Chronique littéraire : Ces brins d’humanité qui font Escale à Sète !

Photo : Olivier SCHLAMA

Chaque mois, le Sétois Alain Rollat propose un rendez-vous littéraire, le Marque-Page. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d’auteurs régionaux issus de maisons d’éditions d’Occitanie et d’ailleurs. C’est au tour des Sétois, clin d’oeil à la manifestation de grands voiliers Escale à Sète qui débute son édition 2024, Laurent Cachard, Patrick Misse et Isabelle Hamet.

Le Shedev de Laurent Cachard

Ah ! vivre de sa plume… Tout écrivain en rêve. Mais cet idéal est difficile à atteindre. Aucun talent littéraire ne garantit de pouvoir gagner son pain quotidien en l’exerçant. Dans le microcosme de l’édition, toutes les plumes, en naissant, sont logées à la même enseigne. Il en est ainsi depuis l’invention de l’imprimerie.

Paul Valéry, de son temps, n’a jamais retiré de ses écrits les revenus qui lui auraient permis d’accéder à l’indépendance économique. Bien que ses prédispositions pour la littérature aient été manifestes, dès son adolescence, et même remarquées par ses aînés, parmi lesquels figurait Mallarmé, il fut contraint, pour subsister, de se chercher un métier. Sans même pouvoir espérer le trouver dans l’enseignement des lettres, auquel il aspirait, parce que, licencié en droit, il lui était impossible, dans le système éducatif de la Troisième République, de prétendre obtenir un poste de professeur de lettres. Il lui fallut passer les concours d’accès à la fonction publique pour décrocher, en 1897, un poste de commis rédacteur de troisième classe au ministère de la Guerre qui l’assura, dès lors, d’un modeste salaire mensuel. Il avait vingt-six ans.

Président des Automn’halles

Laurent Cachard, auteur, écrivain sétois, président des automnales. Photo : Olivier SCHLAMA

Un siècle plus tard, rien n’a changé. Le fait que nous soyons passés de la civilisation de l’écrit à celle de l’image a même rendu encore plus étroites les voies d’accès au statut d’écrivain professionnel. Un autre Sétois pourrait, aujourd’hui, en témoigner en la personne du président du festival du livre de Sète, Laurent Cachard, ce Lyonnais qui s’est ancré, il y a dix ans, au Mont Saint-Clair et qui a fait des Automn’halles locales un rendez-vous national très couru par les éditeurs et les auteurs.

À ses débuts en littérature, il y a une dizaine d’années, ce fou de livres et de musiques a connu des succès d’édition qui lui promettaient de beaux lendemains.  Ses deux premiers romans, Tébessa 1956, paru en 2009, et La Partie de Cache-Cache, paru en 2012, ont été remarqués et honorés ; sa notoriété commençant à s’établir, il a, dès lors, été sollicité pour organiser des ateliers d’écritures, animer des événements culturels, s’essayer au théâtre, et bénéficier, en conséquence de rémunérations aléatoires mais encourageantes.

J’écris les livres que je veux écrire, peu importe le temps qu’ils me prennent ; et dieu sait que les derniers s’inscrivent dans la durée…”

Malheureusement pour lui, ces débuts prometteurs, très éclectiques, n’eurent pas de suites assez substantielles pour lui permettre de vivre de sa plume. Laurent Cachard fut contraint, comme Paul Valéry à son époque, de se donner une activité professionnelle qui garantisse son indépendance économique. Il le fit à contre-cœur, et son choix fut douloureux ; mais, à la différence de Paul Valéry, il put le faire sans renoncer à sa passion. Titulaire d’un diplôme universitaire, il devint professeur de lettres, d’abord dans la région lyonnaise, puis au Lycée maritime de Sète. Cela lui permit de continuer à écrire, pendant ses heures de loisirs, et à publier pour son seul plaisir.

Avec le recul, Laurent Cachard ne regrette pas ce choix fait par nécessité alimentaire : “J’en ai souffert, mais je le vis bien, maintenant : gagner ma vie autrement me permet de ne pas être soumis à des impératifs d’édition, ou pire, de genre. J’écris les livres que je veux écrire, peu importe le temps qu’ils me prennent ; et dieu sait que les derniers s’inscrivent dans la durée…” (1).

