L’écrivain sétois Olivier Martinelli rend hommage à Pierre Vassiliu trois ans après la dispartition du chanteur. L’interprète inoubliable du célèbre titre “Qui c’est celui-là ?” est décédé le 17 août 2014, à l’âge de 76 ans. L’artiste, qui vivait dans un établissement médical de Sète, après avoir vécu à Mèze (Hérault) durant quinze ans, était atteint de la maladie de Parkinson depuis de nombreuses années. “Qu’est-ce qu’il fait ? Qu’est ce qu’il a ? Qui c’est celui-là ? Complètement toqué ce mec là…”. C’est l’adaptation d’une chanson du Brésilien Chico Buarque qui le rend célèbre en 1973. Avec 300 000 disques vendus en quatre mois…
Depuis longtemps, je nourrissais le projet d’écrire une biographie de Pierre Vassiliu. Je devinais une vie riche, foisonnante et créative. Je devinais les virages artistiques, humains, géographiques. Je devinais l’euphorie goguenarde provoquée par les succès inattendus et la frustration, parfois, d’être aimé pour de mauvaises raisons. Mais je ne voulais pas d’une biographie classique, chronologique. Je voulais que le morceau “Film” en soit l’épicentre, que toute sa vie soit passée au crible de cette chanson.
Parce que “Film” est une chanson-monde. Poussé par une musique agressive et entêtante, son texte primitif, débité comme on parle fait tout passer, le cynisme, la cruauté, la solitude et la mélancolie pour s’achever par une sublime déclaration d’amour sous forme de rédemption.
Mon projet prenait forme, peu à peu. Je croisais souvent la silhouette de Pierre dans ma ville, au détour d’une ruelle. Il ne me connaissait pas. Je n’osais pas l’aborder. Auteur de quelques romans aux succès confidentiels – “aux échecs confidentiels” devrais-je dire – qui étais-je pour prétendre me hisser à la hauteur du monument.
Un jour je me suis décidé. Je lui ai transmis la nouvelle que vous vous apprêtez à lire. Il m’a dit au téléphone que mon projet lui semblait intéressant. Il était déjà trop tard. Sa voix tremblait à l’autre bout. Il me recontacterait quand il irait mieux. Il n’alla pas mieux. La maladie avait trop entamé ses défenses. La vie est faite de rendez-vous manqués. Le 17 aout 2014, Pierre Vassiliu décida d’interrompre son dernier été. Alors que je ne connaissais que sa silhouette et ses chansons, une grande tristesse s’empara de moi.
Ce texte est l’embryon de cette biographie que je projetais d’écrire. Une version courte était déjà parue dans la presse à sa mort. En voici le texte complet.
Film
“Putain, je suis nase. Je suis rouillé. Cinq minutes pour me déplacer d’une pièce à l’autre en m’agrippant au bras de ma douce, en m’accrochant à des chaises, parfois. J’arrive plus à bouger. J’ai soixante-quatorze ans. L’impression de porter soixante-quatorze kilos sur le dos. Ça me cloue au sol. Je suis pénard sur la terrasse. Je regarde les bateaux défiler en respirant l’odeur de la mer qui monte du canal.
C’est pas trépidant, je sais. Mais ça peut suffire à remplir une vie. En tout cas, ça remplit la mienne, à présent… Le bout de vie qu’il me reste. À une époque, je ne me serais pas contenté de ce décor. Il m’aurait fallu des néons blafards, de la vitesse, une voiture puissante, des odeurs de fuel, des filles, de l’alcool et du sexe… Ou alors, j’aurais échangé tout ça contre le parfum de l’Afrique… Le ciel sans entrave, la vie au ralenti… Enfin pas tout quand même. J’aurais gardé les filles et l’alcool.
Bon, aujourd’hui, avec ce que je trimballe, j’apprécie moins les turbulences. J’ai des occupations plus douces, plus méditatives. J’observe les minutes qui passent. Je les observe tellement fort que parfois, j’ai l’impression de les voir se matérialiser devant mes yeux… Et puis l’obscurité se fait. Quelqu’un m’aide à rentrer. Et les souvenirs de ma jeunesse m’aident à franchir la nuit.
Ma douce m’a parlé plusieurs fois de ce jeune gars, ce chanteur. Je ne me souviens pas bien. Mais je crois qu’il veut me rendre hommage. Il veut que je monte sur scène encore une fois… Que je quitte ma retraite… Comment c’est son nom, déjà ? Arnaud Fleurent Quelque Chose… Y a pas plus long, non ? Pas assez malin pour prendre un pseudo… Un truc qui claque. Par contre, il a bon goût le petit gars. Il veut reprendre “Film”, ma meilleure chanson. Je ne sais plus grand-chose à mon âge. Mais ça je le sais.
Elle a pas fait un gros succès. À l’époque, les gens lui ont préféré “Qui c’est celui-là ?”. Les gens sont cons. Ils préfèrent rester à la surface des choses. Et Film creusait trop profond, je crois.
La tête d’affiche, ce soir, c’est Katerine…
Au début, j’ai refusé la proposition. Je ne tenais pas à affronter un public encore une fois. Je ne voulais pas exposer ma maladie aux yeux du monde… Mon corps ralenti et hors contrôle. Une sorte de décence, davantage que de la coquetterie. Et puis, on ne se refait pas. Je suis un peu cabot. Je n’ai jamais refusé un tour de piste. Et celui-ci, ce sera peut-être le dernier.
