L’été en art (2) : À Céret, Matisse, Chagall, Picasso : 75 ans d’amitiés célèbres et “l’amour de la liberté”

La chèvre à l'ombrelle, 1942, Gouache sur papier vélin. Marc Chagall, don de l'artiste en 1950. Dimension : 22,5 cmX 31,5 cm. Ph. Nicolas Giganto.

C’est un grand musée d’art contemporain dans une petite ville de 8 000 habitants. Un cas unique en Europe, tout comme l’exposition actuelle qui met à l’honneur d’immenses artistes passés et présents qui ont un lien commun avec cet épicentre artistique. C’est un lieu, où, début XXe siècle, le cubisme prend son envol. Et le compagnonnage avec des artistes de renom se poursuit. Jusqu’au 12 novembre, à ne pas rater !

Du Matisse, du Chagall, du Picasso ! N’en jetez plus ! On a l’impression d’être dans les plus beaux musées parisiens. Eh bien non : nous sommes à Céret, une commune de 8 000 habitants dans le Vallespir (P.-O.) Comment est-ce possible ? Jean-Roch Dumont Saint Priest est le directeur du musée d’art moderne de Céret et nous explique cette histoire incroyable.

Grande Tête de Femme, dessin de Henri Matisse, juin 1945, don de l’artiste en 1954. Ph. Nicolas Giganto.
Tout commence avec le cubisme qui a pris son envol vers 1907-1908 : le cubisme n’est pas né à Céret. La Nature morte à la chaise cannée est réalisée à Paris en 1912 entre deux séjours à Céret. “Et à Céret, complète Jean-Roch Dumont Saint Priest, vont s’écrire certaines pages extrêmement importantes du cubisme, notamment avec le duo Picasso-Braque. Avec le cubisme analytique puis le cubisme synthétique qui va vraiment apporter quelque chose de très différent ; ce sont deux grandes périodes du cubisme qui s’écrivent à Céret avec des collages également ; la Nature Morte de Picasso y est réalisée en 1912 entre deux voyages. C’est une vraie histoire d’amitiés d’abord avec des artistes qui séjournent dans la commune ; et plus généralement en Catalogne.” Picasso, bien sûr, mais aussi et surtout avec le peintre catalan Manolo qui, dès 1910, devient ami de Picasso qu’il a rencontré à Barcelone puis avec des artistes de Montmartre et Montparnasse. Il lui fait découvrir Céret. Manolo est le premier passeur de cette histoire d’amitiés successives

(…) Ce sont des amis qui invitent d’autres amis artistes de Montmartre, notamment Picasso qui, lui-même, invite Braque, lequel invite le poète-peintre Max Jacob…”

Directeur du musée et commissaire de l’exposition, Jean-Roch Dumont Saint Priest souligne ce fil rouge de l’amitié entre les artistes qui se sont succédé. “Qu’ils soient de Montmartre ou de Barcelone, déroule-t-il, ces artistes ont à coeur de trouver un endroit où ils puissent travailler dans des conditions satisfaisantes. En premier lieu, ils se “réfugient” à l’hôtel Armande-Jamet et, ensuite, ce sont des amis qui invitent d’autres amis artistes de Montmartre, notamment Picasso qui, lui-même, invite Max Jacob, etc.” 

Toni Grand, du simple au Double. 1993. Ph Nicolas Giganto.

Le tout premier à pointer Céret du doigt sur une carte, c’est donc Manolo. “Avant lui, il y eut Déodat de Severac qui est mort à… Céret en 1921, corrige, certes, le conservateur. Il était très intéressé par les orchestres catalans. Et il va intégrer ce monde musical à ses recherches et lui-même va inviter Manolo et, fin 1909, Frank Burty Haviland, un peintre cubiste. De là, va commencer une grande aventure artistique.” Marc Chagall viendra lui aussi à Céret parce qu’il est “attiré par la lumière du Sud ; par le monde de la littérature” et dans le sillage de nombreux poètes qui se rendent dans cette ville solaire. Des poètes vivent toujours à Céretdans un environnement propice à la poésie, la liberté”.

Venir à Céret c’était un mouvement de prise de recul par rapport à Paris dans un lieu très propice à la concentration, au travail en commun”

Il y eut, certes, une césure après la Seconde Guerre mondiale. Comment ces amitiés ont-elle donc pu renaître avec d’autres artistes ? “D’abord, elles se sont construites sur l’envie de prendre du recul par rapport à Paris, analyse Jean-Roch Dumont Saint Priest. Quand Raoul Duffy ou Albert Marquet viennent à Céret – ils sont aussi venus à Sète et voyagent de part et d’autre de la Méditerranée – ils y trouvent un environnement très chargé, habité par une mémoire artistique existant depuis des décennies, vieille de 20 ans ou 30 ans. Venir à Céret c’était faire un mouvement de prise de recul par rapport à Paris dans un lieu très propice à la concentration, au travail en commun.”