Le “roman russe” de Laurent Cachard n’est pas un pastiche mais un modèle du genre

Certaines contraintes, en effet, ont parfois du bon. Si son métier d’enseignant ne l’avait pas libéré des exigences inhérentes aux métiers de l’édition, Laurent Cachard ne serait, peut-être, jamais parvenu jusqu’au bout du projet prétentieux qu’il se promettait, depuis longtemps, de réaliser : “Écrire un roman russe du dix-neuvième siècle”. Autrement dit, un roman du genre classique capable de soutenir la comparaison avec les œuvres de Dostoïevski, Tolstoï ou Pasternak.

Une ambition pareille, il fallait l’oser… L’idée était folle ; le résultat est dingue. Le “roman russe” de Laurent Cachard n’est pas un pastiche mais un modèle du genre, le produit monumental du travail colossal que l’auteur s’est imposé, pendant une dizaine d’années, pour se hisser à la hauteur des sources qui l’inspiraient : deux tomes, Aurélia Kreit, 1904, le premier, paru en 2019 ; le second, Aurélia Kreit, Les Jardins d’Ellington, paru en 2023 ; au total 848 pages dont la densité et la richesse rendent la lecture captivante pour qui aime les beaux textes et les longues histoires qui faisaient, jadis, en France, du temps des Balzac, Dumas, Sue, les feuilletons à succès des journaux populaires qui ne prenaient pas leurs lecteurs pour des ignares.

L’histoire de l’odyssée homérique d’une petite Ukrainienne

Son titre, Aurélia Kreit, est un double clin d’œil : il renvoie au personnage fictif dont un groupe de musique new wave se donnait le nom, dans les années 1980, à Lyon, à l’époque où la Capitale des Gaules était aussi une capitale du rock. Fan de ce groupe, Laurent Cachard s’était promis, pour rendre hommage à sa musique, de donner une vie littéraire à cette mystérieuse inspiratrice. S’étant approprié ce personnage fictif pour construire autour de lui son roman russe, jusqu’à en faire son héroïne éponyme, Laurent Cachard se contraignait à assumer la référence automatique au célèbre titre de Tolstoï : Anna Karénine. L’ambiguïté de cette similitude rock-and-roll l’a sûrement amusé. Mais c’est une bonne façon, peut-être la meilleure, d’introduire son sujet.

Car son Aurélia, à première vue, n’a rien à voir, à l’exception de ses origines géographiques, avec l’Anna de Tolstoï. Anna Karénine, c’est l’histoire des amours tourmentées d’une femme instruite et élégante mariée à un haut fonctionnaire caricatural, qui incarne, au début du roman de Tolstoï, l’idéal de la femme dans l’aristocratie russe de la fin du XIXe siècle. Aurélia Kreit, c’est l’histoire de l’odyssée homérique d’une petite Ukrainienne, née dans l’univers effervescent du prolétariat russe prérévolutionnaire du début du XXe siècle, et qui va grandir, à travers l’Europe, au cours de la fuite interminable de sa famille, persécutée parce qu’elle est juive dans un empire tsariste où se multiplient les pogroms.

Égérie de tous les combats féministes à venir

Ph Aaron Burder, Unsplash

Il y a, certes, une similitude dans le destin de ces deux personnages. Tolstoï fait de son héroïne romantique la victime du système patriarcal de son époque et l’attitude d’Anna Karénine, refusant de subir le joug des conventions sociales de son milieu, fait d’elle une féministe emblématique. De même, sous la plume de Cachard, le personnage d’Aurélia Kreit, qui se construit dans l’adversité, finit par se déterminer lui-même, au fil de son exil, comme l’égérie de tous les combats féministes à venir, ceux que mèneront, jusqu’à nos jours, les femmes des temps modernes. À la fin du roman, la petite Aurélia aura dix-sept ans et, devenue ambulancière dans la boucherie de la Grande Guerre, elle s’assignera pour mission de “ramener un brin d’humanité là où elle a tout à fait disparu”

Passionnante intensité

Comme Léon Tolstoï le fait dans Anna Karénine, et plus encore dans Guerre et Paix, Laurent Cachard, lui aussi, inscrit ses personnages dans le paysage historique de leur époque en appuyant son récit sur une reconstitution rigoureuse du contexte et même quelques témoignages extraits d’archives oubliées. Son récit de la mutinerie du camp de la Courtine, en 1917, cet épisode méconnu de l’histoire du corps expéditionnaire russe venu combattre les Boches aux côtés des troupes françaises – russes blancs et russes rouges confrontés… – est d’une passionnante intensité. Ce fonds documentaire donne au roman un souffle proportionnel au colossal travail d’historien que Laurent Cachard a réalisé au cours des dix années pendant lesquelles il a étalé l’écriture du premier de ses deux tomes.

