Une équipe internationale de scientifiques, dont le Toulousain Sébastien Brosse, vient de révéler que trois saumons-carpes ont été capturés entre 2020 et 2023. L’espèce que l’on croyait éteinte va bénéficier de la méthode de suivi de “l’ADN environnemental”, déjà utilisée pour nos poissons, en rivière comme en Méditerranée. Aux politiques, ensuite, de mettre en oeuvre des plans de sauvegarde quand c’est préconisé.
La nature dévoile d’étonnantes bonnes surprises. On vient de redécouvrir le saumon-carpe géant du Mékong, un méga-poisson emblématique “mais insaisissable”. Grâce à ce que l’on appelle les sciences participatives, des pêcheurs ont remis la main sur ce poisson après plus de 15 ans sans le moindre signe de vie. L’énigmatique saumon-carpe géant du Mékong, surnommé “le fantôme du Mékong”, refait surface, mettant fin au débat sur son extinction, après que l’a cru l’espèce éteinte.
Un “ADN environnemental” pour servir à la sauvegarde
Une équipe internationale de scientifiques, dont Sébastien Brosse, enseignant-chercheur à l’université Toulouse III Paul-Sabatier au sein du Centre de recherche sur la biodiversité et l’environnement (CRBE – CNRS/IRD/Toulouse INP/UT3), vient de révéler que trois nouveaux individus de cette espèce ont été capturés entre 2020 et 2023.
Ces résultats ont été publiés dans la revue Biological Conservation le 13 octobre et soulignent la nécessité de s’appuyer sur des méthodes innovantes d’inventaire de biodiversité – sans capture – pour développer des plans de conservation ambitieux. En clair que l’on lance au plus vite un suivi “ADN environnemental” pour que cela serve de base à un programme de sauvegarde.
En tout et pour tout, seulement 30 individus recensés

Comme l’esturgeon, le silure ou l’arapaïma, le saumon-carpe géant (Aaptosyax grypus) fait partie des plus grands poissons d’eau douce du globe, que l’on regroupe sous le terme de méga-poissons. Pourtant, malgré sa grande taille (jusqu’à 1 m 30 et 30 kilos) ce poisson, qui n’habite que le fleuve Mékong et ses affluents, est particulièrement rare et insaisissable. Il n’a été scientifiquement nommé qu’en 1991, et en tout et pour tout, moins de 30 individus ont été recensés.
“Rester prudents quant au potentiel de survie de l’espèce”
Fait surprenant, ces trois spécimens ont été capturés au Cambodge, loin de la zone où l’on pensait que l’espèce se trouvait. “Plusieurs de kilomètres en amont ; c’est une bonne chose : cela laisse penser que l’aire de distribution de ce poisson est plus large que ce le l’on croyait auparavant”, estime Sébastien Brosse. “Il faut cependant rester prudents quant au potentiel de survie de l’espèce, qui reste considérée comme en danger critique d’extinction par l’union internationale pour la conservation de la nature.“
Simple filtration de quelques dizaines de litre d’eau
Pour mieux connaître cette espèce, les scientifiques proposent de s’appuyer sur des méthodes non-invasives d’inventaires de biodiversité, comme la collecte de l’ADN que libèrent ces animaux dans l’environnement en renouvelant leurs cellules, ainsi que dans leurs excréments, urine ou mucus. Cet ADN, nommé “ADN environnemental”, peut être collecté par une simple filtration de quelques dizaines de litres de l’eau du fleuve, permettant ainsi de détecter les organismes vivant dans le milieu. Cette méthode permettrait donc de mieux cibler la distribution actuelle du saumon-carpe géant sans nécessité d’observer ou de capturer des spécimens.
Les chercheurs invitent également les pêcheurs locaux à devenir des protecteurs de ce poisson rare. Grâce à des projets de sciences participatives développés conjointement au Cambodge, en Thaïlande et au Laos, les pêcheurs pourraient signaler toute observation ou capture, participant ainsi activement à la survie de cette espèce emblématique.
Cela contribuerait également à conserver l’ensemble de la faune aquatique du Mékong qui compte de nombreux méga-poissons en danger d’extinction, dont le poisson-chat géant du Mékong et la raie d’eau douce géante”
Sébastien Brosse, scientifique à Toulouse

