Chronique littéraire : Jack et le hérisson, Janine et l’écureuil et les jardiniers de Victor

Lire... Ph. Olivier SCHLAMA

Après une pause, le Sétois Alain Rollat “revient aux affaires courantes”, comme il le dit joliment, et reprend son rendez-vous littéraire, le Marque-Page. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d’auteurs régionaux issus de maisons d’éditions d’Occitanie et d’ailleurs. C’est au tour de Jean-Paul Besset, Janine Yessad Léger et Corine Martel et Sylvain Wagnon.

Jack et le hérisson

C’est l’éternelle histoire de l’homme qui rêvait de changer le monde et qui, à la fin de son rêve, après avoir fait confiance à tous les prophètes de la révolution en marche, se retrouve dans la solitude d’une impasse et, désespéré, se demande à quoi a servi son existence. “Toute ta vie, tu as cherché les chemins de l’espoir, aspirant au mieux-vivre entre les êtres. Toute ta vie, la quête d’harmonie avec les vivants et avec la nature t’a habité. En retour, tu constates quoi ? Des cicatrices de plus en plus ouvertes, des arêtes de plus en plus vives, des identités érigées comme des herses, des foules hystérisées par les dogmatiques de la haine et les ivrognes de l’extrémisme.”

“Au moment justement où de nouveaux gouffres s’ouvrent sous les pas : le climat fout le camp, l’extravagance des marchés financiers donne le tournis, l’économie numérique devient folle, le grand parti du Rien à foutre s’empare des consciences, l’autocratie exterminatrice et ses zélateurs montent à l’affût. Panique ! Dessous, tu entends distinctement les monstres grogner de plaisir. Ce soir, tu te demandes à quoi pensaient les homards dans l’aquarium du restaurant du Titanic…”

Exténué, découragé, le cœur dévoré d’incertitudes, recroquevillé, tête basse”, ayant perdu ses amours dans la foulée de ses illusions, Candide Besset ne croit plus en rien. Il ne lui reste plus que l’écriture”

Cette histoire cruelle, c’est celle de Jean-Paul Besset, un Candide de la “vraie gauche” qui a milité aux côtés de bien des Pangloss avant de partager la solitude du hérisson qui vient lui rendre visite, chaque matin, à la porte de l’ancienne ferme où il vit en ermite depuis qu’il a fui le microcosme politique, en 2017, pour se réfugier dans son Auvergne natale. Il a cru en la Révolution. Dans les années 1970, il faisait partie des disciples de Léon Trotski. Il a cru en François Mitterrand. Dans les années 1980, il faisait partie des collaborateurs de Laurent Fabius à l’hôtel Matignon. Il a cru en Daniel Cohn-Bendit. En 2009, il a été élu député européen après avoir conduit la liste des écologistes dans le Massif central. Il a cru en Nicolas Hulot qu’il a poussé, en vain, à se présenter à l’élection présidentielle de 2017. Il a cru, enfin, lui aussi, en Emmanuel Macron

Aujourd’hui, “exténué, découragé, le cœur dévoré d’incertitudes, recroquevillé, tête basse”, ayant perdu ses amours dans la foulée de ses illusions, Candide Besset ne croit plus en rien. Il ne lui reste plus que l’écriture, cette dernière envie, l’envie d’aligner des mots comme il le faisait, pour gagner sa vie, à l’époque où, entre ses actions militantes, il pratiquait le journalisme en citoyen engagé partout où il le pouvait, à Politis, à Libération, à Marianne, au Monde, comme en Nouvelle-Calédonie où l’on se souvient du joli Journal Bleu qu’il créa, à la demande des socialistes, pour lutter  contre la désinformation ambiante qui plombait ce territoire au début des années 1980.

Le parti de la sincérité brute

Alors, il a repris la plume. Mais pour quoi dire ? À quoi bon raconter une vie que l’on croit ratée… À quoi bon ressasser ses doutes, touiller son amertume, se complaire dans quelques règlements de comptes dérisoires ou dans la révélation de petits secrets périmés…  Jean-Paul Besset a finalement choisi de s’en tenir à l’essentiel. Le livre qu’il vient de publier, hors des sentiers battus, n’est ni une autobiographie, ni un récit de souvenirs, ni la chronique de ses combats politiques, encore moins ses mémoires professionnels. Il a pris le parti de la sincérité brute. Il s’y expose à nu, ouvre toutes ses vannes intérieures, met ses tripes sur la page.

