Grand format : Pêche à l’anguille : L’emblématique “or blanc” des lagunes ne veut pas sombrer

Anguille argentée. Ph. Eric Feunteun, professeur d‘écologie marine au Muséum d’histoire naturelle

La LPO réclame l’interdiction de pêcher pendant cinq ans cette fascinante espèce dite “parapluie” et sentinelle de l’environnement existant depuis 35 millions d’années. Pour les scientifiques, comme Eric Feunteun, du Muséum d’histoire naturelle, les pêcheurs sont des boucs émissaires : l’anguille souffre d’autres maux plus graves : pollution, dégradation des habitats, réchauffement climatique… Sans oublier le braconnage.

“Ce serait dommage que cette pêche ancestrale disparaisse…”, souffle Yannick Cartier, prud’homme de Mèze, bordant l’étang de Thau. Le professionnel, qui pratique cette pêche “depuis cinq générations”, le sait : l’anguille est en danger critique d’extinction ; sa capture reste autorisée, mais depuis le 10 janvier 2024, le règlement européen interdit cette pêche pendant au moins six mois, de mars à fin septembre. Et les pêcheurs d’anguilles d’Occitanie ne prélèvent pas la civelle. Malgré tout, un autre pêcheur aguerri en revient, et prône “l’arrêt de la pêche pour ne pas que les pêcheurs accentuent la disparition de ce poisson…”

Fascinante depuis son apparition il y a 35 millions d’années

Anguilles de l’étang de Thau. Ph. Yannick Cartier.

Fascinante depuis qu’elle est apparue il y a 35 millions d’années, c’est une espèce parmi les plus mystérieuses qui soit. Pendant longtemps, les scientifiques se sont cassé les dents sur l’écologie de cette espèce. Exemple, les larves arrivent en masse, ensemble et simultanément, sur nos côtes depuis les Sargasses, au large du continent américain, à plus de 6 000 km de l’Hexagone !

Quand les anguilles en âge de le faire veulent se reproduire, quelques années après avoir vécu dans nos cours d’eau, elles repartent en sens inverse pour rejoindre les Sargasses : on appelle ça les dévalaisons. Cela se produit là aussi mystérieusement sur quelques jours spectaculaires. Les poissons qui peuvent donc vivre dans l’eau salée comme l’eau douce rencontrent nombre d’obstacles – de plus en plus – sur leur incroyable trajet retour.

Ajoutant à son mystère, on aussi peut trouver des anguilles dans les puits, des mares, sans que ceux-ci ne soient connectés à un autre milieu aquatique. L’anguille, en mer, fait aussi le yoyo entre 200 mètres et 300 mètres la nuit et entre 600 et 800 mètres de profondeur la journée. C’est là que se fait sa maturation sexuelle. La reproduction proprement dite se fait dans les abysses, sans que l’on sache à combien de milliers de mètres.

Les larves d’anguilles parcourent 6 000 km depuis les Sargasses…!

Anguille argentée. Ph. Eric Feunteun, professeur d‘écologie marine au Muséum d’histoire naturelle

“On sait depuis 1920, grâce à un savant Danois que les anguilles se reproduisent dans les Sargasses, parce qu’il n’y a pas de courant”, professe Eric Feunteun, du Muséum d’histoire naturelle, l’un des plus grands spécialistes de l’espèce. Une habitude qu’elle a prise de passer d’un continent à l’autre quand, jadis, Europe et Amérique étaient beaucoup plus proches. Sans que l’on sache comment une larve de quelque millimètres fait pour s’orienter. Depuis, les anguilles dites européennes ont perpétué ces incroyables allers-retours. Leurs bébés ont gardé cette habitude ancestrale, en se laissant porter par le Gulf Stream, pour venir grandir dans nos cours d’eau “sans que l’on sache comment elles s’orientent dans l’immensité de l’Atlantique…” L’un des nombreux mystères encore cachés de cette espèce.

