Chronique littéraire : L’écriture, c’est la Vie majuscule !

"Maison de livres", à Aniane. Livre, lecture, Lire. Photo : Olivier SCHLAMA

Chaque mois, le Sétois Alain Rollat propose un rendez-vous littéraire, le Marque-Page. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d’auteurs régionaux issus de maisons d’éditions d’Occitanie et d’ailleurs. C’est au tour de Manuela Parra, Baptiste Thery-Guilbert et Sandrine Cnudde.

La révolte de Manuela

Comment devient-on passeuse de mémoire ? Manuela Parra est devenue passeuse de mémoire par besoin vital. Pour respirer à l’air libre. Pour sortir du brouillard où l’asphyxiait le silence des siens, leurs non-dits qui en disaient long sur les souffrances qu’ils avaient vécues, depuis la Retirada, mais qu’ils n’osaient jamais exprimer.

“J’ai grandi, raconte-t-elle, dans la brume étrange d’un espace entre-deux où les mots prononcés falsifient la langue originelle sans pourtant former ceux du nouveau pays. Une langue aux contours musicaux d’accents involontairement préservés, pour amortir la chute s’il fallait rebrousser son chemin ou poursuivre sa route à la recherche de lendemains…”

“On ne choisit pas de naître de l’exil, on le subit écartelée, oscillant sur une frontière bancale… J’ai appris l’ambiguïté, l’ambivalence dans un univers inconfortable, habitée par un sentiment étrange de ne jamais être à ma place… Mon héritage a été celui de l’esquive, de l’abnégation, de la fausse docilité, de sourires appuyés, de travail pour survivre et de révolte que l’on contient pour éviter qu’elle n’explose… Enfant de l’exil, j’ai vu les miens honteux et bafoués, acceptant les yeux baissés l’incontournable injustice…”

Photos en noir et blanc cachées par sa mère, quelques feuillets jaunis arrachés d’un carnet intime de son père

Et puis, un jour, confrontée à quelques photos en noir et blanc cachées par sa mère, et à quelques feuillets jaunis arrachés d’un carnet intime ayant appartenu à son père, Manuela Parra a laissé sa révolte exploser : “J’étais devant une énigme qu’il me faudrait dénouer pour comprendre tout ce que l’on m’avait caché et volé : mon histoire, la vérité et la dignité… Fière de mon héritage, formé par l’exil, j’ai enfin revendiqué les miens…”

Les souvenirs (…) de femmes courageuses qui ont voulu, dans leur jeunesse, sculpter avec force les contours d’une société nouvelle

Manuella Parra. DR

Cela fait maintenant plus de quinze ans que Manuela Parra, née à Lunel (Hérault), revendique les siens sur tous les tons et toutes les formes. En leur consacrant des écrits, des poèmes, des conférences, des émissions. En sillonnant la France et l’Espagne pour recueillir les témoignages des femmes qui ont survécu à la guerre civile espagnole, de juillet 1936 à mars 1939, puis à l’exil de l’autre côté des Pyrénées.

Les souvenirs qu’elle enregistre sont ceux de femmes courageuses qui ont voulu, dans leur jeunesse, sculpter avec force les contours d’une société nouvelle. Ceux de femmes qui ont suivi à pied les longues files de l’exil afin d’échapper à la brutalité des troupes franquistes. S’y mêlent désormais les témoignages de femmes qui ont préféré l’exil volontaire à la mort en Afrique ou ailleurs et qui ont connu des destins semblables à ceux des familles espagnoles réfugiées en France à la fin du siècle dernier.

“Je suis françaisepagnole”

Son dernier ouvrage, intitulé Des Frontières et des Femmes, donne la parole à Suzana, Naya, Ema, Herminia, Sara, Lucia, Josefa, Nuria, Isabel, Carmen, etc. Elle s’efface devant leurs paroles mais le regard qu’elle pose sur elles est si plein de tendresse que chacun des portraits qu’elle cisèle est un magnifique monument d’écriture. Aujourd’hui, quand on lui demande quelle est son identité, Manuela Parra répond : “Je suis Françaisepagnole”. Elle écrit le mot sans trait d’union, pour affirmer une osmose sans faille entre les parts de son être. Ce néologisme est synonyme de femme universelle.