Matisse offre treize dessins de la période fauve

Grande Tête de femme. Henri Matisse, don de l’artiste en 1954. Ph. Nicolas Giganto

Y ont-ils réalisé des oeuvres importantes à Céret ? “Tout à fait, répond Jean-Roch Dumont Saint Priest. Matisse, par exemple, offre dès l’ouverture du musée, treize dessins de la période fauve et, ensuite, l’année de la sa mort, en 1954, il continue de s’intéresser à cette vie du musée, en donnant une grande tête de femme de 1945, celui d’une proche, Lydia Delectorskaya, qui accompagna Matisse pendant les dernières années de sa vie et qui fut l’un de ses grands modèles.”

Le fondateur du musée, Pierre Brune, était un très grand ami de Picasso et de Matisse. Mais, dès 1930, un poète, Pierre Camo rêve déjà, le premier, de créer un musée d’art à Céret. Et, avec la guerre, l’histoire de ce musée prend une autre tournure. “Il y eut un Cérétan, l’archiviste de la ville, qui s’était lié avec ce monde artistique, et notamment Juan Gris, un peintre espagnol, et constitue une très belle collection avec des Kisling entre autres”, confie Jean-Roch Dumont Saint Priest.

Miro, Antony Tapies, Anne-Marie Pécheur, Christiane Parodi…

Ainsi, en 1932, il y eut une donation importante de la part de l’archiviste. Qui conduit 20 ans plus tard à la création du musée, en 1950. Les amitiés se poursuivent ensuite avec des grands peintres catalans et des grandes figures de l’art en catalogne, notamment Miro, en 1971, qui contribue à une expo-hommage à Aragon. “Ces amitiés continuent avec, autre exemple, Antoni Tàpies, l’une des grandes personnalités qui va réaliser un diptyque pour la commune qui font le lien entre l’intérieur et l’extérieur du musée.”

Ph. Nicolas Giganto.

Et également avec toute une foule d’artistes méditerranéens : Anne-Marie Pécheur ; Christiane Parodi, deux artistes de la galerie Athanor, à Marseille, “qui accompagne beaucoup le musée avec des donations ; il y a aussi de grandes expositions qui permettent de marquer le tempo comme en 1993 et la réouverture du musée et une première extension (avant une seconde en 2022), un moment très marquant pour des figures de supports-surfaces, et notamment Toni Grand qui réalise une série de très grandes pièces pour le musée que l’on présente lors de l’exposition actuelle qui s’appelle Du Simple au Double, une pièce monumentale exceptionnelle que l’on n’a pas montrée depuis 30 ans… Sans oublier le Montpelliérain Vincent Bioulès, une des grandes personnalité de ces amitiés à Céret qui a envie de donner une nouvelle pièce au musée alors qu’il a déjà énormément donné”.

“On est dans un monde de frontières, de rencontres et en même temps une très forte identité”

C’est quoi, finalement, cet “environnement particulier” qui aimante les artistes à Céret, au-delà de sa captivante lumière ? “D’abord le fait que nous soyons entre la France et l’Espagne dans un pays avec une très forte culture, catalane, extrêmement marquante qui donne un rythme à une vie singulière”, répond l’érudit conservateur. On y voit des Barcelonais, des Parisiens. On a l’impression d’une ambassade ! “Effectivement, on est dans un monde de frontières, de rencontres et en même temps une très forte identité donnant quelque chose de très précieux. On n’est pas tout à fait sur la côte ce qui permet de prendre du recul justement.”

Ph. Ph. Nicolas Giganto

Ce lieu d’art qui a “vocation a devenir l’un des plus grands musées d’art moderne et contemporain du Sud de la France”, accueille entre 70 000 et 100 000 visiteurs par an. “Nous fêtons les 75 ans du musée de Céret parce que l’on se trouve à un moment bien précis dans l’histoire du musée : entre l’exposition Soutine, qui avait beaucoup marqué pour le cinquantenaire du musée, en 2000, et son centenaire. C’est une manière de marquer notre identité au moment où nous préparons un nouveau projet pour l’établissement”, énonce-t-il. “C’est un moyen de tirer un fil rouge de notre identité et réaffirmer notre positionnement.” 

“Un modèle culturel fondé sur l’amitié, la fraternité”

Et de conclure : “Ce grand musée dans une petite ville {budget : 2 M€, 23 salariés, Ndlr} et dans ce territoire, c’est hyper-précieux pour nous qui croyons que la culture, c’est pour tous et, surtout, que la décentralisation culturelle a un très grand rôle à jouer dans l’émancipation des personnes, dans leur apprentissage de l’esprit critique ; dans la possibilité de la rencontre : regarder une oeuvre, c’est aussi regarder à travers le regard d’un autre. Dans la possibilité, aussi, de créer dans un contexte très favorable avec une histoire qui porte les artistes. Quand je reçois les artistes à Céret ils sont stupéfaits qu’il y existe une sédimentation artistique extraordinaire entre Picasso, Braque, Chagall mais aussi Soutine, Dali, Masson… C’est ce fil rouge que nous essayons de retracer. Qui met en évidence un certain modèle culturel fondé sur l’amitié, la fraternité et qui nous tient à coeur.” 

Olivier SCHLAMA

  • L’expo est visible jusqu’au 16 novembre.

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– C’est Picasso qui invite Max Jacob en 1913 et non Braque qui vient en 1911
– Antoni Tàpies s’écrit avec un i