C’était pour lui le plus difficile des choix parce que l’indécision permanente est dans sa nature. D’où le titre de son ouvrage : L’Incertain. À la différence des porteurs de certitudes, qu’il a côtoyés au fil de son parcours, cet homme raisonnable n’a jamais su décider ou trancher sans tergiverser. Au point que ses atermoiements l’ont souvent paralysé, jusqu’à la déprime : “Au fond, tu n’es peut-être qu’un lâche, spécialiste du “oui mais” un jour et du “non mais” le lendemain… À moins que, tout simplement, tu ne sois qu’un médiocre, un minable…” Il a fui ; il a déserté l’univers des doctrinaires ; il s’est planqué.

“Ton incinération passera inaperçue”

Mais il a fini par trouver dans l’écriture – une écriture déliée, limpide, puissante – le ressort du courage qui lui manquait pour dialoguer sans peur avec son miroir. Il le fait en se mettant, par pudeur, dans la peau tourmentée d’un personnage de fiction, un certain Jack, qui n’est autre que son propre “Je” à peine camouflé, un condensé de sa propre vie. Et cela donne, au-delà de toutes les leçons que les apprentis militants pourront y puiser, le monologue poignant d’une âme écartelée que n’habite plus qu’une prosaïque certitude : “Ton incinération passera inaperçue.”

“L’extinction le menace d’ici dix ans, lui, ouvrier précieux des écosystèmes…”

On sort de ce livre plein de compassion pour son auteur. La seule incertitude qui subsiste concerne le rôle du hérisson. Il semble que sa présence ait un effet roboratif : “Chaque matin la petite bête approche. Elle vient se coucher au pied des marches et elle te dévisage, respirant par à-coups comme si elle craignait quelque chose. Tu ne cherches pas à l’approcher. Tu allumes tranquillement un cigarillo…Timide, le hérisson te regarde et toi, vieux Jack, tu regardes le hérisson. Il a des yeux un peu tristes. Ou fatigués. Tant de fragilités s’y tapissent. Sa population est en déclin, bannie de ses habitats naturels, ne trouvant plus d’insectes à manger dans les champs arrosés de pesticides. L’extinction le menace d’ici dix ans, lui, ouvrier précieux des écosystèmes…”

Brin d’espoir à notre espèce nombriliste

Le hérisson regarde Jean-Paul ; Jean-Paul regarde le hérisson ; entre ces deux regards si proches et si lointains le face-à-face n’en finit pas… “Moment d’équilibre, effleurement ineffable, suspendu au fil invisible d’une plénitude paisible…” Instant d’harmonie entre deux mammifères solidaires. Jean-Paul s’inquiète pour cette “petite chose à piquants” : “Il faudra que tu lui bricoles un abri, une boîte avec de la mousse, quelque chose de confortable pour qu’elle hiberne tranquillement…” C’est une lueur au fond du trou noir. Tant qu’il existera une conscience humaine pour s’inquiéter du confort du hérisson à l’approche de l’hiver il restera un brin d’espoir à notre espèce nombriliste.

  • L’Incertain, Jean-Paul Besset, Vérone éditions, 398 pages, 27 €.

Janine et l’écureuil

Il n’y a pas de hérisson dans le jardin sétois de Janine. Mais il y a un écureuil. Chaque matin, pendant qu’elle prend son petit déjeuner face aux arbres, il voltige de branche en branche sans lui accorder la moindre attention. C’est un écureuil distrait ou trop concentré sur ses acrobaties pour s’apercevoir qu’autour de lui l’univers de Janine s’est écroulé depuis que Jean, son mari, est mort en stoïcien des suites de plusieurs cancers. Il caracole d’un arbre à l’autre comme si de rien n’était. Et Janine n’en revient pas. Et c’est à Jean qu’elle dit son trouble : “Tu es mort, je suis devenue veuve, notre monde s’est écroulé et rien ne semble avoir changé…” Non seulement il y a cet écureuil indifférent à tout, sauf à ses facéties, mais, dans la rue, il y a aussi, comme d’habitude, chaque matin, d’abord “le camion benne qui ramasse les poubelles en faisant tourner son gyrophare” puis “la noria des véhicules qui accompagnent les enfants à l’école”, l’école Langevin dont Jean a longtemps été le directeur. “Rien ne semble avoir changé. Comment est-ce possible ?”