Roman d’aventures, historique et philosophique nourri de réflexions sur la condition ouvrière, la lutte des classes, la judéité, l’identité européenne, le destin…

 La fresque historique qui voit grandir son Aurélia est même beaucoup plus impressionnante encore que celle de Guerre et Paix, inscrite par Tolstoï dans la durée des guerres napoléoniennes, entre Austerlitz et Waterloo. Le périple d’Aurélia, de sa famille et de leurs amis, dure, lui aussi, une dizaine d’années mais il n’est pas délimité par le périmètre de la Russie impériale. L’exil de la famille Kreit commence en Ukraine, dans une usine de Dnipro, et finit dans la Creuse, en pleine guerre de 1914-1918, au cœur profond de la France, en passant par Kiev, Odessa, Constantinople, Vienne, Paris et Lyon.

Et il s’y passe tellement de choses que son histoire, peuplée de personnages imaginés ou ayant réellement existé, n’a rien à envier, bien qu’elle soit plus réaliste que romanesque, à celle imaginée par Boris Pasternak dans son Docteur Jivago. En outre, le fait que son Aurélia soit juive par sa mère, et ukrainienne par sa naissance, donne à ce livre, au regard de l’actualité présente, une résonance que l’auteur lui-même ne pouvait imaginer lorsqu’il s’est aventuré dans ce pari littéraire.

Tout cela fait de ce roman russe de Laurent Cachard tout à la fois un roman d’aventures, un roman historique et un roman philosophique nourri de réflexions sur la condition ouvrière, la lutte des classes, la judéité, l’identité européenne, le destin… Et, surtout, un énorme plaisir de lecture parce que ce long récit, venu d’une autre époque, résolument à rebours des modes, impossible à lire en vitesse ou en diagonale, est porté par une écriture épurée, d’une richesse ouvragée, brodée mot après mot, phrase après phrase, chapitre après chapitre, comme destinée à la partition d’une symphonie par un professeur de lettres musicales allergique aux facilités, en quête de perfection. Comme peut l’être, à la fin de son tour de France professionnel, un compagnon charpentier ou un compagnon plombier cherchant à mettre dans l’objet de son artisanat le meilleur de lui-même. Aurélia Kreit, c’est le chef d’œuvre russe de Cachard, son shedev.

 Sa lecture se mérite mais on en sort plus instruit, moins déprimé, débordant de compassion pour toutes les Aurélia qui, aujourd’hui, de Kiev à Moscou, de Damas à Kaboul, de Tel Aviv à Gaza, font tout ce qu’elles peuvent, à visage découvert ou en cachette, pour “ramener un brin d’humanité là où elle a tout à fait disparu”

  • Entretien avec Dan Burcea, Lettres capitales, 14 mai 2021. Aurélia Kreit, 1904, 440 pages, 20 € ; Aurélia, les jardins d’Ellington, 408 pages, 24€, Laurent Cachard, éditions Le Réalgar.

Les semis de Patrick Misse

Le “brin d’humanité”, cela se sème dans les écoles. Comment ? Il n’y a pas de méthode imposée. Chaque pédagogue a son truc. Chez nous, dans notre région, ces dernières années, un enseignant qui s’appelait René Bruguera, aujourd’hui disparu, partait du principe que la meilleure façon de former ses élèves à la culture du “brin d’humanité” était de les transporter sur les terrains en friche, là où l’isolement, la pauvreté, le dénuement, le sous-développement rendent la vie des gens inhumaine.

Devenu proviseur, et porté par ses origines et sa sensibilité personnelle à s’intéresser aux anciennes colonies portugaises, René Bruguera avait pris l’initiative d’organiser des missions à la fois éducatives et humanitaires dans l’état insulaire du Cap-Vert, situé, au cœur de l’Atlantique, au large du Sénégal, l’un des petits pays les plus déshérités, les plus méconnus et les plus abandonnés de la planète, devenu indépendant en 1975.

