Chaque mois, le Sétois Alain Rollat propose un rendez-vous littéraire, le Marque-Page. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d’auteurs régionaux issus de maisons d’éditions d’Occitanie et d’ailleurs. C’est au tour Mario Pimiento, Clémentine Pons et Mathilde Perrot.
Le banc de Mario
Il y a toujours, quelque part, un banc où les vieux se retrouvent, chaque jour, à la même heure – sauf quand il pleut ou s’il fait trop froid – pour papoter à l’infini en portant sur leur environnement un regard blagueur ou, selon les circonstances, inquisiteur. À Coustouges, dans mon petit village catalan, un banc de ce genre est posé, depuis toujours, à proximité du terminus de l’autobus régional afin que les vieux soient aux premières loges pour savoir qui arrive au village ou qui en part, une fois par jour, ce qui leur procure des sujets de conversation limités vu que plus personne, ou presque, n’arrive au village ou n’en part en bus.
Ce banc coustougien s’est appelé longtemps le banc des sénateurs. C’était l’appellation que lui avait donnée un correspondant local de Midi Libre. Un maire imaginatif, un jour, lui en a octroyé une autre, qu’il a fait graver sur une plaque de marbre pour imprégner de son importance l’esprit des gens de passage : il est devenu le banc du Cercle élargi du Conseil des Anciens. C’est plus littéraire, moins explicite, mais peu importe ; il reste un banc patrimonial.
“Le meilleur poste d’observation pour prendre au quotidien la température du pays”
Le Banc des Vieux Cons, que le chroniqueur gardois Mario Pimiento fait passer à la postérité dans le titre de son dernier ouvrage, est un monument de même importance. Il est situé au bord du canal du Grau-du-Roi (Gard), face à la rue de la Poissonnerie, ainsi dénommée parce qu’elle commence précisément entre une poissonnerie et un bureau de tabac avant de descendre vers la place du marché. Son emplacement, à l’extrémité d’une enfilade très fréquentée, fait de ce banc-là “le meilleur poste d’observation pour prendre au quotidien la température du pays”.
À condition, bien sûr, de s’y asseoir dos au canal et non – surtout pas ! – face au canal comme le font généralement ces ballots d’estivants qui tournent toujours le dos à l’essentiel. Une erreur que ne font jamais les “vieux cons” locaux car, au Grau-du-Roi, “seul un estranger aurait l’idée de s’asseoir face à ce canal dont le passé fait remonter à la surface de la mémoire autochtone le souvenir des estrons qui y flottaient à l’époque pas très lointaine où « tous les riverains, qui n’avaient pas de fosses septiques à leur maison, y vidaient chaque matin leurs cagadous de la nuit…”
Truculence à la Rabelais, verve à la Pagnol
et un accent du terroir à la Villanova
Les “vieux cons” en question, qui s’approprient ce banc, depuis quarante ans, chaque matin, sur le coup de huit heures, sont au nombre de trois. Le premier est “un grand dégingandé”, surnommé Pétembulle, depuis son enfance, pour dire son habileté à faire des bulles lorsqu’il pratique “l’art du pet” au cours de ses baignades estivales dans les eaux du canal.
Le deuxième est “un réboussier professionnel”, surnommé Trognecuite (comme son père, son grand-père, son arrière-grand-père, etc.) à cause son visage buriné de marin pêcheur de père en fils et de son appartenance à la confrérie “de ceux qui aiment bien esquicher quelques pastis vers midi et quelques autres avant la soupe du soir”. Le troisième est “une fine gueule”, surnommée Fricassée à force d’avoir été condamné par ses déconvenues amoureuses à cuisiner sa pitance en solitaire et à devenir, par la force des choses, un expert en ragoûts divers…
Quand on sait qu’au Grau-du-Roi qui n’a pas de surnom n’est pas du pays et n’est, au mieux, qu’un “estranger en attente de baptême”, on mesure sans peine quelle part déterminante l’existence d’un tel trio a forcément, au-delà du Grau-du-Roi, sur la vie de notre pays. Mario Pimiento la met en évidence en cuisinant à sa façon souvenirs, anecdotes et qu’en-dira-t-on avec une truculence à la Rabelais, une verve à la Pagnol et un accent du terroir à la Villanova. Quant à son écriture, c’est un délice. Le résultat a la saveur d’un petit bijou à déguster sur n’importe quel banc.
