Chronique littéraire : Les parts d’ombre sont à nuancer…

Lire, livre, lecture. Photo : Olivier SCHLAMA

Chaque mois, le Sétois Alain Rollat propose un rendez-vous littéraire, le Marque-Page. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d’auteurs régionaux issus de maisons d’éditions d’Occitanie et d’ailleurs. C’est au tour de Gilles Gaetner, Seb Cazes et Laurent Tillon et Damien Ribeiro.

Le cas Plenel

Le sujet Plenel est l’un des marronniers préférés des professionnels de la plume paresseuse et des trolls allergiques aux leçons de morale politique. Cette fois, c’est Gilles Gaetner, un vieux routier de l’investigation tout terrain, passé par L’Express, Le Point, Les Echos, Valeurs actuelles, aujourd’hui employé par le site d’info Atlantico, qui s’y colle.

Dans son dernier ouvrage, ce vétéran des champs médiatiques prétend faire un sort définitif à tout ce qui a déjà été dit et écrit sur le passé et sur le présent de l’ancien directeur de la rédaction du Monde, fondateur ensuite de Médiapart. Ce livre, intitulé Pour qui roule Médiapart ?, sous-titré La face cachée d’Edwy Plenel, a été édité par la maison Fayard et diffusé par Hachette Livre, deux institutions tombées sous la coupe financière du groupe Bolloré. Sa parution a donc été orchestrée de telle sorte que les médias s’ébrouant dans cette mare idéologique puissent en faire leurs choux gras. Ils l’ont fait d’une façon si jubilatoire qu’ils ont provoqué, sur les réseaux dits sociaux, qu’ils nourrissent, la déferlante de gracieusetés qu’ils escomptaient pour faire vendre ce sous-produit qu’on ne saurait même pas qualifier de journalistique tant son contenu fait injure au journalisme digne de ce nom.

Une lettre ouverte de 268 pages, ce n’est qu’un réquisitoire à charge contre le fondateur de Médiapart

Car cet ouvrage n’est qu’une compilation à l’emporte-pièce, mal ficelée, parfois même décousue, de tout ce qui a déjà été raconté, diffusé, colporté, allégué, interprété, insinué, un peu partout, depuis cinquante ans, sur Edwy Plenel, sa personnalité, son parcours, ses œuvres militantes et professionnelles. On n’y apprend rien et, pour ma part, je me serais volontiers abstenu de signaler sa parution si son auteur ne m’avait pas, à mon insu, mêlé à son affaire.

Gilles Gaetner affirme d’emblée (page 26) que ce cher Edwy a été “embauché au Monde par Alain Rollat”. Qui lui a raconté cette bêtise ? Il s’agit là d’une erreur factuelle dont ce confrère aurait fait l’économie s’il avait daigné vérifier la chose, par exemple en me demandant, tout simplement, si c’était vrai. Quand Edwy Plenel a été embauché au Monde pour y tenir la rubrique “éducation”, en 1980, j’étais simple rédacteur de base au service politique, où j’avais été embauché trois ans plus tôt pour être l’accrédité du journal à l’Hôtel Matignon, et mon seul “pouvoir” était de faire mon travail de rubricard en silence, sans même avoir le droit de signer moi-même mes propres articles. Il ne serait venu à l’idée d’aucun hiérarque du Monde de solliciter mon avis de bizuth sur quelque projet d’embauche que ce soit et je ne me serais moi-même jamais permis, le cas échéant, de formuler le moindre avis, en matière d’embauche parce que notre éthique collective rendait inconcevable une telle interférence. A cette époque, n’ayant auparavant exercé qu’à Midi Libre, je ne savais d’ailleurs rien de Plenel.

Cette erreur factuelle de Gilles Gaetner est d’autant plus grossière que les circonstances dans lesquelles ce cher Edwy a été embauché à la rubrique “éducation” du Monde, que dirigeaient alors Catherine Arditti et Serge Bolloch, ont été correctement racontées, en 2008, par Laurent Huberson dans sa propre Enquête sur Edwy Plenel, éditée par Le Cherche Midi. De la part d’un soi-disant professionnel de l’investigation c’est le genre de contre-vérité si facile à éviter qu’il discrédite tout le reste.