Le trajet est court. C’est l’avantage. Et le concert a lieu chez moi. Le Théâtre de la Mer, c’est la plus belle salle de France… Les étoiles au-dessus de la tête et la mer dans le dos. Des fois, pendant le tour de chant, vous avez des chalutiers qui passent derrière vous ou des cargos gigantesques qui brillent de mille lueurs. Le seul problème, c’est les goélands. J’ai jamais pu blairer les oiseaux. C’est con, c’est moche et ça fait du boucan. J’ai jamais pu blairer les gens qui aiment les oiseaux non plus. Mais ça c’est une autre histoire…
La tête d’affiche, ce soir, c’est Katerine… Un bon spectacle pour enfants à ce qu’on m’a dit. Un type qui a écrit des chansons à une époque. Aujourd’hui, il n’écrit plus que des slogans. Je n’attendrai pas. J’ai plus l’âge. On passe en première partie avec Arnaud Fleurent Truc…
Putain, j’ai la tremblote. Ça ne s’arrêtera jamais cette histoire. J’arrive même plus à tourner les pages. Il faut quelqu’un pour le faire à ma place. C’est l’ironie du sort. Moi, Pierre Vassiliu, le champion de l’indépendance, jamais besoin de personne… être obligé de me faire tourner les pages pour lire mes propres textes. Parce que ma mémoire aussi a la tremblote.
Alors, je suis là, sur le côté de la scène. Pantalon blanc, chemise blanche, chapeau blanc. Il parait qu’on ne voit que moi. C’est le rappel pour Arnaud Machin Chose. Et c’est mon moment. On me tient par le bras. Je marche à petits pas. La mécanique fonctionne plus très bien et je vois les regards des gens au premier rang. Je saisis tout parce que j’ai l’œil et que ma cervelle est toujours en état de marche. Il est pas cuit, le vieux. Il est là, debout, après toutes ces années, dans son habit de lumière. Son nom, Pierre Vassiliu. C’est dingue comme le blanc, ça renvoie bien la lumière.
Les petits jeunes qui sont venus pour Katerine ne me connaissent pas, c’est sûr. Remarque, si ça se trouve, les autres non plus, ils se souviennent plus de moi. Ça fait des années que je n’ai pas eu un tube au TOP 50. Ça existe toujours le TOP 50 ? Je sais plus. Arnaud a saisi sa guitare. Il a attaqué le riff. Putain, ça, ça me parle. Un riff comme ça, ça s’oublie pas. Ça aussi, ça peut remplir une vie entière. Le batteur suit bien. Son rythme est en train de me rentrer dans la tête. Les goélands, du coup, ça les a calmés tout net. Ils ont arrêté de survoler le théâtre… Ou alors, c’est par respect pour moi, pour mes vieilles artères.
Je commence à lire les paroles. J’ai du mal. Je suis un peu à côté. Ça m’enrage. Mais y a ce rythme, y a ce riff. Y a la présence d’Arnaud qui vient là tout près comme pour me protéger. Et je commence à y être… à me sentir bien dans la chanson. Comme si je l’avais déjà chantée des centaines de fois. Qu’est ce que je raconte ? Bien-sûr que je l’ai chantée des centaines de fois… des milliers peut-être si je faisais le compte. Ces notes, ce texte, ils résonnent en moi. Ils m’ont fabriqué d’une certaine manière. Et là, ça y est j’y suis.
Qu’est-ce qu’ils font tous ces gens debout dans les gradins ?
“Je cherche encore une fille qui voudrait bien de moi ce soir un quart d’heure.”
Cette phrase répétée dix fois, vingt fois, cent fois. Et je pourrais continuer comme ça pendant des heures parce qu’y a pas d’autre vérité en fait. Parce qu’on cherche tous cette fille qui voudrait bien de nous ce soir encore un quart d’heure.
Je suis bien calé maintenant. Je force un peu plus sur ma voix. J’ai l’impression de me retrouver dans le tambour d’une machine à laver. Ce morceau, c’est un tambour de machine à laver. Le riff tourne sans fin et rien ne peut l’arrêter. Et maintenant, c’est moi qui pousse le groupe. Je suis un roc. Je suis indestructible. Et… je cherche encore une fille qui voudrait bien de moi ce soir un quart d’heure.
Mais qu’est-ce qu’ils font tous ces gens debout dans les gradins ? C’est peut-être pour voir la mer que j’ai dans le dos qu’ils se lèvent tous… Peut-être pour les étoiles ou les goélands… Je ne vais pas pleurer. J’ai plus de larmes depuis que j’ai chopé cette saloperie. Non j’ai plus de larmes. Même si des fois, j’ai envie de me laisser aller.
Je me souviens du nom du jeune gars maintenant. Arnaud Fleurent-Didier. Un type qui restera, c’est sûr. Il va pas s’envoler au premier coup de vent. Parce que lui, il a des chansons. Puis finalement, il est pas mal son nom. Y en a pas beaucoup des noms aussi longs. Rien que pour ça, on va le retenir.
Je me sens mieux, tout à coup. Je ne tremble plus. Je baisse les yeux vers ma chemise. J’ai l’impression d’irradier. Oui, c’est dingue comme le blanc, ça renvoie bien la lumière. J’ai le cerveau qui va exploser. Non, il est pas cuit le vieux. Il est toujours là…
Prêt pour un nouveau round.
Olivier MARTINELLI, pour Pierre Vassiliu