“Un drôle d’état. Décalée. En lévitation. Là et pas là. Une autre dimension…”

Janine n’est pas devenue folle. Mais elle n’est pas non plus dans son état normal. Comment le serait-elle ? “Tu es mort, je suis devenue veuve, c’est-à-dire pas morte, mais plus très vivante non plus. Un drôle d’état. Décalée. En lévitation. Là et pas là. Une autre dimension…”

La mort, Janine Yessad Léger la côtoie depuis son enfance. Il y a cinq ans, dans son premier livre, intitulé La Petite, elle racontait la mort de son père en Algérie, son père assassiné – “par erreur !” – par l’OAS. Il y a deux ans, dans son deuxième ouvrage, “Une école improbable”, elle revenait sur ses débuts d’institutrice psychopédagogue dans la région parisienne où, justement, elle avait rencontré et épousé Jean Léger, à une époque où elle apprenait à combattre les pulsions de mort chez les adolescents souffrant de handicaps mentaux.

On n’atteint jamais, réellement, l’acceptation de la mort de l’autre, sauf en littérature !

Quand son mari a été emporté par cette “saloperie” qu’est le cancer, en janvier 2023, son propre corps, lui aussi, a failli craquer sous les assauts d’un covid tenace puis d’une infection bactérienne. Elle est sortie de ces limbes au bout de neuf mois sans pour autant être vraiment revenue à la vie. “L’autre dimension” dont elle parle aujourd’hui n’est qu’une zone grise, indéfinie, un entre-deux dont on ne sort vraiment jamais parce que, personne, jamais, ne survit complètement à la mort physique de la moitié de soi-même.

L’expression “faire son deuil” n’est que l’expression d’une convenance sociale. On ne fait jamais le deuil de l’être qu’on a aimé. Le processus psychologique consécutif à sa perte passe par des étapes différentes – la sidération, la révolte, la dépression… – mais, même si, le temps passant, on croit parvenir à un certain détachement, on n’atteint jamais, réellement, l’acceptation de la mort de l’autre.

Sauf en littérature ! Et c’est cela, c’est l’écriture, ce suprême palliatif, qui aide aujourd’hui Janine Yessad, devenue “Veuve Léger”, à faire croire aux autres qu’elle survit à la mort de Jean Léger. Elle écrit pour respirer, à pleins poumons, au sortir d’une asphyxie, comme on respire quand on sort enfin la tête de l’eau après une apnée interminable. “C’est une merveilleuse expérience. Exutoire, plaisir, thérapie ? Peu importe, écrit-elle, c’est un sacré outil que l’école nous a donné là et il n’y a rien à perdre de s’en servir. Pour Amélie Nothomb, écrire, c’est voler. Pour moi, c’est arrêter le temps et repousser la mort à la force de mes mots…”

Le journal des petites choses de la vie

 Alors, au diable l’indifférence de l’écureuil ! Janine écrit à Jean comme si de rien n’était. Elle tient pour lui le journal des petites choses de la vie. Elle caracole, à son tour, de souvenirs en souvenirs, du présent au passé, du passé au futur. C’est intimiste, tantôt poignant, tantôt drôle, toujours superbe. Janine Yessad Léger écrit désormais comme elle respire. D’une certaine façon, elle revit ; elle a d’ailleurs repris son bâton de médiatrice sociale tout terrain. “Je ne serai plus jamais la même mais demain je me lèverai, j’allumerai la radio, je m’occuperai du chat qui me colle aux basques deux fois plus qu’avant. Et puis je repartirai à l’assaut des moulins à vent, j’écrirai au maire, au préfet, au ministre…” Que peut la mort face à cette âme invincible ? “Quand le moment sera venu pour moi de tirer ma révérence, dit-elle à Jean, j’aime à croire que c’est toi qui viendras m’ouvrir la porte qui sépare le monde des vivants de celui des morts…” N’ayez aucun doute à ce sujet, Madame !

  • Après toi, Janine Yessad Léger, Cap Béar éditions, 102 pages.

Les jardiniers de Victor

Assurément, les hérissons et les écureuils peuvent devenir des animaux de compagnie. Encore faut-il qu’il y ait des jardins pour les accueillir et les abriter. Ce qui conduit à se demander pourquoi l’enseignement du jardinage a disparu, pendant si longtemps, des programmes éducatifs de la société occidentale dite civilisée. Jusqu’au XXe siècle l’importance de cette discipline semblait pourtant considérée comme un acquis culturel.