C’est aussi une espèce emblématique de la biodiversité. Qui fut, pendant des siècles, l’une des principales ressources alimentaires des populations méditerranéennes. Ensuite, professe Raphaël Lagarde, biologiste, lui, du Centre de formation et de recherche sur les environnements méditerranéens (Cefrem) de l’Université de Perpignan, parce que la “diminution extrêmement rapide en très peu d’années de l’anguille” a marqué les esprits. Enfin, “c’est aussi une espèce dite “parapluie”, qui dépend de beaucoup de conditions, celles du milieu marin, des lagunes de transition, de milieux d’eaux douces et elle est représentative de l’état des milieux aquatiques au sens large.”

“Il faut continuer à travailler avec les scientifiques et nous en donner les moyens”

Pêche aux anguilles dans l’étang de Thau.DR

Bernard Pérez, président du comité régional des pêches de Méditerranée, le défend : “Cette pêche doit continuer.” Est-elle un danger pour la ressource ? “Non, répond-il. Mais, j’insiste : en tant qu’élu responsable, il faut continuer à travailler avec les scientifiques et nous en donner les moyens. On ne peut plus travailler comme on le faisait avant : c’est-à-dire sans se préoccuper de la ressource. L’année dernière, nous n’avons pas pu faire un relâcher d’anguilles. L’Etat nous a répondu trop tard ; personne ne s’était inscrit… Et cette année, peu de professionnels veulent le faire. C’est compliqué. Nous avons déjà diminué l’effort de pêche de plus de 50 % depuis 2009. Et, à la demande de la profession, un plan de sortie de flotte sera bientôt engagé.” Actuellement, la Méditerranée bénéficie de 145 licences de pêche professionnelle. Contre 160 licences il y a dix ans ! Et, avant les plans de gestion, cela dépassait les 500 licences avant 2007 ! 

“On a déjà baissé le nombre de professionnels et les populations d’anguilles ne se reconstituent pas”

Mais, malgré la diminution du nombre de pêcheurs, utilisant le plus souvent une capétchade dans notre région – un piège fermé utilisé à la main réalisé artisanalement permettant à l’anguille de “choisir” d’y entrer ou non, c’est ce que l’on appelle joliment un “art dormant” – l’anguille ne fait plus recette. Même s’il y a encore des amateurs pour la déguster. Au gril, fumée ou en gibelote accompagnée de pommes de terre. Yannick Cartier, lui, l’apprécie mitonnée dans sa recette locale : au court-bouillon, et en sauce tomate, comme on la cuisine, à Pâques, traditionnellement dans la cité du… Boeuf.

Pour lui, un énième plan de réduction du nombre de pêcheurs que prépare le ministère n’est pas la bonne solution. “On a déjà baissé le nombre de professionnels et les populations d’anguilles ne se reconstituent pas.” Parmi les problèmes reconnus : les pollutions, y compris celle de la mer des Sargasses, en Floride, seul endroit au monde où ces étonnants poissons se reproduisent, ce que l’on sait de manière certaine que depuis… 2022 !

La baisse du nombre de pêcheurs – à ce jour 145 en Méditerranée dont 40 rien que pour l’étang de Thau – ne réglera pas le problème”

Yannick Cartier, prud’homme
Civelle d’anguilles. Ph. Eric Feunteun, professeur d‘écologie marine au Muséum d’histoire naturelle

Yannick Cartier cite, également, avec raison, “la hausse de la salinité”, due au manque de précipitations et au réchauffement. Dans l’étang de Thau, l’un des plus grands sites de production de la côte méditerranéenne où cette pêcherie se confond avec la nuit des temps, l’anguille argentée pullulait il y a quelques décennies. Les tonnes se comptaient jadis par dizaines…

“La baisse du nombre de pêcheurs – à ce jour 145 en Méditerranée dont 40 rien que pour l’étang de Thau – ne réglera pas le problème, insiste le prud’homme, qui dénonce aussi le manque de passes près des barrages et des ouvrages hydro-électriques pour que les civelles – les bébés anguilles – puissent regagner la mer et aller commencer leur périple de reproduction.”