Cap Vert et brins d’humanité

C’est ainsi que, grâce à lui, depuis vingt-cinq ans, à intervalles réguliers, des lycéens de Béziers, Montpellier, La Grand-Motte, Sète ont accompagné au Cap-Vert, pour des séjours de deux à trois semaines, des équipes médicales pluridisciplinaires (médecins, chirurgiens, infirmiers, dentistes, ophtalmologistes, pharmaciens) missionnées pour prodiguer leurs soins aux populations locales. Les professionnels mettaient leurs compétences au service des gens ; les adolescents participaient à des stages de survie ; les uns et les autres nouaient avec les Cap-Verdiens ces liens d’amitié et de solidarité qui, comme chacun le sait, sont à la germination du “brin d’humanité” ce qu’est la goutte d’eau au brin d’herbe dans le désert.

L’écrivain sétois Patrick Misse – l’auteur du roman Drôles de zèbres en Amazonie – ophtalmologiste de métier, a participé à ces missions. Elles ont été pour lui “une aventure humaine bouleversante”. Mais, quand il s’est mis en tête d’en témoigner, il lui a fallu opter pour un genre et un format d’écriture qui puissent lui permettre de les raconter sans tomber dans le pathos, sans dénaturer les faits, sans embarrasser certains des participants mais aussi sans ennuyer le public potentiellement concerné ou intéressé par un récit honnête.

Fiction réelle” aussi bien construite, aussi bien écrite (…) aussi captivante qu’une fiction pure

Illustration.

Lui est ainsi venue l’idée d’écrire Mission Cap-Vert, une “fiction réelle”, c’est-à-dire une fiction respectueuse des faits et des situations vécues, peuplée par des personnages fictifs calqués sur les acteurs authentiques, présentée sous la forme littéraire d’un récit d’aventures découpé comme un feuilleton populaire. Cela donne ce que le président de l’association Echanges France Cap-Vert, Jean-Pierre Perez, qui préface le livre, appelle “un mélange subtil d’imaginaire et de réalité”.

Le risque était que l’imagination l’emporte sur la réalité, ou, à l’inverse, que le souci de rapporter les faits avec exactitude rende indigeste la part de la fiction. Patrick Misse a évité ce piège avec maestria parce que, ayant été l’un des acteurs de ces missions, il était en mesure d’en restituer l’essentiel sans tricher et d’en tirer, fort de son savoir-faire d’écrivain, une “fiction réelle” aussi bien construite, aussi bien écrite, aussi bien rythmée et aussi captivante qu’une fiction pure.

Ses lecteurs ne s’apercevront même pas qu’il s’est donné la liberté d’y intégrer une histoire d’amour, complètement fictive, celle-là, mais celle-ci y apparaît si plausible et si bienvenue qu’elle ne fait qu’ajouter un brin de charme au reste, parfaitement restitué. Ce n’est pas M. Perez qui dira le contraire : “Ce qui rend ce livre si poignant, c’est sa capacité à capturer les émotions et les expériences. Patrick Misse a su capturer l’âme de chacun d’entre nous, créant ainsi des personnages dont les histoires résonnent profondément. En lisant ces pages, j’ai ressenti une véritable connexion, un sentiment d’identification avec les personnages car ils représentaient des fragments de notre propre réalité.”

La télé pourrait en tirer une série populaire

Mais il ne faut surtout pas s’attendre à un récit rose bonbon du genre loft-story chez les humanitaires. Semer des brins d’humanité tout en pratiquant la médecine et la chirurgie dentaire, en combattant au passage des infections inattendues sur des bouts de terre battues par l’océan et pas toujours très hospitalières, cela exige des caractères bien trempés et cela confronte parfois les habitudes européennes de confort à des situations périlleuses. Il arrive qu’on y risque sa vie parce que sur ces gentilles îles-confettis vivent aussi, comme ailleurs, quelques méchants…

Mission Cap-Vert, c’est un polar, pas un compte-rendu de mission. La télé pourrait en tirer une série populaire découpée en dix-huit chapitres, dont le premier s’intitulerait La Mission Assassinée, le quatrième Le Naufrage Miraculeux, le neuvième La Fille en Rouge qui Danse… , le treizième Menaces de Mort, etc. Mais c’est surtout un livre réussi qui fait du bien.

  • Mission Cap-Vert, Patrick Misse, 315 pages, 20 €, éditions Cap Béar. 

