est heureux que ce soit fait.
Il n’y a eu ni “invasion”, ni “grand remplacement”, ni “submersion” mais simplement le mélange progressif de populations secouées par les vagues de l’Histoire, et en particulier par les vagues venues du sud de la Méditerranée”
Nous le savions sans le dire. Il suffisait de se promener dans la rue, de lire les journaux, d’écouter la radio, de regarder la télé, d’aller au cinéma, au théâtre, ou, plus simplement, de regarder jouer ou chanter les enfants pour le savoir. Mais, maintenant, c’est une vérité affirmée par les faits de la vie quotidienne : il existe une France immigrée dont les visages expriment toute la diversité de l’espèce humaine et dont l’histoire fait désormais partie intégrante de l’Histoire de France.
La France est une mosaïque polychrome, polyculturelle, polyethnique. Elle l’est devenue, par apports successifs, au fil des siècles. Il n’y a eu ni “invasion“, ni “grand remplacement”, ni “submersion” mais simplement le mélange progressif de populations secouées par les vagues de l’Histoire, et en particulier par les vagues venues du sud de la Méditerranée, leur mer commune. La France est désormais aussi arménienne, syro-libanaise, turque, égyptienne, algérienne, marocaine, tunisienne qu’elle fut jadis gauloise, romaine, franque, wisigothe… Et nul déni idéologique ne pourra plus jamais éclipser cette évidence : la France est aussi orientale qu’occidentale parce que la géographie l’a placée au carrefour naturel des civilisations du Nord et du Sud. Quand je raconte notre roman national à mes petits-enfants je ne parle plus de Clovis sans parler, en même temps, d’Abdelkader.
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France, terre d’immigration. Treize siècles de présence du Maghreb, de l’Egypte et de l’Orient, sous la direction de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Yvan Gastaut, Naïma Yahi, éditions Philippe Rey, 397 pages, 23€.
Une page occultée
Ah ! ce cher Abdelkader Ibn Mehieddine (1808-1883) !… S’il existe une figure mémorielle incarnant cette part arabo-orientale de l’Histoire de France, c’est bien la sienne… L’histoire de ce sage, cet érudit, chef de guerre, chef religieux, symbole de tolérance, devenu le meilleur ami de la France après avoir été son “meilleur ennemi” et son prisonnier aux débuts de la colonisation de l’Algérie… Et s’il existe des lieux où l’on devrait cultiver pieusement le souvenir de cet “homme passerelle” – l’expression, très appropriée, est de Benjamin Stora – c’est bien chez nous qu’ils existent, en Occitanie, où il fut emprisonné à Toulon, puis à Pau, après sa reddition et celle de sa smalah en 1848. Et, pourtant, même chez nous, aujourd’hui encore, l’évocation de son souvenir provoque parfois des trous de mémoire, pour ne pas dire des embarras politiques.
Même à Sète, le port où Abdelkader fut débarqué, en provenance de Toulon, avant d’être transporté, en diligence, jusqu’à la prison de Pau. Alors que c’est à Sète, justement, que s’inscrit dans le paysage du port l’un des vestiges les plus visibles de cette époque. Je veux parler de ce raidillon d’une centaine de mètres qui relie le Môle Saint-Louis au Cimetière Marin et qu’on appelait naguère la Montée des Bédouins, avant qu’elle ne soit rebaptisée, on ne sait trop pourquoi, Rampe des Arabes (1).
Ce raidillon, c’est le mémorial que les compagnons d’armes d’Abdelkader ont, contre leur gré, légué aux Sétois. Près de deux cents d’entre eux, déportés en France, prisonniers de guerre, condamnés aux travaux forcés, sont morts à la tâche entre 1846 et 1855. Leurs noms ont été soigneusement enregistrés par l’Etat civil. Ils s’appelaient Abd-el-Kader ben Bachidat, Ali ben Ayet, Brahim ben Taiel, Mohamed ben Abdallah, El Hadj Ali Bou, Salah ben Oussin, etc.