  • Des Frontières et des femmes, Manuela Parra, éditions Chèvre-feuille étoilée, 114 pages, 17 €.

La respiration de Baptiste

Comment devient-on écrivain ? Baptiste Thery-Guilbert ne se pose pas la question. Il y répond en écrivant. Ou, plutôt, l’écriture, chez lui, répond à la question. Car il écrit d’instinct. Par nature, par réflexe. Comme il respire. Ce qui fait de ce jeune homme, de toute évidence, un écrivain-né. L’un de ces êtres rares capables de mettre des mots sur chacun des soupirs de leur existence, et même sur chacun de leurs silences, puis d’ajuster ces mots en jolies choses littéraires comme le font, à leur manière, les musiciens-nés capables de transcrire leurs moindres émotions sur des portées musicales.

Trois romans à son actif à 25 ans

La difficulté, pour ces êtres -là, tient au fait que l’écriture est pour eux une telle nécessité vitale qu’ils écrivent non-stop, ou presque, parce que, dès qu’ils font autre chose ils ont l’impression qu’ils vont cesser de vivre. Baptiste Thery-Guilbert en est déjà, à vingt-cinq ans, à son troisième roman en trois ans. Le premier, en 2021, Pas Dire (Annika Paarance éditeur), racontait, sur fond d’épidémie du sida, à la fin des années 1980, les amours intenses, tourmentées, cruelles, de deux jeunes hommes dont l’un n’assumait pas sa sexualité. On y ressentait l’influence du Mausolée des Amants, le journal posthume d’Hervé Guibert, cet écrivain si prometteur mort du sida à l’âge de 36 ans.

Prix du roman gay

Saluée par la critique comme “un bijou”, cette histoire d’amour recevait le Prix du roman gay dans la catégorie des romans courts. Le deuxième, en 2022, Là où Les Trottoirs s’arrêtent (éditions Blast) reprenait le même thème : un narrateur ancré à Marseille  (la ville natale de l’auteur qui vit aujourd’hui à Toulouse) racontait au quotidien l’intimité d’un adolescent résolu à vivre sa sexualité hors des normes hétéro-patriarcales et contraint de faire face à l’homophobie, au mensonge, à la douleur familiale, à la précarité, etc. La qualité littéraire de cet ouvrage lui valait un autre Prix du roman gay.

Il s’enlise dans les fanges où les regards de l’homophobie cherchent à l’enfermer pour mieux en extraire ses parts de vérité

Voici donc le troisième roman de Baptiste Thery-Guilbert, intitulé Lésions. A première vue, il s’agit d’une suite du précédent. Marseille en est encore la toile de fond. Le narrateur, à la sortie de l’adolescence – on pense encore à Hervé Guibert, qui procédait ainsi, en se mettant dans la peau d’un narrateur pour mieux s’observer lui-même – se débat dans sa relation avec un certain Clément, abîmée par l’homophobie. L’auteur poursuit de façon méticuleuse son exploration de la complexité des liens qui s’élaborent dans le nœud des luttes sociales auxquelles n’échappent pas les minorités sexuelles.

Mais, à y regarder de plus près, ce troisième roman est plutôt “un miroir déformant” du précédent ; l’expression est de son éditeur et elle est très juste : ce sont les tréfonds de sa propre intimité que Baptiste Thery-Guilbert touille à n’en plus finir, pour les tordre dans tous les sens, sous tous les angles, non pas pour faire de la littérature à la mode LGBT mais, lui aussi – comme Manuela Parra – pour briser le carcan d’un exil intérieur. Baptiste Thery-Guilbert s’enlise dans les fanges où les regards de l’homophobie cherchent à l’enfermer pour mieux en extraire ses parts de vérité. Il se livre à cette introspection par la seule force de son écriture. Une écriture d’une puissance peu commune portée par la respiration haletante d’un être qui écrit pour survivre, armé de la seule puissance de ses mots. Des mots avec lesquels il joue volontiers, en se livrant à des expérimentations stylistiques inattendues pour dire aussi au lecteur que les lésions d’un écrivain militant ne l’empêchent pas de s’amuser de lui-même.