La trouvaille d’Isabelle Hamet

Certains brins d’humanité se perdent à jamais dans les oubliettes de la mémoire collective. Heureusement qu’il existe des prospecteurs et des prospectrices capables de les retrouver au cours de leurs déambulations dans les archives. Isabelle Hamet fait partie de ces chercheuses capables de dénicher un filon de poésie sous n’importe quelle pile de livres. Sa passion, c’est la lecture. Donc, les livres. Tous les livres. En particulier les livres rares, méconnus, rejetés, échappés par miracle au pilon. Chaque fois qu’elle séjourne à Paris, elle fait le tour des bouquinistes.

C’est ainsi qu’un jour, Quai Conti, elle ouvre par hasard un recueil, édité en 2004 par Gallimard, rassemblant la correspondance échangée entre Jean Paulhan et un certain Belaval. Paulhan, l’écrivain et éditeur nîmois, l’ancien rédacteur en chef de la célèbre NRF (Nouvelle revue française), elle connaît ; elle connaît ses œuvres. Mais ce Belaval ? C’est qui celui-là ? Elle achète ce recueil de Correspondances et, intriguée, commence à chercher qui est cet interlocuteur de Jean Paulhan.

L’impérieux besoin de se lancer à la recherche des traces laissées par ce Sétois inconnu des autres Sétois

Deux détails accrochent Isabelle Hamet : primo, ce Belaval est né à Sète ; or, c’est à Sète qu’elle-même vit depuis qu’elle a quitté sa Bretagne natale ; secundo, ce Belaval est né en 1908, la même année que son père à elle. Ce père avec lequel elle entretient par la pensée un dialogue dont elle ne dit pas grand-chose mais que l’on devine intense. Ces deux détails font déclic : Isabelle Hamet éprouve l’impérieux besoin de se lancer à la recherche des traces laissées par ce Sétois inconnu des autres Sétois. Et, dès qu’elle commence à en trouver, son désir d’en savoir encore plus ne fait que croître. Pourquoi ?

 Elle ne se l’explique pas vraiment : “J’ai “rencontré” Belaval entre les lignes de ses correspondances avec Jean Paulhan. Et là… je ne sais pas… quelque chose entre une immense tendresse vis-à-vis de cet homme au parcours tortueux, compliqué, improbable, à la vie amoureuse tumultueuse, à l’empathie profonde pour ceux-celles qu’il choisissait pour ami(e)s, voire pour ceux-celles qui parfois le repoussaient, le négligeaient même. Quelque chose sans doute de si proche d’un autre homme né la même année que lui : mon père. Cette quête de Belaval, je m’en doute, a été aussi propice à un chemin en creux, en ombre, en écho vers ce père”. Quelque chose de si profond qu’elle reprendra à son compte, pour expliquer sa démarche, ce que qu’écrivit Pascal Bruckner à sa lecture de Paul Auster (1) : “Écrire, c’est se choisir d’autres pères pour compenser le sien, se découvrir spirituellement lié, devenir aussi plus que soi…”

Ses premiers vers à 12 ans

Qui est donc cet homme, ce mystérieux Belaval dont Isabelle Hamet fait, d’instinct, son “autre père” ? Pour le savoir, elle se livre à une enquête journalistique. Elle retrouve des traces de son existence à Sète et dans les archives de la région ; elle déniche certains de ses écrits oubliés ; elle découvre certains de ses courriers échangés avec d’autres contemporains liés à Jean Paulhan ; elle prend contact avec ses descendants. Cent-vingt ans après la naissance de cet homme, elle lui redonne vie. Elle en fait, à travers ce que ses écrits revisités disent de lui, une sorte d’autoportrait posthume, et, ce faisant, elle exhume des textes qui donnent, au fil des pages, grâce à sa belle écriture, de plus en plus envie d’en savoir davantage sur sa complexité, son parcours, ses œuvres. L’enquête littéraire n’est pas terminée mais les résultats qu’en publie Isabelle Hamet sont déjà passionnants parce que inédits.

Yvon Belaval naît à Cette (orthographe de l’époque), le 24 février 1908, au 21, de la Rue de la Révolution, à deux pas de la maison où, treize ans plus tard, naîtra Georges Brassens. Son père est employé des Postes, sa mère sans profession. Souffrant de tuberculose, son père meurt à Montpellier en 1912. Yvon Belaval a quatre ans. Sa mère, née Victoire Briat, se remarie. Son beau-père, Pierre Virenque est sous-bibliothécaire de la Ville de Montpellier. Yvon Belaval découvre l’univers fantastique des étagères remplies de livres poussiéreux. Lire devient sa passion. Il découvre par hasard “un incroyable poète” dont il n’avait jamais entendu parler, un certain Arthur Rimbaud, et il décide alors de devenir, lui aussi, poète. Il publie ses premiers vers à douze ans. On en retrouve des extraits dans La Vie Montpelliéraine, une gazette locale.

