Chronique littéraire : Géronimo, Cheyenne et le docteur Baptiste

"Maison de livres", à Aniane. Livre, lecture, Lire. Photo : Olivier SCHLAMA

Chaque mois, le Sétois Alain Rollat propose un rendez-vous littéraire, le Marque-Page. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d’auteurs régionaux issus de maisons d’éditions d’Occitanie et d’ailleurs. C’est au tour de Lilian Bathelot, Gaspard Flamant et Baptiste Beaulieu.

Un roman féministe

Quel rapport entre Géronimo et Louise Michel, entre les Communards et les Apaches, entre l’Aubrac et l’Arizona ? Le rapport s’appelle Lilian Bathelot. Cet Aveyronnais ne manque pas de ressources créatrices. Avant d’écrire des romans, il était saltimbanque, cracheur de feu, prof de philo, conseiller en communication. Son éclectisme semble sans limites. Mais, quoi qu’il fasse, chez lui, de toute évidence, tout n’est que rapport de cause à effet… S’il n’était pas né à Aubin, au cœur du bassin minier de Decazeville, l’histoire de son Géronimo n’aurait pas une si forte résonance avec les œuvres littéraires du mouvement naturaliste dont Zola fut la figure de proue, à la fin du dix-neuvième siècle.

Decazeville, la Commune de Paris, l’Arizona…

C’est à Aubin, en effet, que s’écrivit, au début de l’ère industrielle, l’un des plus mémorables chapitres de l’histoire tragique du mouvement ouvrier français. En 1869, un an avant la Commune de Paris, mille cinq cents mineurs, excédés par leurs conditions de travail, se mettent en grève et enlèvent un ingénieur qu’ils houspillent et menacent de jeter dans un ruisseau voisin. Les gendarmes interviennent et délivrent l’ingénieur en ouvrant le feu sur les manifestants. Bilan : dix-sept morts dans les rangs des mineurs. Cette révolte ouvrière inspire à Victor Hugo son Ode à la Misère.

Le Géronimo et Moi de Lilian Bathelot sort de cette mémoire du bassin houiller decazevillois. Nous sommes en 1871. Francine V., une jeune paysanne de l’Aubrac envoyée comme servante à Paris, commence son journal intime dans le fracas de la Commue de Paris. Militante anarchiste, proche de Louise Michel, journaliste au Cri du Peuple, elle s’apprête à publier un article tonitruant sur les méfaits d’un réseau de prostitution et de trafic de femmes auquel appartiennent plusieurs notables. Mais la Semaine sanglante la contraint au silence et à la fuite. Elle embarque pour l’Amérique et c’est là-bas, en Arizona, qu’elle croise la route des Apaches dont elle épouse la cause avec la rage qui l’animait sur les barricades de la Commune…

Voilà un polar épique, bien rythmé, féministe, doublé d’un roman social que porte une belle écriture. C’est aussi un livre formidablement contemporain. Un pan de notre propre histoire : celle de Géronimo et Nous en sommes…

  • Géronimo et moi, Lilian Bathelot, Editions 10/18, 356 pages, 16,90 €.

Un Kick-Ass

La Cheyenne de Gaspard Flamant n’a aucun rapport avec le Géronimo de Lilian Bathelot. Elle appartient pourtant à une tribu beaucoup plus redoutable que n’importe quel clan apache et beaucoup plus proche de nous puisqu’elle signe ses exploits dans les quartiers les plus déshérités de Montpellier, et, à Sète, jusqu’au sommet du Mont Saint-Clair, en passant par Palavas-les-Flots.

Cette Cheyenne fait équipe avec deux garçons, Squadro et Liam. Tous trois sont orphelins. Ils ont aussi en commun d’avoir mal débuté dans la vie et d’être des freaks, autrement dit des monstres humains dotés de pouvoirs peu ordinaires.