Cette rampe d’accès à l’ancienne Route d’Agde, dite autrefois Montée des Bédouins, doit sa construction aux compagnons d’armes de l’émir algérien Abd-el-Kader emprisonnés à Sète, entre 1845 et 1856, et condamnés à ce travail forcé qui coûta la vie à près de 200 d’entre eux”
Les uns venaient des villes (Alger, Biskra, Bône, Blida, Mascara, Oran, etc.) ; les autres venaient de villages inconnus des cartes d’état-major. C’étaient tous des gens de modeste condition sociale. Ils étaient paysans, journaliers, marchands de fruits, portefaix, porteurs d’eau, muletiers, maréchaux-ferrants… Le plus vieux de ces forçats morts au cours de la construction de cette rampe avait 89 ans ; il s’appelait Ben Youssef ben Saïd. Le plus jeune avait 20 ans ; il s’appelait Salem ben Meftah. Premières victimes de la première guerre de la France coloniale en Algérie, premiers martyrs des premiers combats des Algériens pour l’indépendance, tous ces laissés-pour-compte de l’Histoire ont fini “à la fosse commune du temps” qu’évoquait Brassens dans ses chansons sans penser forcément à eux. Mais, à Sète, rien ne raconte leur histoire alors qu’ils font partie du patrimoine historique de la ville.
Sète n’est pourtant pas chiche quand il s’agit d’apposer des plaques commémoratives. Il y en a d’ailleurs deux sur ledit Môle Saint-Louis, à l’endroit même où l’émir Abdelkader fut débarqué en 1848. L’une commémore le départ en exil des républicains espagnols entassés, en juillet 1939, sur le S.S. Sinaïa, à destination du port de Veracruz ; l’autre renvoie au passage à Sète, en juillet 1947, de L’Exodus, le Bateau de l’Espoir juif en route pour la Palestine.
Il suffirait d’une phrase, gravée au bas de cette Rampe des Arabes, pour sortir de l’oubli ces Méditerranéens d’Afrique du Nord. Cette phrase pourrait dire, par exemple : “Cette rampe d’accès à l’ancienne Route d’Agde, dite autrefois Montée des Bédouins, doit sa construction aux compagnons d’armes de l’émir algérien Abd-el-Kader emprisonnés à Sète, entre 1845 et 1856, et condamnés à ce travail forcé qui coûta la vie à près de 200 d’entre eux.” Cette marque de respect honorerait les Sétois.
Sète occulte cette page de son histoire. Comme si elle en avait honte
Mais, jusqu’à présent, Sète occulte cette page de son histoire. Comme si elle en avait honte. C’est d’autant plus incompréhensible que l’histoire de Sète et celle de l’Algérie ont été intimement liées, pendant plus d’un siècle, à l’époque coloniale, quand le commerce avec l’Algérie française faisait la fortune de ses armateurs et de ses négociants, et que, de nos jours, le port de Sète développe chaque année davantage les liaisons maritimes avec l’Algérie et le Maroc pour le transport des passagers.
Ce déni de vérité historique a-t-il une cause politique ?
Comment expliquer ce non-dit de la part d’une population dont la mémoire collective s’est construite par la superposition de vagues d’immigrations sur une presqu’île qui n’était qu’un gros rocher désert et inhospitalier jusqu’à ce que Louis XIV décide, au XVIIe siècle d’y créer un port au débouché du Canal du Midi creusé pour relier l’Atlantique à la Méditerranée ? Ce déni de vérité historique a-t-il une cause politique ? On pourrait être tenté de le penser.
Il y a, en effet, de la part de la municipalité actuelle une indéniable frilosité à ce sujet. Les démarches faites par plusieurs citoyens auprès de la mairie pour la mise en place d’une plaque informative n’ont pas eu de suites. L’opposition locale en conclut que la majorité municipale, dirigée par l’ancien sénateur François Commeinhes (Les Républicains) redoute d’éventuelles réactions polémiques de la part des électeurs sétois ralliés au Rassemblement national, victorieux aux dernières législatives, parmi lesquels figurent nombre de Pieds-Noirs réfugiés à Sète depuis 1962.
Mais cette explication politique est trop courte. Car à l’époque où la municipalité était tenue par les communistes, et où le député de circonscription était socialiste, dans les années 1980, la question du souvenir des anciens forçats algériens constructeurs de la Rampe des Bédouins n’était pas soulevée non plus.