“Modeste jusqu’à l’humilité, capable de force, curieux de tout ce qu’on appelle “élevé”, il aura même de l’esprit…”

 Lycéen à Montpellier, Yvon Belaval s’enhardit et, à dix-neuf ans, entre en correspondance avec Jean Cocteau qu’il invite dans l’Hérault en 1927. Celui-ci accepte son invitation et le recommande à Max Jacob en des termes affectueux : “Si tu autorises Belaval à venir te voir, tu connaîtras un garçon adorable – avec un accent- mais, passé l’accent de Montpellier, on rencontre une âme très haute et très dure et très tendre. Il est d’une franchise superbe…” Max Jacob dira de lui : “Yvon est un enfant charmant et je suis content de le connaître : il ressemble à ses lettres et réussira par la sympathie qu’il inspire. Il est modeste jusqu’à l’humilité, capable de force, curieux de tout ce qu’on appelle “élevé”, il aura même de l’esprit…”

Illustration. Unsplash

Au contact de ces maîtres de l’art poétique, le lycéen, malheureusement, commence à douter de la qualité de ses propres écrits. Sa mère, elle, s’inquiète pour son avenir. La poésie ne nourrit pas son homme. Victoire Virenque a aussi un autre souci. “Peut-être Jean Cocteau et Max Jacob avaient-ils des vues sur le jeune Yvon Belaval ? Cela inquiétait fort sa mère, qui craignait que ces hommes entraînent son fils dans leur “vice”…” Les lettres que le jeune homme échange avec Max Jacob disent ses premiers tourments. À dix-neuf ans, Yvon Belaval s’interroge sur le sens de son existence et hésite sur la voie à suivre. Max Jacob l’encourage à persévérer dans l’écriture et la poésie : “On n’est pas foutu et raté à 19 ans, ni même à 20 ans. Je crois que tu iras très haut et très loin parce que tu as un idéal extrêmement haut et élevé (…) Tu es fait pour la littérature mais élève-toi, tu es encore bien bas…”

Jusqu’à la fin de sa vie, Yvon Belaval portera au cœur la tristesse du poète inachevé

Ah ! vivre de sa plume… Yvon Belaval, lui non plus, n’y parviendra pas. Il passera son baccalauréat, intègrera, à Marseille, l’école de navigation de la marine marchande mais ne sera jamais marin. C’est en Algérie, après s’être marié pour la première fois (il sera marié trois fois) qu’il commencera à gagner son pain quotidien en étant employé des Douanes tout en étudiant la philosophie à la faculté des lettres d’Alger. Finalement, c’est dans l’enseignement de la philosophie qu’il fera carrière après avoir passé son agrégation à l’université de Caen. Il sera professeur au Mans, à Lille, à Sceaux, à Strasbourg, à Sarrebruck et détaché auprès du CNRS avant que sa nomination à la Sorbonne ne vienne couronner son parcours. L’Université française retiendra de lui sa passion pour l’histoire du XVIIIe siècle et ses travaux érudits sur la philosophie de Leibniz.

Mais, jusqu’à la fin de sa vie, Yvon Belaval portera au cœur la tristesse du poète inachevé. “Derrière le professeur de philosophie, écrira Roger Pol-Droit dans sa chronique nécrologique, en 1988, on sentait parfois la blessure d’un désespoir secret…” Sa biographie complète reste à faire mais le magnifique travail d’investigation réalisé par Isabelle Hamet sera désormais incontournable. Pour sa part, notre Ile singulière devrait remercier cette passionnée de littérature d’avoir ajouté le nom d’Yvon Belaval à la liste de ses figures de proue.

  • (1) Paul Auster ou l’héritier sans testament, Lecture in L’invention de la solitude, Actes Sud, 1988Mon Belaval, Sétois, philosophe et poète, Isabelle Hamet, 118 pages, 16 €, éditions Cap Béar.

Alain ROLLAT
alain.rollat@orange.fr

Lisez nos chroniques littéraires !

Chronique littéraire : L’écriture, c’est la Vie majuscule !

Et tellement d’autres articles et dossiers !

👉☎️ À LIRE ICI