Le reste, au demeurant, présenté sous la forme d’une lettre ouverte de 268 pages, n’est qu’un réquisitoire à charge contre le fondateur de Médiapart. Et il cible Edwy Plenel en utilisant contre lui les procédés les plus réducteurs – sans aucune nuance, sans aucun recul, sans essayer de faire la moindre part des choses – autrement dit les mêmes procédés inquisitoriaux que ceux qui sont généralement reprochés à celui-ci. C’est si excessif que cela devient dérisoire. Car si Plenel n’est pas un ange, il n’est pas non plus un démon. S’il ne mérite pas les dithyrambes, il ne mérite pas non plus les vilénies. Les parts d’ombre qu’on lui connait – et que j’ai moi-même, naguère, pointées du doigt – ne sauraient occulter la part éclairante qu’il a prise, souvent déterminante, à la recherche des vérités de faits dans tous les secteurs où il a exercé ses talents d’enquêteur opiniâtre. Et encore moins la sincérité de ses engagements universalistes ou la force de son attachement viscéral aux idéaux républicains. J’en parle ici en connaissance de cause : nous avons fait ensemble, au Monde, du bon travail ; je veux dire un travail honnête, alors que nous ne partagions pas forcément les mêmes idées.

“Je regrette, moi aussi, que Plenel ait ensuite succombé à la tentation de devenir un acteur politique”

Je regrette, moi aussi, que Plenel ait ensuite succombé à la tentation de devenir un acteur politique au lieu de continuer à tracer son sillon dans le journalisme d’investigation. Mais le travail de la rédaction de Médiapart, quels que soient, parfois, ses erreurs ou ses travers, est un travail d’utilité publique. Si Médiapart n’existait pas, il faudrait l’inventer.

Cela dit, il est vrai que le journalisme d’enquête exige, de la part du professionnel qui y consacre toute son énergie, une conscience éthique insensible aux émotions et une intégrité intellectuelle imperméable aux convictions. Et il est vrai que ce cher Edwy s’est malheureusement affranchi de cette double exigence d’extériorité. Il est tombé dans l’ornière où glisse le diseur de vérités s’il oublie que les vérités dont il s’occupe – et qu’il se fait un devoir de rechercher quand on essaie de les camoufler- ne sont que des vérités modestes comparées aux vérités mathématiques ou scientifiques.

La vérité journalistique est toujours plurielle ; elle n’est jamais absolue. Son approche exige de l’humilité. Il y faut de l’obstination mais, quand l’obstination devient obsession, le risque de l’emportement devient très grand. Plenel s’est parfois laissé emporter, en faisant de certains de ses combats une affaire personnelle, parce que l’humilité n’a jamais été son fort et parce que, chez lui, le trotskiste a parfois bridé le journaliste. Mais il aura été l’un des plus performants diseurs de vérités de sa génération et c’est cette empreinte-là qu’il laissera dans l’histoire de la presse contemporaine alors que la plupart de ses détracteurs n’en laisseront aucune. Il faut simplement souhaiter que les journalistes de Médiapart marchant sur ses traces continuent de s’affranchir de sa tutelle.

  • Pour qui roule Médiapart ? La face cachée d’Edwy Plenel, Gilles Gaetner, Fayard, 268 pages, 21,90 €.

Une leçon de chiroptérologie

Il y a donc mieux à faire, pour les explorateurs des parts d’ombre, que de lire du Gaetner mal inspiré. Qu’ils se plongent, par exemple, dans les Chroniques d’une vie à l’envers, éditées par Actes Sud, qui constituent ce que l’on produit de mieux, aujourd’hui, en matière d’investigation immersive dans les parts d’ombre les plus sombres. C’est une enquête passionnante, conduite avec une rigueur scientifique exemplaire, sur un sujet aussi caverneux que bien des sujets dont raffolent les journalistes d’investigation mais beaucoup plus limpide dans ses conclusions grâce à la méthodologie déployée par ses deux auteurs, Seb Cazes et Laurent Tillon, deux explorateurs cavernicoles experts en chiroptérologie, c’est-à-dire dans l’étude des chauves-souris.