D’après Sébastien Brosse “le développement de telles initiatives pourrait non seulement aider à la conservation du saumon-carpe géant, mais contribuerait également à conserver l’ensemble de la faune aquatique du Mékong qui compte de nombreux méga-poissons en danger d’extinction, dont le poisson-chat géant du Mékong et la raie d’eau douce géante“. Le Toulousain explique ce qu’est l’ADN environnemental.
“Des cellules issues du mucus, les excréments, etc. Cet ADN peut se retrouver dans l’air, la terre, l’eau. L’eau est un très bon collecteur qui va drainer cet ADN”
Sébastien Brosse poursuit : “Cela consiste à récolter l’ADN libre d’une espèce dans son environnement. C’est ce que libèrent les organismes durant leur vie et même après leur mort. Par exemple, dans notre cas, nous renouvelons plusieurs milliards de cellules par jour. Et plusieurs dizaines de millions de cellules se retrouvent ainsi dans notre environnement. Issues de la peau, du tube digestif, notamment. Dans le cas du poisson, on va retrouver des cellules qui sont issues de leur mucus, les excréments, etc. Cet ADN peut se retrouver dans l’air, la terre, l’eau. L’eau est un très bon collecteur qui va drainer cet ADN. Pour le collecter, cela se fait de manière très simple : on va filtrer l’eau ; quelques dizaines de litres suffisent pour avoir une image quasi-exhaustive de ce qui peuple un cours d’eau, voire même la faune terrestre qui peuple ses alentours.”
Cette méthode est issue de ce que fait la police scientifique. “Cet ADN est extrait, amplifié (on le multiplie), on le séquence pour avoir une sorte de “code barre” propre à chaque espèce. Notre méthode amplifie l’ADN de tout un groupe. On va ainsi avoir l’ADN de tous les poissons et on va comparer cela à un catalogue de séquences ADN où il y a la correspondance entre le code et l’identité de chaque espèce.”
Surpêche, pollution, barrages…
Le pari de la survie de certaines espèces n’est pas gagné. Surpêche, pollution, barrages qui modifient l’écologie du fleuve : leur raréfaction est un vrai danger pour les habitants et ces poissons menacés d’extinction. “Les poissons du Mékong représentent 60 % des apports en protéine de la population qui a pas mal augmenté depuis 20 ans, depuis que la situation politique s’est stabilisée, confie encore Sébastien Brosse, scientifique à Toulouse. C’est gigantesque. Du coup, il y a énormément de pêcheurs qui se sont rendu compte qu’il y avait moins de poissons qu’avant et s’impliquent beaucoup dans les sciences participatives.”
Essor des sciences participatives

De quoi utiliser cette méthode pour un suivi dans le cadre d’un plan de sauvegarde de l’espèce en mettant en avant les sciences participatives et le suivi ADN ? “Oui, non seulement c’est possible mais c’est fait par ailleurs dans l’Hexagone. Et c’est en projet s’agissant du Mékong. L’INPN, l’Institut national du patrimoine naturel, qui est géré par le Muséum d’histoire naturelle, à Paris, gère aussi un site de référence des sciences participatives : Determin’Obs. On peut y déposer des photos d’organismes vivants qui sont validées par des experts dont je fais partie pour les poissons.”
La révolution de l’ADN environnemental
L’ADN environnemental est “une révolution”, qualifie-t-il, qui est utilisé fréquemment désormais. “Il y a a eu pas mal d’études sur des populations de truites, de ciprinidés {plus grande famille de poissons d’eau douce avec 3 000 espèces), de gardons, goujons… pour des études d’état des populations, par exemple. Un suivi à long terme est par exemple en train de se mettre en place, d’ici les prochains mois sur le Touch et la Garonne sur tous les poissons qui les peuplent.” A part la Haute-Garonne, cette méthode est de plus en plus utilisée. “C’est le cas ; je suis impliqué dans des études en Guyane, en Afrique australe. Cela révolutionne notre vision de la biodiversité. Pourquoi ? Cela prend, pour les poissons, une journée pour un petit cours d’eau mis c’est impossible pour une grosse rivière…”
“Ce serait bien que nos études soient suivies de plan de sauvegarde”

L’idée derrière ce suivi ADN, c’est qu’il y ait, quand c’est nécessaire, la mise en place de plans de sauvegarde. “Oui, mais ça dépasse la mission des chercheurs que nous sommes… Nous faisons des études que nous transmettons aux pouvoirs publics, après nous ne sommes pas maîtres de décisions politiques… Ce serait bien que nos études soient suivies de plan de sauvegarde. Il y a, ponctuellement, des plans de gestion mais cela n’est pas systématique. Dans le cas du Mékong, les plans de sauvegarde sont en cours (nous l’avons testé à petite échelle mais pas encore à grande échelle), en premier lieu parce que ce fleuve apporte l’essentiel de la nourriture aux populations locales.”
Le chercheur ajoute : “Cette méthode ADN environnemental est utilisée également pour les poissons de Méditerranée.” Il évoque spontanément un organisme, Marbec, qui travaille sur les communautés de poissons. “Il y a énormément de projets dans le monde utilisant l’ADN environnemental.”
Olivier SCHLAMA