Du côté du comité régional des pêches de Méditerranée, on indique que les professionnels ont décidé depuis toujours de ne pas pêcher la civelle. Pas de quotas en Méditerranée mais un nombre de licences limitées à 167. “La plupart du tonnage est acheté par des mareyeurs spécialisés pour l’exportation. Et les professionnels se sont interdits depuis toujours de pêcher la civelle.

Appel au secours pathétique face à l’indifférence coupable au regard d’une espèce classée en danger critique d’extinction”

Allain Bougrain-Dubourg

Plus largement, pour l’Hexagone, Cédric Marteau, de la LPO, le confirme : “Un plan de sortie de flotte est annoncé avec indemnisation des pêcheurs à la clef mais la France maintient un quota de pêche…” Allain Bougrain-Dubourg, président de la LPO, s’étrangle : “Cette année, c’est 55 tonnes autorisées et ce sera encore 43 tonnes en 2027… Je suis ému”, a-t-il, lors d’une conférence de presse lundi. “C’est un appel au secours pathétique face à l’indifférence coupable {des pouvoirs publics, Ndlr} au regard d’une espèce pourtant classée en danger critique d’extinction depuis 2008 au même titre que le vison d’Europe, le rhinocéros de Java ou l’orang-outan.” L’infatigable défenseur de la biodiversité réclame comme d’autres organisations un moratoire”. De cinq ans minimum, le temps de voir “ce que cela donne”.

“Un règlement européen tente d’endiguer le déclin”

Anguilles de l’étang de Thau. Ph. Yannick Cartier.

Que l’on arrête de pêcher civelles et anguilles, dont “la population a chuté de 90 % depuis 1980 ! Depuis 2007, un règlement européen tente d’endiguer le déclin.” En vain : depuis, c’est “un rendez-vous manqué”. En 2012, le Ciem, Centre international d’exploitation de la mer, s’est prononcé pour un arrêt total de cette pêche. À tous les stades de vie de l’anguille. “L’un des enjeux, c’est la civelle dont la France est le premier pays qui en abrite, favorisée par sa situation géographique bordant l’Atlantique : 91 % des civelles pêchées le sont en France.” Les pêcheurs amateurs sont d’accord dans la mesure où ce ne seraient pas les seuls à appliquer ce moratoire, comme l’a expliqué Jean-Paul Doron, vice-président de la Fédération nationale de la pêche en France.

Sur le pourtour méditerranéen, la situation est pire : la civelle qui remontait de Collioure et d’Argelès (P.O.), il n’y en a plus !”

Gilles Boeuf ex-directeur du Muséum d’histoire naturelle

Ancien directeur du Muséum d’histoire naturelle, Gilles Boeuf, qui connaît bien notre région, n’a pas de mots assez forts contre les pêcheurs : “Quand j’avais 10 ans, l’anguille occupait la moitié de la biomasse des poissons en Europe !” La situation de l’anguille en Occitanie est-elle comparable ? “Oui, tranche Gilles boeuf. En plus le climat s’en mêle ; la Méditerranée se réchauffe très vite : à Bastia, 30 degrés à 30 mètres cet été : c’est plus chaud qu’en Polynésie ! Et là dessus, l’humain a des pratiques débiles et aggrave la situation. Et sur le pourtour méditerranéen, la situation est pire : la civelle qui remontait de Collioure et d’Argelès (P.O.), il n’y en a plus ! Il y en avait dans des points d’eau de la forêt de Massane ; eh bien, les anguilles n’y arrivent plus des ports de Collioure et d’Argelès. J’ai retrouvé des carnets de pêche des années 1960 : il y avait même en Méditerranée, de l’esturgeon européen à Collioure !”

“65 tonnes de civelles pêchées par an en France, c’est 220 millions de civelles par an”

Anguilles de l’étang de Thau. Ph. Yannick Cartier.