On est prié de ne pas sourire de ce rapprochement entre l’étude des mœurs cavernicoles et celle des mœurs médiatiques car ces Chroniques d’une vie à l’envers démontrent d’une façon incontestable que si Gilles Gaetner avait fait un stage de chiroptérologie avant de se lancer dans son enquête sur Plenel le bilan de ses recherches aurait été moins brouillon. A la fin de son travail, il serait parvenu à répondre clairement aux questions qu’il se posait au début : “Qui êtes-vous Monsieur Médiapart ? Un agitateur ? Un manipulateur ? Un militant ? Un journaliste engagé ?”

Aucune des trente-huit espèces de chauves-souris d’Europe n’a plus de secret pour eux

Son sujet ne lui serait pas resté énigmatique. Quand Seb Cazes et Laurent Tillon, eux, étudient les chauves-souris, ils font sans hésiter la différence entre la pipistrelle et la roussette, le petit rhinolophe et le grand rhinolophe, le murin de Bechstein et le murin de Capaccini, la sérotine commune et la sérotine bicolore, etc.

Aucune des trente-huit espèces de chauves-souris d’Europe n’a plus de secret pour eux. Ils sont même capables de dessiner chacune d’elles. Pourquoi ? Parce qu’ils ont appris à les regarder, à les observer, à les voir vivre, à les voir voler, à les voir dormir dans leurs habitats naturels, les cavernes, les grottes, les ruines, tous les lieux clos. Ils les ont étudiées sans idées préconçues, sans idées reçues, sans filtres, donc sans préjugés. En les observant directement, sans intermédiaires, sans se fier aux compilations existantes. Ils l’ont fait avec des soins méticuleux, en prenant le temps nécessaire pour bien comprendre ce qu’ils voyaient, en les étudiant sous tous les angles, de près comme de loin, avec, surtout, le détachement d’esprit nécessaire à l’appréhension des faits les concernant dans leurs réalités objectives sans se soucier de la réputation de ces mammifères volants, souvent mauvaise (comme celle de Plenel dans certains milieux…) Ils ont d’ailleurs fini par les aimer (ce qui n’arrivera jamais aux procureurs clouant Plenel au pilori sans lui faire grâce de quoi que ce soit…) Bref, ces deux explorateurs cavernicoles ont mené sur la “face cachée” des chauves-souris une enquête approchant l’idéal journalistique en matière d’investigation…

La somme de leurs révélations est d’autant plus impressionnante qu’ils lui ont donné la forme d’un roman graphique. Laurent Tillon, qui est déjà une référence en chiroptérologie, a passé de longues nuits avec toutes ces chauves-souris pour les observer, accumuler les données scientifiques et transmettre les enseignements qu’il en tirait ; Seb Cazes, graphiste de formation, qui vit dans les Hautes Pyrénées, l’a accompagné par curiosité, pour dessiner ces petites bestioles et il a fait leur connaissance avec un tel plaisir que ses croquis les rendent toutes plus charmantes les unes que les autres, et même très attachantes. Les vampires, eux-mêmes, ont du charme…

Destinées à tous les publics, ces Chroniques d’une vie à l’envers remettront bien des idées à l’endroit sur cet univers cavernicole trop méconnu, et souvent redouté, par pure ignorance. Parce qu’elles font comprendre des choses incompréhensibles. Par exemple le fait, scientifiquement avéré, que ces êtres formidables voient… avec leurs oreilles. On devrait donner des leçons de chiroptérologie aux futurs enquêteurs dans les écoles de journalisme.

  • Chroniques d’une vie à l’envers. Une nuit avec les chauves-souris, Seb Cazes et Laurent Tillon, Actes Sud, 135 pages, 22 €.

Plaidoyer pour les corneilles

Cela dit, comment faire la part des choses, comment faire le tri entre les vérités établies et les vérités illusoires quand on traque la Vérité majuscule dans les ténèbres ? Comment distinguer le blanc du noir dans le magma des zones grises ? Comment rendre compréhensible ce qui, au premier abord, dépasse l’entendement ? Damien Ribeiro, qui n’est ni enquêteur professionnel ni chiroptérologue, s’est lancé un défi de cette nature. Il est simplement écrivain. Un écrivain éclectique. Il aime explorer les fissures les plus intimes de l’espèce humaine pour en extraire les matériaux nécessaires à l’écriture de fictions complexes, qu’il brode avec délicatesse, comme on brode la dentelle, avec le soin méticuleux dont parlait Prévert, celui qui oblige souvent l’artisan à “cent fois sur le métier remettre son ouvrage”. Il s’est lancé ce défi dans Electrosensibles, son troisième roman paru, comme les deux précédents, aux Editions du Rouergue.

