La bande dessinée de foot a grandi, voyant l’émergence de récits plus riches, plus engagés, plus distanciés… Le coup d’envoi a été donné par Cauvin et Bilal avec Hors-Jeu, dès 1987, album d’anticipation sur une époque où le football est gangrèné par l’argent et l’ultra-violence. Dans la foulée, la BD de foot propose désormais un éventail d’expressions graphiques et narratives plus riche que jamais.
La bande dessinée de foot est passé à l’âge adulte. En parallèle aux séries classiques se développe tout un mouvement qui saisit le foot comme un phénomène de société majeur, permettant un éclairage original, sur le monde actuel, mais aussi sur des événements passés, ou à venir. pas toujours très optimiste, mais passionnant ! Pour reprendre le nom d’une rubrique télévisuelle (dans L’equipe d’Estelle, sur la Chaîne L’Equipe), un vrai foot-oir, mais qui produit de tels joyaux !
On pense notamment au très beau Carton Jaune ! (1999, éd. du Masque, avec une post-face de la ministre des Sports d’alors, Marie-Georges Buffet) par Daeninckx et Hanouka évoque le club du Red Star et le destin d’un champion, inspiré par le tragique destin du boxeur juif tunisien Victor Pérez pendant la seconde guerre mondiale, assassiné à Auschwitz. On est touché, enthousiasmé, ému, par le destin imaginaire mais inspiré de Jacques Benzara, qui passe dans l’album de la misère des rues de Tunis à la gloire médiatique…
Courtisé par le Tout-Paris, l’attaquant vedette du mythique Red Star voit pourtant son ascension menacée par les déflagrations de l’Histoire. Dans la période troublée de la montée du nazisme, sauvera-t-il son unique amour ? On est loin des sujets simplistes et des héros-aventuriers sans faille. Un bel album avec au scénario l’écrivain Didier Daeninckz, dont on retrouve le goût pour l’Histoire vue par le prisme de l’individu… l’album a été réédité à plusieurs reprises par EP editions.
Du cruel requiem signé Cauvin et Bilal…
C’est également un écrivain, Patrick Cauvin, qui signait le scénario du Hors-jeu de Bilal (éd. Autrement pour l’édition originale). Cet album au format “à l’italienne” fait cette année l’objet d’une nouvelle réédition chez Casterman : Dans un futur hyperviolent, subsiste un foot de l’extrême, joué sans ballon et devenu mixte, avec des joueurs gladiateurs qui s’entre-tuent, et des arbitres enfermés dans des bulles de plexi. Tout est diffusé en direct, il n’y a plus de public dans les stades. Gangrené par la violence et la corruption, le sport finit par disparaître. Cruel requiem, orchestré de main de maître par Enki Bilal, lui-même excellent ballon au pied.
On tremble un peu, à l’idée de voir le sport évoluer ainsi. Mais il n’est jamais inutile de tirer le signal d’alarme. Avec une maigre lueur d’espoir cependant. Des enfants jouent au ballon, donnant peut-être l’occasion au vrai football de renaître de ses cendres, dès lors qu’il n’oubliera plus qu’il est d’abord et avant tout… un jeu.
… Au football “durable et joyeux” selon Tatane
Format à l’italienne aussi, mais avec le sourire, pour Tatane (2014, Pénélope Bagieu, Charles Berberian, Bouzard et Jul ; préface de l’ancien pro Vikash Dhorasoo, éd. Gallimard) qui propose de nouvelles règles avec une philosophie clairement annoncée en couverture : “Pour un football durable et joyeux.” Une façon de voir aussi le foot comme un sport populaire, citoyen, vecteur de valeurs et de lien social. Quatre dessinateurs se sont pris au jeu en proposant une illustration ou un gag en contrepoint de chaque règle.
Tatane va bien au-delà, d’ailleurs, puisqu’il s’agit d’un mouvement collectif et populaire, lancé au printemps 2011 à partir d’un manifeste co-écrit par Vikash Dhorasoo, Brieux Férot (So Foot) et Pierre Walfisz (producteur). Pour en savoir plus, n’hésitez pas à cliquer ICI.
Guillaume Bouzard est aussi au crayon pour Football football (tiré de ses chroniques dessinées dans So Foot et Libération, 2 saisons) où il épingle avec humour et lucidité les tics et excès de ce sport. L’humour est certes omniprésent, mais ne vous y trompez pas, en fin connaisseur d’un sujet qu’il aime sans être aveuglé, Bouzard ne rate jamais la lucarne qui fait mal. Entraîneurs, supporters, joueurs, téléspectateurs, commentateurs, professionnels, amateurs… nul n’échappe aux tacles grinçants. Bien sur, le fait que les sujets soient en prise avec l’actualité d’un moment affaiblit parfois leur impact, mais la majorité ont conservé tout leur impact (éd. Dargaud).
