Benoît Hamon : “La santé de l’économie sociale et solidaire est extrêmement précaire”

Benoît Hamon aux Rencontres de Bram en 2024. Photo : Olivier SCHLAMA

L’ESS souffre d’un manque de moyens alors qu’elle participe activement au “dernier kilomètre de l’intérêt général”, où se situent Ehpad, crèches, clubs de sport… Benoît Hamon propose que tout ce qui est de la prise en charge de personnes vulnérables, handicapés, personnes âgées, ou tout-petits, soit assuré ou par une entreprise publique ou par l’ESS.

Benoît Hamon a été ministre à l’Économie sociale et solidaire, député à l’Assemblée nationale et député européen. Depuis un an, il préside ESS France, chambre française de l’économie sociale et solidaire, modèle à part dans l’économie qui rassemble 14 % de l’emploi salarié privé au travers des associations, coopératives, fondations, mutuelles, scoops… Un modèle vertueux mais qui souffre du manque de dotations depuis les dernières lois de finances alors que l’ESS participe activement au “dernier kilomètre de l’intérêt général”, là où se situent Ehpad, crèches, clubs de sport, établissements culturels, ressourceries, épiceries solidaires, centres de soins, etc. Il dirige Singa, ONG tournée “vers l’accueil des réfugiés et des personnes migrantes”.

Que représente l’économie sociale et solidaire ?

L’ESS, en France, c’est 14 % de l’emploi salarié privé. La plus grande part, ce sont les emplois associatifs, 1,6 millions de salariés. En Occitanie, cela représente environ 12 % de l’emploi salarié privé (1). {Lire ci-dessous les propos de Sarah Rousseau, directrice de la Cress Occitanie, Ndlr.}

Vous présidez l’ESS France depuis un an. Quel est le bilan de santé du secteur ?

Ph. fédération de triathlon.

Sa santé est extrêmement précaire. L’ESS, ce sont des acteurs privés qui se sont tournés vers l’intérêt général. C’est l’une de leurs caractéristiques principales. Quand on regarde ce que l’on appelle le “dernier kilomètre de l’intérêt général”, là où se situent les Ehpad, les crèches, les clubs de sport, les établissements culturels, les ressourceries, les recycleries, les épiceries solidaires, les centres de soins, etc. On se rend compte que, sur ce kilomètre, dans de nombreux territoires de la République, en zone rurale comme dans les quartiers politique de la ville, ce kilomètre, qui assure aux Français des droits fondamentaux (santé, éducation, prise en charge de la vulnérabilité, etc.), il n’y a plus que l’ESS. Il n’y a plus les entreprises lucratives, parce qu’il n’y a pas assez d’argent à gagner, et les services publics n’y sont quasiment plus.

Nous observons depuis quelques années, avec une accélération avec les derniers budgets votés en 2024 et 2025, que les moyens que l’État accorde à des mutuelles ou des associations pour assurer une mission de service public sont en baisse constante. Et on nous demande de remplir des missions en matière de prises en charge de personnes vulnérables, d’accès aux soins, d’alimentation des Français, d’insertion des publics les plus fragiles, de personnes très éloignées de l’emploi, des missions plus difficiles qu’avant avec moins d’argent.

En France, 185 000 emplois sont menacés en 2025 en ligne directe avec le budget tel qu’il est construit aujourd’hui”

Quels sont ces moyens pour ces missions d’intérêt général ?

Benoit Hamon. DR.

On en saura davantage avec le rapport de la Cour des Comptes dans quelques semaines qui en fera le bilan. On sait déjà qu’il mettra en exergue que les missions assurées par l’ESS sont sous-financées par l’Etat. On n’a jamais été aussi indispensables. Jamais aussi importants dans l’exercice des droits fondamentaux, ceux pour vivre – un toit, la santé… – mais on a de moins en moins de moyens, alors que notre importance grandit, ce qui rend la situation précaire. Rappelons-nous, dans la liste des métiers essentiels dans la crise du covid d’innombrables entreprises de l’ESS étaient concernées.