Cheyenne a été abandonnée par ses junkies de parents alors qu’elle était encore bébé. Elle a le pouvoir de traverser les murs ! Squadro est né sous l’eau quand la mafia sicilienne a jeté sa juge de mère à la mer, les pieds enchaînés à un bloc de béton. Il a le pouvoir de respirer sous l’eau ! Petit voyou irlandais, Liam a le pouvoir de voler comme un goéland depuis qu’il en a percuté un en essayant – en vain – d’empêcher sa mère de se jeter du haut d’une falaise.

Les fans des Avengers adoreront ce Kick-Ass à la française, bourré d’humour, efficace, construit au millimètre, écrit d’une main allègre…”

Ce trio ne passe pas inaperçu quand il fait le malin dans les quartiers mal famés de Montpellier. Malheureusement pour lui, il va attirer l’attention du Noble, le redoutable parrain de la pègre locale. Les trois apprentis super-héros auront bien besoin de leurs super-pouvoirs pour lui échapper et se venger de lui.

 Les fans des Avengers adoreront ce Kick-Ass à la française, bourré d’humour, efficace, construit au millimètre, écrit d’une main allègre par un assistant d’éducation qui connait comme sa poche l’univers codé des adolescents. Gaspard Flamant, aujourd’hui à Montpellier, après avoir roulé sa bosse à Lyon, Madrid, Paris, Marseille est, en effet, un joyeux touche-à-tout qui travaille depuis toujours aux côtés des ados. Mais il est aussi diplômé de cinéma, chroniqueur radio dans une émission consacrée au rap, passionné par les œuvres sans concession, genre Ken Loach, Virginie Despentes ou Roberto Saviano. Il sait donc pratiquer toutes les formes d’expression et, s’il démontre ici sa maîtrise de l’écriture façon punk, c’est aussi pour le plaisir du défi personnel qu’il se lance à chacun de ses ouvrages.

Un premier roman fantastique réussi

Son roman précédent, Justice Sauvage, mettait déjà en scène dans les bas-fonds de Marseille, un trio de gentils partis en guerre contre de méchants fachos-proxénètes chasseurs de migrants, et bien décidés à rétablir la justice à grands coups de fusils à pompe… Mais il s’agissait d’un trio d’anti-héros, composé d’un étudiant maghrébin un peu paumé, d’un gitan au grand cœur et d’une émigrée africaine victime d’un trafic d’êtres humains ; bref, de gentils très réalistes. Cette fois-ci, son trio est composé d’apprentis super-héros plus proches de Superman que de Gavroche mais c’est avec la même tendresse jubilatoire que Gaspard Flamant les anime et cela donne, en cohérence, dans le prolongement de ses ouvrages précédents, un premier roman fantastique réussi.

  • Les Magni-Freaks, de Gaspard Flamant, Editions Sarbacane, 308 pages, 17€.

Salle d’attente

Retour chez les gentils dépourvus de super-pouvoirs. Séjour chez les gentils en souffrance. Ceux qu’on croise dans les salles d’attente des cabinets médicaux ou des urgences hospitalières. En général, ces gentils-là ne croient plus aux super-héros. Et ils pleurent souvent. Le docteur Jean B., qui les côtoie tous les jours dans son cabinet, ces gentils-là, il les aime beaucoup. Sans distinction, sans exception. Cela se sait. Sa salle d’attente est toujours bondée. Mais lui, le généraliste si généreux, si empathique, il a un problème : depuis le jour où, pendant son internat, il est arrivé trop tard, avec le Samu, pour sauver un enfant qui faisait une crise d’épilepsie, il culpabilise tellement qu’il n’arrive plus à pleurer. Il ne pleure plus du tout. Jamais. Ce constat le tourmente. Il se pose une question absurde : “Où vont les larmes quand elles sèchent ?…”

Succès du blog qu’il a créé en 2012, Alors, Voilà… (7 millions à 8 millions de lecteurs) qui décrit avec humour le quotidien des professionnels de santé…

Ce docteur Jean B., dans la vraie vie, se fait appeler Baptiste Beaulieu. Mais c’est encore un pseudo. Tout le monde, dans le milieu médical, garde le secret de son identité réelle pour ne pas l’embarrasser. Il a fait son internat à Auch et exerce aujourd’hui la médecine générale à Toulouse. Mais il n’est pas un médecin comme les autres.