- Le Banc des Vieux Cons, Mario Pimiento, Au Diable Vauvert, 112 pages, 10 €.
Le pare-feu de Clémentine
Les bancs des jardins réservés aux hôpitaux psychiatriques ne sont pas différents des bancs publics. La seule chose qui change est la façon dont s’expriment les gens qui y siègent. Mais comment raconter la vie quotidienne d’un hôpital psychiatrique ? Comment rapporter ce que disent les prétendus fadas selon les gens prétentieux qui se croient normaux ? Comment transcrire l’incompréhensible en mots ordinaires ? Comment aborder ce qui s’exprime dans les profondeurs indicibles de la déraison ?
Clémentine Pons s’est attelé à ce défi en faisant le choix de l’expression poétique. Cette jeune Lyonnaise, qui est aujourd’hui chargée de communication dans un lieu culturel toulousain, n’était pourtant pas préparée à cette tâche insensée. Ses études de théâtre, de graphisme et d’arts plastiques ne la destinaient, en rien, au traitement des questions de santé mentale. Mais rien n’est impossible à l’esprit qui sait voir au-delà de la surface des apparences. Il faut croire que Clémentine Pons a développé un sens de l’empathie bien au-dessus des normes admises puisque le mode de connaissance qui est devenu le sien est ce formidable mode de connaissance par identité dont sont pourvus les êtres rares capables de s’identifier complètement aux autres à partir d’une simple émotion ou d’un simple échange de regards.
Ça parle de femmes. Ça parle de quand on aime trop fort. Ça parle de quand on n’a pas pu dire au revoir”
Le défi était fou et elle l’a relevé. Le petit recueil de textes qu’elle vient de publier avec le soutien de la Région – son premier ouvrage est composé de textes écrits depuis un hôpital psychiatrique non identifié. “Ce sont des textes qui parlent de ce qu’il se passe dans la tête. Ça parle du quotidien, du banal. Ça parle de micro-ondes, de fleurs et de poulet rôti. Ça parle de regarder les chevreuils courir à l’aube. Ça parle de femmes. Ça parle de quand on aime trop fort. Ça parle de quand on n’a pas pu dire au revoir. De quand la forêt se fait manger. Ça parle de l’incendie et de l’inondation qui l’éteint. Ça parle des catastrophes naturelles qui se répondent. Celles de l’intérieur de soi.”
Ça parle donc des petites choses ordinaires de la vie d’hommes et de femmes pas tout à fait ordinaires et ça en parle avec une délicatesse lumineuse qui les rend belles.
Clémentine Pons a réussi ce tour de force en parvenant à mettre en poésie les souffrances partagées par les gens qui les subissent et par ceux qui les soignent. Contre tous les incendies de l’âme humaine, elle a inventé ce pare-feu inconcevable en construisant par ses mots ce que son éditeur appelle joliment “une communauté d’âmes portées par la force collective de l’espérance”. C’est fascinant. On en reste scotché à son banc.
- Feu Mange Forêt, Clémentine Pons, Blast, 84 pages, 12 €.
La planète de Mathilde
Mathilde Perrot, elle, a une préférence pour les bancs d’école. Née à Libourne (Gironde), il y a une trentaine d’années, elle a longtemps vécu et travaillé en Belgique. Scénographe de formation, elle a acquis des compétences diverses dans le champ des activités artistiques. Elle a participé à la création de décors pour le théâtre et le cinéma ; elle a été habilleuse pour un festival de danse contemporaine ; elle a été monteuse de vidéos ; elle a écrit des articles pour des revues spécialisées ; elle s’est même spécialisée en art-thérapie…
Mais ce que cette jeune femme timide aime par-dessus tout, c’est le dessin. Et comme, en outre, elle se passionne, depuis toujours, pour tous les sujets relatifs à la psychologie et au psychisme, en particulier quand l’art et la psychologie se conjuguent dans l’alchimie des processus de création, elle est aussi devenue artiste intervenante en milieu de soin, en particulier dans le milieu scolaire où elle anime des ateliers créatifs basés sur l’apprentissage du dessin. Son dernier atelier en date, destiné aux adolescents, était consacré à la création des mangas ; il a eu lieu en septembre à Céret (Pyrénées orientales).