Précaire, c’est, par exemple, un centre de santé qui aura moins d’aide pour fonctionner ?

Il pourra même fermer. Selon les estimations de l’Union des employeurs de l’ESS (UDES), qui réunit l’essentiel des entreprises de ce secteur, 185 000 emplois sont menacés en 2025 en ligne directe avec le budget tel qu’il est construit aujourd’hui.

Les aides, cela fonctionne comment pour un centre de santé, par exemple ?

En fonction du prix de la journée et de la nature de prise en charge, il existe des dispositifs d’aide du ministère de la Santé. Quand on parle de subventions, l’essentiel n’est pas donné pour acheter des tables de ping-pong ou organiser des voyages mais pour remplir une mission que ou une collectivité ou l’État jugent indispensables au regard de la cohésion sociale et de ses obligations mais ne le fait plus lui-même. Cela se fait sous forme d’appels à projets.

Par exemple, sur tel quartier, on a besoin de médiation pour faire faire des économies d’énergie aux habitants. Réduire la facture d’électricité, c’est bon pour le porte-monnaie, pour l’écologie, pour tout. C’est là que les collectivités avec le bailleur lancent un appel à projets auquel répondent des structures de l’ESS. Et elles sont financées pour cela.

Vous dîtes en situation “précaire” : cela signifie quoi ?

Jérémie Malek devant le centre de santé de Lemasson, à Montpellier. DR.

Pour que l’on comprenne bien, en 2023, le chiffre d’affaires cumulé des start-ups en France était d’un peu moins de 25 milliards d’euros selon la Banque de France. Et dès que l’on parle des start ups, on a droit à la French Tech, à des événements présidés par le président de la République ; des salons avec 15 ministres qui se déplacent comme l’ensemble des acteurs du financement… Ces start up qui, souvent, se vendent et se vendent à l’étranger à des géants de la tech, américains, asiatiques…

Continuons. Si l’on prend le fleuron de l’économie française et du luxe, LVMH, son chiffre d’affaires annuel, c’est 85 milliards d’euros. Et quel est le poids économique des associations en France ? 130 milliards d’euros ! Ce sont aussi beaucoup d’emplois à la clef et de services rendus. Ce n’est pas tout : si on regarde la coopération agricole, 9 agriculteurs sur 10, en France sont des coopérateurs, c’est plus de 110 milliards d’euros, soit quatre fois les start ups et davantage que LVMH !

Avez-vous l’impression que la coopération agricole bénéficie de la part des pouvoirs publics d’un traitement à la hauteur… ? Mieux, si je vais chercher le chiffre d’affaires cumulé de toute la coopération, au-delà des coopératives agricoles, on atteint entre 350 et 380 milliards d’euros ! Soit l’équivalent du PIB du Danemark ou de l’Autriche. C’est énorme. Et ce sont des emplois non délocalisables. Il y a très peu d’intérêt pour le modèle coopératif. C’est pour cela qu’il y a de jeunes coopératives qui réclament qu’il y ait un événement important qui pourrait s’appeler French Coop. Ce serait autant mérité que la French Tech : les coopératives pèsent 15 fois ce que pèsent les start ups.

C’est révolutionnaire. C’est l’anti-Elon Musk, l’anti-Zuckerberg. L’anti-Bolloré. Ce modèle dit : je ne suis pas entrepreneur pour m’enrichir personnellement mais parce que ce que nous allons faire collectivement a un sens”

Pourquoi, avec ce “trésor”, fort d’emplois non délocalisables et de valeurs intrinsèques, ce secteur n’est-il pas davantage mis en exergue ?