C’est beau, parfois violent mais attachant. C’est la marque au fer rouge d’un jeune écrivain en pleine maturation, capable de produire des merveilles bien au-delà de la case gay où il a pris le risque de se voir catégorisé, sans doute pour mieux s’en affranchir, par exemple au théâtre pour lequel il écrit en ce moment.

  • Lésions, Baptiste Thery-Guilbert, éditions Blast, 264 pages, 19€.

Les sandales de Sandrine

Comment devient-on nomade ? On ne devient pas nomade. On naît nomade. Cela ne se voit pas tout de suite. Cela ne se sait pas tout de suite. Il faut parfois que la conscience tourne en rond pendant un moment avant de se laisser emporter par l’irrésistible besoin de vivre sa vie à pied pour prendre le temps de la vivre au rythme de la nature.

Mais, quand ce moment arrive, on entre dans un univers si extraordinaire qu’on n’éprouve plus qu’une seule envie : s’asseoir au bord des chemins aussi souvent que l’on y chemine pour ne rien perdre des choses et des êtres que l’on observe, parfois à la loupe, en prenant le temps de bien les regarder jusqu’à bien les comprendre. C’est ce qui est arrivé à Sandrine Cnudde. Pendant dix ans, de 1995 à 2005, cette femme bien enracinée en Occitanie (elle vit à Uzès) a tourné en rond dans le champ des activités professionnelles qu’elle avait choisies pour vivre au plus près de la nature : elle était à la fois jardinière et architecte paysagiste.

Pays-Bas, l’Ecosse, la Norvège, le Groenland pédibus

 Puis, un jour, n’ayant plus rien à explorer à portée de binette dans son pré carré, elle a ressenti l’impérieux besoin de larguer ses amarres régionales pour s’en aller explorer les contrées lointaines au rythme tranquille de la marche à pied pour ne rien rater de ce qui vit à portée de vue immédiate mais aussi de ce qui vit caché dans les fossés, sur les bas-côtés, sous les buissons, au cœur des haies et des habitats humains les plus isolés.

C’est donc pedibus qu’elle a exploré les Pays-Bas, l’Ecosse, la Norvège, le Groenland, etc., en se donnant, chaque fois, une thématique pour boussole, et en racontant ses expéditions en utilisant toutes les gammes de l’expression écrite et de la photographie. Son écriture, basée sur la liaison humain/paysage/animal, ouvre à la fois sur le monde en mouvement et sur les voyages intérieurs. Chacun de ses voyages a une valeur scientifique et une portée initiatique. Il y a chez cette exploratrice du microcosme quelque chose de chamanique. Elle marche “pour se retrouver, se métamorphoser, se quitter”. Elle règle la focale de son attention sur les petites choses pour mieux comprendre les grandes et enjamber “les bas-côtés de nos vies lancées à tout berzingue”.

Marche à pied à travers l’Occitanie

Son nouvel ouvrage, intitulé La Constellation de la sandale, est le journal de sa marche à pied à travers l’Occitanie, décidée le jour de 2023 où elle a été invitée à se rendre d’Uzès à Bagnères de Bigorre pour recevoir un prix littéraire au Salon du livre pyrénéen. Elle a marché en profitant de ses instants de repos… pour lire des poèmes aux gens qui l’hébergeaient. “Dans un rallentendo puissant, propre aux marcheurs – explique-t-elle – j’ai voulu croiser les chemins de la poésie et du monde paysan, bousculer les habitudes d’univers apparemment sans rapport.” Que c’est beau une conscience éveillée ! Un seul conseil de vieux randonneur à celles et ceux qui voudraient marcher sur les traces de Sandrine Cnudde : préférez les brodequins aux sandales !…

  • La Constellation de la sandale, Sandrine Cnudde, éditions Lanskine, 128 pages, 18 €.

                                                     Alain ROLLAT
alain.rollat@orange.fr