Paradoxe sétois dont les causes, sans doute plus profondes, échappent, jusqu’à présent, à l’entendement
Il y a là un paradoxe sétois dont les causes, sans doute plus profondes, échappent, jusqu’à présent, à l’entendement. Sa singularité est d’autant plus étonnante que, en bonne logique, la reconnaissance collective de cet apport maghrébin à la construction de l’identité sétoise illustrerait à merveille ce que le plus illustre des Sétois, Paul Valéry, écrivait, à la fin du XIX è siècle, sur la richesse humaine produite par le mélange des “sucs“, des “sèves” et des “éléments ethniques” opéré par cette “machine à fabriquer de la civilisation” qu’était, à ses yeux, la Méditerranée.

Mais Paul Valéry lui-même était, à ce sujet, un paradoxe vivant. Il aurait pu être, lui aussi, un “homme passerelle” entre les Méditerranéens du Nord et les Méditerranéens du Sud. Il était le plus qualifié des intellectuels de son temps pour l’être. Hélas ! ses actes, sur ce terrain, n’ont jamais suivi sa pensée. Sans doute parce que, tirant ses maigres revenus de son modeste emploi au ministère de la Guerre, il lui était difficile de prendre publiquement ses distances avec la politique coloniale de la France en Algérie. Sans doute aussi, plus simplement, parce que, comme beaucoup d’autres intellectuels de la IIIe République, il considérait, lui aussi, que les troupes françaises qui avaient combattu Abdelkader l’avaient fait “pour le droit, la civilisation et la paix”, selon les termes d’une pétition qu’il signa, un jour, aux côtés de plusieurs autres personnalités de son temps ethnocentriste.
Chronologie de Sète depuis le big bang par deux Sétois, Francis et Olivier Ripoll
Il faudra bien, pourtant, que Sète, un jour, accepte de regarder en face le fait qu’il y a de la sève algérienne dans son arbre généalogique comme il y a de la sève marocaine depuis le peuplement aux temps modernes, du quartier de L’île de Thau. Un premier pas vient d’ailleurs d’être fait en ce sens par Francis et Olivier Ripoll, deux Sétois – un père et un fils – issus, justement, d’une famille immigrée en Languedoc au XIXe siècle. Ces deux amateurs passionnés d’histoire locale se sont attelés à l’audacieuse présentation d’une Chronologie de Sète depuis le Big Bang – dont le contenu fera date, lui aussi, parce que ces annales sont les plus complètes, les plus précises et les plus agréables à feuilleter qui aient été, à ce jour, publiées sur l’histoire factuelle de l’Île singulière, chère à Paul Valéry, même si elles imposent au lecteur quelques raccourcis, des raccourcis spectaculaires mais excusables compte tenu de la période de 13,8 milliards d’années considérée…
Bon équilibre entre chronologie, références savantes et brèves people
Les deux auteurs couraient un risque parce que toute chronologie a quelque chose de rébarbatif. Mais leur éditeur, Jean-Renaud Cuaz – un immigré Pied-Noir- a habilement évité cet écueil en construisant autour du relevé des dates un ouvrage, à la fois très aéré et très pédagogique, qui plaira à tous les publics. Il est parvenu à cette réussite grâce à une mise en page astucieuse, à des formats d’écriture judicieux et à un bon équilibre entre la chronologie proprement dite, les documents iconographiques, les éclairages rédactionnels, les références savantes, les anecdotes savoureuses et les brèves du genre people.
la ville de Sète n’a jamais été autre chose, n’en déplaise à ses élites, que le refuge de Méditerranéens du Sud
Francis et Olivier Ripoll, qu’il faut complimenter pour ce travail sérieux et qui n’ont pas eu la prétention – ils l’écrivent eux-mêmes- d’épuiser le sujet”, n’omettent donc pas d’évoquer, à deux reprises, d’abord à la date de 1848, le passage d’Abdelkader à Sète, puis, à propos de l’histoire du Fort Saint-Pierre, devenu le Théâtre de la Mer, en rappelant que cet ouvrage militaire, construit en 1744, fut “utilisé pour contenir les prisonniers arabes dont faisait partie Abdelkader”. Mais leur chronologie fait l’impasse sur l’histoire particulière de la Rampe des Bédouins. Elle ne précise pas que les “prisonniers arabes” en question étaient condamnés aux travaux forcés et que bon nombre d’entre eux ont perdu la vie à force de casser les pierres qu’ils entassaient ensuite, du Môle au Quartier Haut, pour édifier cette rampe d’accès destinée à relier le port à l’ancienne route d’Agde.