Associations, dons, générosité Ph. Banque alimentaire, à Mauguio

Les modèles de l’ESS ne correspondent pas à la doxa dominante. La doxa dominante c’est : si j’investis de l’argent dans une entreprise, je veux avoir le pouvoir lié à cet investissement. Or, dans une entreprise de l’ESS comme une coopérative, celui qui a 100 parts n’a qu’une voix, et celui qui a une part a lui aussi une voix. La propriété de l’entreprise est partagée, collective, et personne n’a davantage de pouvoir qu’un autre. Ensuite, quand on achète une part d’une entreprise de l’ESS, on ne peut pas espérer une forme de lucrativité ; il n’y a pas de dividendes. Mieux : quand vous vendez votre part, vous la vendez au même prix que celui auquel vous l’avez acquise.

C’est révolutionnaire. C’est l’anti-Elon Musk, l’anti-Zuckerberg. L’anti-Bolloré. Ce modèle dit : je ne suis pas entrepreneur pour m’enrichir personnellement mais parce que ce que nous allons faire collectivement a un sens. Cela peut être de fabriquer des chaussures, aménager le littoral, que sais-je… Il est indiscutablement minoritaire, ce modèle. Mais il pèse lourd et, malgré tout, nous n’avons quasiment jamais voix au chapitre. L’accès au financement ; le développement d’outils de financement adaptés ; le fait que la Banque publique d’investissement ou la Banque des Territoires multiplient les outils de capital patient, cela nous manque.

Est-ce aussi lié à la culture un peu fermée de l’ESS ?

C’est une partie du problème. En effet, l’écosystème d’accompagnement des projets entrepreneuriaux, leur financement à différents stades de maturité n’est absolument pas ajusté à la diversité entrepreneuriale et exclut quasi-systématiquement de son champ les modèles ESS qui sont différents : il y a la coopérative de service, la société coopérative d’intérêt collectif, la mutuelle, la société commerciale de l’ESS, la fondation ou l’association. On aurait besoin de soutiens financiers adaptés qui manquent cruellement.

Pourquoi l’ESS vous intéresse-t-elle à titre personnel ?

L’ESS est le modèle économique à travers lequel on peut accomplir ce qu’était l’utopie ou de la Révolution français ou du socialisme. Jaurès disait à la fin du 19e siècle à la Chambre : “La République est restée au milieu du gué parce qu’elle est restée à la porte de l’atelier et qu’elle devrait rentrer dans l’entreprise pour que le citoyen ne soit pas dépossédé de sa souveraineté dans l’économie (…) Nous sommes des serfs, proie de tous les hasards dès lors que nous sommes dans l’usine.” C’était vrai et cela n’a pas changé. Sauf dans l’ESS. L’ESS a contrarié le principe selon lequel l’économie est étanche à la démocratie. 

On a l’impression, pas partout, certes, que l’ESS, c’est aussi de l’entre-soi, assez peu accessible…?

Vous avez raison. Par exemple, quand le Medef parle de ses entreprises, il parle de ses entrepreneurs. Il associe son combat à un combat d’individus. Qui innovent. Bref, qui montrent des images positives liées à des personnes. Nous, à l’ESS, on parle d’organisation. C’est plus abstrait. Et on oublie de parler de l’essentiel : de la prise en charge du grand âge, d’alimentation des personnes, de personnes qui encadrent des gamins pour faire du sport, lieux dans lesquels on partage de la culture. l’ESS, c’est l’économie la plus connectée au quotidien des Français mais au lieu de parler de cela, on parle d’organisation et ça ennuie tout le monde…

Quel est l’avenir de l’ESS ?

Le PIB de l’ESS, c’est 10 % du PIB de la France. Le but est d’arriver à un changement d’échelle si l’on veut répondre au défi du changement climatique, à celui de la transition démographique, du vieillissement de la population. Il y a un enjeu gigantesque de la révolution digitale sur le travail. Il faut au moins doubler la part de l’ESS dans le PIB et le nombre d’entreprises dans l’ESS.