 Dès l’Antiquité, les jardins sont considérés comme des lieux d’apprentissage et de réflexion. Les jardins de Platon, Aristote et Epicure ne se limitent pas à de simples espaces d’enseignement ; ils forment aussi un espace d’échange, de réflexion, de liberté de penser. C’est au Moyen Âge que les jardins des monastères et des abbayes commencent à jouer, sur l’ensemble des territoires européens, un rôle généralisé dans l’éducation. Le jardin n’est plus seulement un espace d’enseignement mais devient, en tant que jardin cultivé, un lieu de transmission de connaissances. Dépositaires de l’enseignement de la lecture et de l’écriture, les moines et les religieuses cultivent des plantes médicinales, des herbes et des légumes et transmettent à leurs élèves leur savoir sur la nature et l’agriculture.

“Les maîtres d’école sont des jardiniers en intelligences humaines…”

Toutes les civilisations connaissent, au demeurant, la même évolution. L’Alhambra de Grenade, au XIVe siècle, possède ses jardins pédagogiques. Au Japon, les Sakuteiki, les premiers guides détaillés transmettant de génération en génération les connaissances accumulées par les maître jardiniers et les paysagistes, datent du XIe siècle.

Et, en France, la IIIe République, celle de l’école gratuite et obligatoire, ne s’y est pas trompée. La formation des hussards de la laïcité dans les écoles normales intégrait l’héritage des monastères et des couvents en matière d’enseignement du jardinage Sous le Second Empire, le ministre de l’instruction publique, Victor Duruy, s’enthousiasmait : “Toutes nos écoles normales ont un jardin de rapport. L’enseignement de l’horticulture, qui a été vivement encouragé dans ces écoles, ne sera pas un jour sans influence sur le bien-être des populations des villages, où les instituteurs porteront de bonnes méthodes de culture avec les meilleures espèces de fruits et de légumes…” Un autre Victor, à la même époque, Victor Hugo, proclamait : “Les maîtres d’école sont des jardiniers en intelligences humaines…”

Deux guerres mondiales, le déclin des campagnes et l’urbanisation irréfléchie des espaces naturels au profit du béton et du bitume ont eu raison des jardins scolaires immémoriaux. Les hérissons et les écureuils font de la résistance là où subsistent des broussailles et des forêts mais les nouveaux convertis à l’écologie eux-mêmes semblent avoir perdu la mémoire des jardins scolaires d’antan. Qui en revendique la restauration ?

C’est l’outil le plus complet, le plus simple, le plus concret, le plus pédagogique qui ait été conçu, de nos jours, pour aider les maîtres et les maîtresses à apprendre à leurs élèves à jardiner à l’école”

La précieuse confrérie des “jardiniers en intelligences humaines”, heureusement ! ne s’est pas éteinte avec l’extinction des Lumières. Certains de ses membres ont aujourd’hui le courage de sortir de la clandestinité où l’obscurantisme les condamnait. Corine Martel et Sylvain Wagnon font partie de ces irréductibles semeurs de graines éducatives. Elle est docteure en écologie, inspectrice de l’Education nationale dans l’Hérault. Elle forme les enseignants aux problématiques relatives à la biodiversité et au changement climatique en les instruisant en pleine nature. Lui est agrégé et docteur en histoire, professeur en sciences de l’éducation à l’université de Montpellier.

Ses recherches sont centrées sur l’histoire des pédagogies d’éducation nouvelle et les défis des pédagogies alternatives. Tous deux viennent de publier un manuel du Jardiner à l’école pour s’ouvrir au monde dont la lecture devrait être prioritaire dans toutes les écoles, en particulier dans celles de ces agglomérations urbaines si isolées de la nature que le moindre insecte fait peur aux enfants.

C’est l’outil le plus clair, le plus complet, le plus simple, le plus concret, le plus pédagogique qui ait été conçu, de nos jours, pour aider les maîtres et les maîtresses à apprendre à leurs élèves à jardiner à l’école et, par l’apprentissage du jardinage, à les sensibiliser à la nature mais aussi à en faire peu à peu des individus autonomes, clairvoyants, conscients de leur part de responsabilité individuelle dans tous les autres champs sociaux. On y trouve même tout ce qu’il faudra savoir le jour où notre espèce, pour sauver les derniers hérissons et les derniers écureuils, n’aura peut-être pas d’autre choix que d’aller installer les jardins de son futur sur la lune… À diffuser d’urgence dans toutes les classes élémentaires.

  • Jardiner à l’école pour s’ouvrir au monde, Corine Martel et Sylvain Wagnon, ESF sciences humaines,150 pages, 23 €.

Alain ROLLAT
alain.rollat@orange.fr

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