Car il est aussi une star des médias et des réseaux sociaux. Le succès du blog qu’il a créé en 2012, Alors, Voilà… (7 millions à 8 millions de lecteurs), et qui décrit avec humour le quotidien des professionnels de santé, l’a conduit à l’écriture. Son premier roman, publié par Fayard en 2013 – Les Mille et Une Nuits des Urgences – a été traduit en quatorze langues. Depuis 2018, Baptiste Beaulieu tient aussi, sur France Inter, une chronique hebdomadaire très suivie : Grand Bien vous Fasse. Sa notoriété ne cesse de grossir. Résolument féministe, engagé dans la lutte contre l’homophobie, contre les violences intra-familiales, contre les aberrations administratives, il est devenu l’une des figures militantes de l’univers médical.

 Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que son nouvel ouvrage, paru en octobre, suscite, depuis un mois, une avalanche de commentaires élogieux et empathiques sur les réseaux sociaux et sur les sites des librairies.

“Je ne sais pas comment consoler les gens. On ne nous l’apprend pas à la fac…”

 Il y a dix ans, déjà, le quotidien Le Monde voyait en lui “une pépite d’humanité” ; aujourd’hui, le même journal se réjouit que Baptiste Beaulieu ne soit pas blasé : “Il n’a rien perdu de sa plume, ni de son regard tendre mais lucide sur les patients et ceux qui les soignent.” Sa plume est d’une simplicité délicate ; son regard bienveillant a le pouvoir d’instiller de la légèreté partout où il est difficile de sourire pour faire barrage aux larmes. Aucun de ses portraits n’est anodin.

 Je vous présente Monsieur Soares, “un bonhomme qui n’est plus étanche ; il saigne tout le temps mais, malgré la maladie et le décès de son épouse, il essaie d’être heureux. Je l’appelle Alvaro parce qu’il n’a plus personne pour l’appeler par son prénom…”

Je vous présente Madame Chahid, “qui rit toujours pour ne pas dire que rien ne va…”

Je vous présente “la belle Madame Gonzales et sa prothèse de nez, victime de son mari violent…”

 Je vous présente “Josette, la militante féministe et son sixième cancer…”

Soudain, au détour d’une phrase, une explication intime : “Je ne sais pas comment consoler les gens. On ne nous l’apprend pas à la fac…”

Quand elles sèchent, les larmes ne vont nulle part pour la simple raison qu’elles ne sèchent jamais…

Le docteur Baptiste, alias Jean B., écrit beaucoup, en vérité, parce qu’il a du mal à dormir… S’il met en forme, la nuit, les notes qu’il stocke dans son smartphone durant la journée, c’est parce qu’il connait trop bien la réponse à la question qu’il soumet à ses lecteurs : “Où vont les larmes quand elles sèchent ?” Baptiste Beaulieu sait qu’elles ne vont nulle part. Écrire, c’est sa façon de pleurer ; il transmute ses larmes en mots avant qu’elles ne coulent. Ce n’est pas un pouvoir de super-héros mais un réflexe de compassion.

 Personne ne le sait mieux que lui depuis son internat ; depuis ce maudit jour où il a failli renoncer à sa vocation parce que, en retard avec le Samu, il n’a pas pu sauver cet enfant victime d’une crise d’épilepsie : quand elles sèchent, les larmes ne vont nulle part pour la simple raison qu’elles ne sèchent jamais…

  •  Où Vont les Larmes Quand Elles Sèchent ?, Baptiste Beaulieu, 271 pages, éditions L’Iconoclaste, 20,90 €

Alain ROLLAT
alain.rollat@orange.fr