Ce que l’on pourrait faire tout de suite ? Nous considérons, c’est un élément fort du plaidoyer de l’ESS, suite à l’affaire Orpéa, que tout ce qui est de la prise en charge de personnes vulnérables, handicap, personnes âgées dépendantes, ou tout-petits dans les crèches, doit être assurée ou par une entreprise publique ou par l’ESS.

Il faut arrêter d’exposer les personnes âgées, par exemple, à un risque inacceptable : qu’un Ehpad X ou Y, parce qu’il est détenu par un fonds de pension, va arbitrer les dépenses en fonction des remontées de dividendes aux actionnaires. C’est ce qui s’est passé chez Orpéa : ils se sont enrichis en faisant des économies sur les couches… Nous disons : réservons ce secteur au non-lucratif. Et cela touche aussi les gens qui ont les moyens : Orpéa, quand ils ont été mis en cause, c’était dans un établissement premium à Neuilly.

Votre plaidoyer a-t-il été entendu ?

À cette étape, non. Le groupe LR au Sénat était intéressé par le sujet sur la dignité des personnes. Eh bien, il a été proposé que les centres d’accompagnement à la fin de vie, dans le cadre de la loi fin de vie, là où l’on a besoin d’un maximum de garantie, ils ont proposé que ce soit géré par des structures capitalistiques. Où l’on puisse gagner de l’argent… Avec des actionnaires singapouriens ou américains…

Propos recueillis par Olivier SCHLAMA

En Occitanie, “les voyants sont au rouge, on pilote par gros temps…”

Sarah Rousseau, directrice de la Cress Occitanie. DR

Directrice de la Cress Occitanie, Sarah Rousseau confirme l’état des lieux décrit par Benoît Hamon : On subit, comme au niveau national, la lame de fond de la loi de finance 2025 et le désengagement de certaines collectivités qui, elles-mêmes, sont touchées par une baisse des dotations… Ce qui peut mettre en péril certaines activités à court terme. Nous sommes dans la même situation décrite par les CCI et le Médef pour leurs entreprises. Les trésoreries se tendent ; les voyants sont au rouge ; on pilote par gros temps…”

“Est-ce qu’en certains endroits, il n’y aura plus de centres aérés ? De comités des fêtes ? De festival local ?”

Sarah Rousseau prolonge : “Nous avons des inquiétudes aussi dans le monde rural : est-ce qu’en certains endroits, il n’y aura plus de centres aérés ? De comités des fêtes ? De festival local ? On n’est pas loin de tirer le signal d’alarme. Cela pose des questions essentielles pour l’ESS qui est un espace tampon dans la régulation de la vie sociale.”

La directrice de la Cress Occitanie conclut : “Nous avons aussi des inquiétudes pour l’après-2025 et la sortie de crise ; actuellement, c’est un plan social à bas bruit qui se déroule : un licenciement par ici ou un non-renouvèlement de contrat par là. Mais tous ces emplois additionnés, cela s’apparente à un plan de licenciement massif.” Enfin, Sarah Rousseau dépeint “un climat de lassitude dans les entreprises de l’ESS. Jusque-là, c’était difficile mais ça passait. Là, il y a une sorte de rupture qui nous interroge sur la place de la solidarité à l’avenir et des politiques publiques…

O.SC.

  • (1) Selon la chambre syndicale régionale de l’ESS, la Région Occitanie compte en 2024 21 510 établissements employeurs de l’ESS, plus de 245 855 salariés et plus de 192 339 équivalents temps pleins. L’ESS représente ainsi 9,90 % des établissements employeurs, et 11,9 % des effectifs salariés. En 2019, 6 108 millions d’euros de rémunérations brutes ont été versées aux salariés des entreprises de l’ESS. On compte en Occitanie 408 emplois salariés pour 10 000 habitants. Sur l’ensemble des structures privées, l’ESS représente 10,5 % des établissements employeurs et 15,9 % des effectifs salariés. En Occitanie, l’emploi salarié privé constitue 73,2 % de l’ensemble des emplois.