Loin de moi l’idée de faire, à ce sujet, le moindre procès d’intention aux deux auteurs. Même les Sétois qui maîtrisent déjà très bien l’histoire de leur ville, ou croient la maîtriser, enrichiront leurs connaissances en lisant cette Chronologie de Sète depuis le Big Bang. Elle fourmille, en effet, d’informations inédites ou enfouies trop longtemps dans les archives pour avoir été vulgarisées. En ce qui concerne les compagnons d’armes d’Abdelkader et la Rampe des Bédouins deux ou trois lignes supplémentaires pourraient suffire, au prochain retirage, pour préciser ce qui mérite de l’être.
Francis Ripoll livre d’ailleurs un témoignage personnel qui illustre parfaitement comment, depuis sa création officielle par Louis XIV, en 1673, la ville de Sète n’a jamais été autre chose, n’en déplaise à ses élites, que le refuge de Méditerranéens du Sud venus y vivre, par vagues successives, pour des raisons alimentaires ou sécuritaires analogues à celles qui sont à l’origine des vagues migratoires d’aujourd’hui.
Qu’ils soient venus d’Espagne, de Catalogne, d’Italie, d’Algérie ou du Maroc, tous les Sétois de vieille date ont, à peu près, la même histoire que les Ripoll
“Mon grand-père maternel, raconte-t-il, partait chaque année de sa province d’Alicante, en Espagne, pour la France. Il faisait partie de ces vagues d’Espagnols venus le plus souvent en train pour louer leurs bras. Ils quittaient leur famille pour un meilleur salaire pendant la saison des vendanges. Quand ils arrivaient, les autochtones, souvent eux-mêmes immigrés, disaient avec un brin d’ironie et de condescendance : « les étourneaux arrivent… Comme la plupart des journaliers, il repartait au pays, paye en poche, ou ce qu’il en restait, retrouver femme et enfants…” Jusqu’au jour où le grand-père maternel de Francis Ripoll eut la “bonne fortune” de trouver en France de l’embauche à l’année en qualité de ramonet (régisseur) dans l’arrière-pays… Alors, il s’est enraciné en Languedoc et de son immigration sont nées quatre générations de Ripoll sétois.
Qu’ils soient venus d’Espagne, de Catalogne, d’Italie, d’Algérie ou du Maroc, tous les Sétois de vieille date ont, à peu près, la même histoire que les Ripoll, les mêmes origines modestes, à l’exception des descendants des quelques grandes familles qui firent fortune naguère dans le négoce du vin, l’import-export, les transports ou la banque. C’est une raison supplémentaire pour veiller à ne plus jamais gommer l’histoire tragique de ces autres “hommes du Sud”, compagnons d’armes d’Abdelkader, qui étaient paysans, bergers ou artisans et qui sont devenus guerriers, pour des raisons tout aussi estimables que les raisons alimentaires, avant d’être condamnés à finir Sétois malgré eux à une époque où Victor Hugo lui-même, comme Paul Valéry plus tard, voyait dans la colonisation de l’Algérie la promesse humaniste d’une œuvre émancipatrice.
C’est justement parce que l’Histoire est interprétative, et que tout le monde peut s’y fourvoyer, qu’il faut, de nos jours, en respecter chaque point de détail factuel quand on la transmet. Etant moi-même devenu Sétois par ma branche maternelle, je ne parle plus d’Abdelkader à mes petits-enfants sans leur parler aussi de Salem Ben Meftah, fils de Meftah et Aïcha, devenu Sétois, à 20 ans, par sa mort aux travaux forcés sur notre Rampe des Arabes.
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Chronologie de Sète depuis le Big Bang, Francis et Olivier Ripoll, éditions l’An Demain, 100 pages, 15€.
Alain Rollat
alain.rollat@orange.fr
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