“Les corneilles sont les premières sur les cadavres, et elles commencent toujours par les yeux”

Il ne me serait pas venu à l’idée de mêler ici cette fiction littéraire à ma réflexion sur l’éthique des diseurs de vérités si, dès les premières lignes du premier chapitre de cet ouvrage, intitulé Les Corneilles, Damien Ribeiro n’évoquait pas une scène journalistique en des termes qui m’en rappelait d’autres. Décrivant le travail d’une équipe de télévision en planque devant une maison, il écrit : “S’appelaient-elles déjà Les Corneilles lorsque, pour la première fois, on devina leurs silhouettes à l’arrière-plan de la journaliste venue filmer la maison des parents de Sandrine Maurin née Stievenard ? Drôle de nom, les Corneilles. Sûrement une trouvaille d’un pigiste de La Voix du Nord suivant l’affaire. Pas les mésanges, pas les colombes, pas de place pour la paix ni pour les couronnes de fleurs. Les corneilles sont les premières sur les cadavres, et elles commencent toujours par les yeux. Leur fonction, pourtant nécessaire, de nettoyeuses de charognes leur vaut une mauvaise réputation et les enferme dans une représentation baroque, jamais très loin des sorcières…”

Cette référence aux mœurs des corneilles m’a aussitôt rappelé diverses choses écrites à propos des charognards, ces autres volatiles de “mauvaise réputation” auxquels certains médias assimilent souvent les investigateurs du genre Plenel.
En vérité vraie, ce nouveau roman de Damien Ribeiro n’a qu’un rapport indirect avec la problématique du devoir de vérité qu’impose au journaliste professionnel la déontologie de son métier. C’est la mise en scène médiatique que cet auteur décrit pour “lancer” son sujet qui autorise ce rapprochement. Ses corneilles s’appellent Garance, Lucie, Léa, Rose ; l’une est écolo du genre jusqu’au-boutiste, l’autre professeure de français ; l’autre étudiante skateuse ; l’autre caissière ; elles forment “un petit groupe sororal” selon l’expression de Damien Ribeiro. Un groupe de femmes ulcérées.

Ces militantes féministes sont révoltées parce que, la veille, sur un plateau de télévision, un spécialiste en psychologie a qualifié de “folle” cette autre femme, “Sandrine Maurin, née Stievenard”, devant la maison familiale de laquelle elles se sont rassemblées, derrière les représentants de la presse locale, pour lui manifester leur solidarité après son “coup d’éclat” de la veille au Louvre-Lens, le musée où elle a crevé les yeux de la fameuse “Hendrickje Stoffels au béret de velours”, un chef d’œuvre de Rembrandt. Comment expliquer un geste aussi insensé ? Coup de folie ? Provocation imbécile ? Profanation iconoclaste ? Proclamation “artistique” ? Fait divers ou fait de société ?

Electrosensibles est un roman riche, puissant, dont ni la forme ni le fond ne souffrent du modelage et du polissage…

Natif de Bayonne, résidant aujourd’hui à Perpignan, Damien Ribeiro a déjà une certaine expérience en matière de création littéraire. Son premier ouvrage, Les Évanescents, paru en 2021, racontait, avec une maîtrise remarquée, les angoisses existentielles d’un fils d’immigré portugais qui lui ressemblait beaucoup. Le deuxième, Les Routes, paru en 2023, puisait encore dans la saga de la diaspora portugaise pour “peindre la solitude, l’aliénation et le désespoir de personnages emmurés dans le silence et l’incommunicabilité”. Avec celui-ci, le troisième, Damien Ribeiro rompt délibérément avec sa biographie familiale. Son titre, Electrosensibles, résume ce que l’auteur révèle sur l’objectif qui est le sien à partir de sa mise en scène initiale.

Ce troisième roman commence comme un fait divers. Au musée du Louvre-Lens, un jour, une femme, crève donc les yeux d’un Rembrandt. Qui est cette Sandrine Maurin ? Une malade mentale ? Une artiste radicale ? La preuve vivante, et pathologique, d’une société survoltée, au sens électrique du terme, c’est-à-dire traversée par les tensions les plus extrêmes ? A partir de ces éléments introductifs, l’enquête que mène Damien Ribeiro se présente comme une ambitieuse investigation.