Depuis quelques mois, Mathilde Perrot s’est, en effet, installée en Pays catalan. Le public qui a participé au Festival international du disque et de la BD, les 28 et 29 septembre, à Perpignan, a d’ailleurs pu découvrir la bande dessinée, intitulée La Planète Rousse, qu’elle auto-édite, depuis 2020, et dont elle a déjà réalisé huit tomes destinés aux enfants. Il s’agit d’une BD très originale, faite de formats très courts présentés sous forme de livrets.
“Je ne cesse de reproduire et d’imaginer des espaces mentaux surréalistes à la fois attirants et inquiétants”
“C’est l’histoire d’une petite fille, qui n’a ni nom ni voix, et du monde qui l’entoure. Une sorte de cosmos fait de bulles et de planètes, régi par un système d’attraction et de répulsion mystérieux où les mots peuvent égratigner ou caresser. Tout commence sur sa propre planète, où elle passe son temps dans la lune. Un jour, elle s’envole pour de bon, s’éloignant de la terre qui disparaît dans le noir, et ne parvient pas à se ramener chez elle…Bien que dépassée par les événements de son errance imprévue, et paumée, elle apprend à survivre, puis à vivre…”
Ce qui est original, dans la façon dont l’auteure raconte cette histoire, c’est son style extrêmement épuré. Son dessin à l’encre de chine dit tout de l’aventure extraordinaire vécue par sa petite héroïne dans le décor cosmique où elle se trouve projetée. Le graphisme de Mathilde Perrot, parfaitement maîtrisé, son trait fin et sa palette de couleurs vives disent si bien tout ce qu’il y a à comprendre qu’il n’y a pas besoin de textes pour expliciter le scénario fantastique de La Planète Rousse. Cette BD est une bande dessinée sans bulles. Les textes, lapidaires, se résument à quelques mots épars, tracés, ici ou là, comme des panneaux indicateurs superfétatoires.
Cela donne aux enfants auxquels les dessins s’adressent des plages vierges où ils peuvent, au besoin, insérer leurs propres apports. L’ensemble est très onirique. Mathilde Perrot, qui recommande un accompagnement musical différent pour chaque tome, s’en explique volontiers : “Je m’intéresse au phénomène de la création des rêves et au fonctionnement de l’inconscient. Cette passion pour les événements psychiques internes est le moteur principal de mes créations, quelles que soient les formes qu’elles prennent. Je ne cesse de reproduire et d’imaginer des espaces mentaux surréalistes à la fois attirants et inquiétants.”
Coustouges, le “centre du monde” !
Les jeunes enfants, spontanément, trouvent l’ensemble rigolo. Une petite fille qui se promène toute nue dans l’espace intersidéral sans être gênée aux entournures, cela, bien sûr, c’est drôle. Mathilde Perrot ne devrait donc pas tarder à trouver l’éditeur qu’elle cherche – et qu’elle mérite – pour soutenir son éclectisme créateur.
En attendant, entre deux tomes, elle aide son compagnon, Farran, cuisinier de son état, natif de Catalogne, à se consacrer à sa propre passion, plus classique mais tout aussi poétique : l’art de la gastronomie. Bien informés des réalités catalanes, tous deux viennent d’ouvrir, en Vallespir – très exactement au “centre du monde” – un petit restaurant pas comme les autres, le Poti-Poti, qui fait déjà parler de lui par la finesse de ses recherches culinaires et qui a désormais vocation à devenir également un creuset culturel. Oui, exactement au “centre du monde” ! C’est-à-dire non pas à côté de la gare de Perpignan mais au vrai “centre du monde”, le mien : à Coustouges ! Mathilde Perrot y aura, peut-être, un jour, un banc à son nom sous les tilleuls de la cour de notre ancienne école.
- La Planète Rousse, Mathilde Perrot, Ateliers du Toner, Bruxelles. Chaque tome 10 € (adresse mail : jeracontemonreve@gmail.com)
Alain ROLLAT
alain.rollat@orange.fr