De la réalité de Bouzard à celle illustrée par Timothée ostermann, il n’y a qu’un pas. Mais le jeune auteur alsacien, qui sort actuellement (sorti le 16 mai) son nouvel album a choisi un échelon plus bas : Football district (éd. Fluide Glacial) nous parle d’un monde que tous ceux qui ont un jour chaussé des crampons connaissent. Comme le souligne le site de BDfugue : Les coulisses du football amateur, à travers l’histoire d’un garçon qui tape dans la balle depuis sa tendre enfance dans le club de son village. Un conte ordinaire du ballon rond avec des anecdotes véridiques et des personnages hauts en couleur, loin du foot bling-bling…
L’épopée des “fellaghas au ballon rond”
Mais l’un des plus beaux exemples de cette BD de football ayant atteint l’âge adulte, c’est sans doute Un maillot pour l’Algérie de Rey-Galic-Kris (2016, éd. Dupuis, coll. Aire Libre). Quand le sport devient une clé pour l’Histoire. Si le foot est au coeur de ce récit, les auteurs ont parfaitement su rythmer les 116 pages de cet album entre engagement politique et exploits sportifs. Une véritable épopée superbement mise en image par Javi Rey :
En 1958, à la veille de la Coupe du monde en Suède, douze footballeurs de Première Division quittent clandestinement la France et rejoignent les rangs du FLN. Nous sommes en pleine guerre d’Algérie et leur but est de créer la première équipe nationale algérienne de football et d’en faire l’ambassadrice de l’indépendance à travers le monde… Parcourant le monde souvent clandestinement, cette équipe de champions devenus des va-nu-pieds, devant parfois accomplir plusieurs milliers de kilomètres en minibus à travers le désert pour jouer un match, sans remplaçants, va accomplir exploit sur exploit au fil de plus de 80 matches. Ils s’appellent Zitouni, Arribi, Kermali, Mekhloufi… et ils sont devenus des légendes du sport… En guise de conclusion, l’interview de Rachid Mekhloufi, membre de cette équipe unique (surnommée les “fellaghas du ballon rond”) et star de l’AS Saint-Etienne dans les années 60.
Des rêves africains et un rêve brisé
Très intéressant aussi, Ziki Ballon d’Or (par Zadi-Forte et Viravong) dans l’éphémère magazine Alle Eyes on Me (une reparution est annoncée pour 2018) et à découvrir en bonus sur le site (l’accès au site en cliquant ICI) … Le petit garçon de l’AS Gagnoa, qui rêve de mener les “Elephants” de Côte d’ivoire en finale de la Coupe du Monde…
Ce rêve de devenir une icône du football africain est partagée par le jeune Ahmed, 13 ans, dans la bande dessinée en ligne Un rêve de football africain, par Noh-Blaghen (Facebook de la série ICI).
Le football africain est aussi le sujet du one-shot Le contrepied de Foé (2016, éd. Dargaud) de Laurent Galandon et Damien Vidal. C’est le parcours d’Urbain, jeune passionné de football au Cameroun, dont les rêves de gloire vont être exploités par un agent véreux. Le voici abandonné à Paris, sans papiers et sans un sou en poche… À travers la destinée d’Urbain, les auteurs dévoilent avec justesse l’une des faces cachées du football et le quotidien d’un clandestin en France.
Le monde “si tranquile” d’Etienne Davodeau
À la sortie de l’entraînement, Titou, la star du FCE, est une fois encore sollicité par une vieille femme qui lui réitère sa supplique : venir au repas d’anniversaire de son mari atteint d’une grave maladie et fan inconditionnel du joueur. Surmontant ses réticences, il accepte et passe une agréable soirée jusqu’à l’arrivée d’un invité surprise qui va faire basculer son destin de façon tragique… Ainsi débute l’album Ceux qui t’aiment, le troisième tome de la série Un monde si tranquille aux éditions Delcourt (2002).
Plus que le foot, ce qui intéresse l’auteur, Etienne Davodeau, ce sont ces moments où des vies qui semblent écrites se mettent à déraper. Ici la trajectoire d’une vedette du foot dont l’existence bascule lorsqu’il est pris en otage par un homme qui vient d’être licencié et réclame une rançon au FCE afin de libérer sa vedette à la veille d’une finale de Coupe d’Europe ! Tandis que Titou est confronté à un monde qu’il ignore, les supporters, inconscients du drame qui se joue, préparent la grande fête de la finale… Belle occasion de dénoncer quelques travers de la société moderne, des fans, des célébrités, des responsables, finalement de tous et de chacun avec le foot comme décor idéal à cette exacerbation des sentiments…
Philippe MOURET
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