L’auteur signifie qu’il s’aventure dans une enquête à facettes multiples ; il a plusieurs envies à la fois. Il veut explorer la place de la femme dans l’histoire de l’art ; poser l’art comme champ des batailles sociales ; pourfendre les normes patriarcales réduisant le corps féminin à s’exposer, depuis des siècles, dans l’espace aseptisé des musées… Autant de biais pour entrer finalement dans les débats contemporains sur les violences systémiques faites aux femmes, la désespérance des franges marginales de notre société fragmentée et pour dénoncer, au passage, d’autres réalités très ignorées, en particulier l’occultation de certaines maladies environnementales comme l’électrosensibilité…

Le défi était immense. Damien Ribeiro a beaucoup travaillé. Il lui fallait trouver les moyens littéraires de contourner les obstacles que sa démarche originelle lui opposait. Comment raconter les femmes, quand on est un homme, sans donner le bâton pour se battre par les adeptes du « wokisme » ? Comment gérer l’irruption des faits divers réels surgissant au fil de l’actualité quand on construit une fiction à partir d’un fait divers imaginaire ? Damien Ribeiro, encouragé à persévérer par son éditeur, a remis plusieurs fois son ouvrage sur le métier. Il a ramé mais le résultat final de son travail est à la hauteur de son ambition.

Son Electrosensibles est un roman riche, puissant, dont ni la forme ni le fond ne souffrent du modelage et du polissage que les exigences intellectuelles de son auteur ont voulu. Dans sa rubrique littéraire, le site Mare Nostrum, qui est devenu une référence culturelle, le présente comme “une odyssée dans les zones blanches de l’être” et écrit : “C’est un roman saisissant, d’une acuité rare, qui sonde les fractures intimes et collectives avec une puissance narrative rare”. Le compliment est mérité. Libéré de ses doutes, Damien Ribeiro, à force de travail, y épanouit ses talents.

Un regard qui, lui aussi, s’approche de l’idéal journalistique en matière d’investigation

Au cœur de cette fiction, c’est la personnalité de l’enquêteur que Damien Ribeiro invente pour dénouer les nœuds de son histoire qui renvoie, à l’insu même de son auteur, à la problématique de la responsabilité du journaliste dans la pratique de son métier de chercheur de vérités. Cet enquêteur, au départ, apparaît comme un personnage fade, sans intérêt, inoffensif. Professeur d’arts plastiques désenchanté, fatigué, déçu dans ses amours, ce Pascal Berthomeu est choisi comme expert – justement parce qu’il est insignifiant -, par un juge pressé de trancher la question de savoir si le geste de ladite Sandrine Maurin née Stievenard relève de la performance artistique ou de l’aliénation mentale, et pressé, surtout, de la voir trancher dans le sens de la folie.

Mais si cet enquêteur désabusé, sans appétit pour l’affaire qu’on lui confie, est une sorte d’anti-Plenel, il n’est pas sans lucidité, ni sans humour, et sa conscience professionnelle n’est pas morte. Il accepte de faire ce qu’on attend de lui, bien qu’il juge sa mission aussi dérisoire qu’absurde, et il mène son enquête en posant sur tous les protagonistes… Le regard distancié du chiroptérologue observant les chauves-souris. Un regard détaché de ses propres émotions, sensible aux nuances, exempt de tout préjugé, imperméable aux idées reçues, capable d’approcher les bouts de vérité sous tous les angles mais s’interdisant toutes les conclusions hâtives par respect des êtres et des choses observées, à commencer par le respect des corneilles qu’il ne confondra pas avec les charognards. Un regard qui, lui aussi, s’approche de l’idéal journalistique en matière d’investigation.

La fiction fournit ici une aide précieuse à la réalité : la meilleure garantie que l’on puisse donner au public, quand on supervise une enquête au long cours sur un sujet sensible, c’est de constituer un duo d’enquêteurs aux profils différents mais complémentaires pour adjoindre – toujours- un Ribeiro à un Plenel

  • Electrosensibles, Damien Ribeiro, Editions du Rouergue, 238 pages, 21,50 €
Alain ROLLAT
alain.rollat@orange.fr