Cédric Marteau, de la LPO, met en relief : “65 tonnes de civelles pêchées par an en France, c’est 220 millions de civelles par an. Imaginez l’impact sur une population en grand danger. Si on n’arrête pas la pêche professionnelle maintenant, on ne sauvera pas cette espèce.” Il n’y a, certes, pas que les pêcheurs professionnels en cause mais ils contribuent fortement à leur disparition. La présence de prédateurs qui en sont friands s’ajoute aux avanies de ce poisson : le cormoran ou le silure en raffolent. L’artificialisation des cours d’eau qui entre aussi dans la danse mortifère de cette espèce magique.

Un kilo de civelles, c’est 700 bébés anguilles. “On ne peut pas continuer comme ça ! En plus, on parle de relâchers : on en capture pour les relâcher plus loin. Mais c’est un poisson qui est capable, quand on le lui permet, de faire ça tout seul : laissons faire la nature ! Plus on fiche la paix au vivant, plus il se débrouille”, dit-il.

Les causes de la diminution des populations d’anguilles, c’est la dégradation de leurs habitats ; la contamination aux polluants ou le réchauffement climatique qui sont les principaux responsables de leur déclin”

Eric Feunteun, du Muséum d’histoire naturelle

Professeur d’écologie marine au Muséum d’histoire naturelle, Eric Feunteun est scientifique reconnu en France sur les anguilles. Il dit à propos de l’idée d’un moratoire : “Je comprends la position militante de la LPO : une espèce qui est en danger, il ne faut pas la manger. Mais les arguments scientifiques sont absents de son discours. Les causes de la diminution des populations d’anguilles, c’est la dégradation de leurs habitats ; la contamination aux polluants ou le réchauffement climatique qui sont les principaux responsables de leur déclin. Si on arrête la pêche, cela fera combien de civelles sauvées ? Le quota pour 2026 est de 55 tonnes pour la France dont 60 % – parmi lesquels 5 % à 10 % pour la France – pour le repeuplement vers le Nord de l’Europe, Belgique, Hollande, Allemagne, Suède où il n’y a pas forcément de suivi. Déjà, ce que l’on peut dire, c’est que ce ne sont 55 tonnes qui sortent du système.”

“C’est un argument de plus : on ne pêche pas la civelle en Méditerranée et, pourtant, on ne peut pas dire que la population d’anguilles y soit abondante”

Ph. Eric Feunteun, professeur d‘écologie marine au Muséum d’histoire naturelle

Sur l’anguille en Méditerranée, où l’on ne pêche pas la civelle, rappelons-le, il renchérit : “C’est un argument de plus : on ne la pêche pas et, pourtant, on ne peut pas dire que la population d’anguilles y soit abondante. Visiblement, il y a encore de belles populations d’anguilles dans les lagunes de Méditerranée dans presque tous les étangs du Languedoc. Même à Berre. Certes, le prélèvement par la pêche professionnelle est important mais si l’on regarde le Rhône, il n’y a plus de pêche à l’anguille en amont du barrage hydroélectrique de Vallabrègues, près de Beaucaire (Gard). Parce que les barrages sont difficilement franchissables et il n’y a pas là de pêcheurs à la civelle à part quelques opérations de braconnage…”

Le braconnage ? (lire ci-dessous). “C’est un problème international qui est insupportable quand on voit tous les efforts qui sont faits avec de l’argent public ; la mobilisation de tous les pêcheurs… On dit qu’il est important alors que les quantités sont très difficiles à estimer. Mais on se base sur les saisies et on fait une règle de trois, une façon de faire sujette à caution…”

Sur le thon, la principale pression sur l’espèce en Méditerranée, c’est la pêche. Ce n’est pas vrai pour la civelle”

Eric Feunteun va plus loin : “Dans ces conditions, si on arrête la pêche légale, les populations d’anguilles vont-elles augmenter ? Faisons un parallèle : selon les études, il y a 70 % d’insectes volants en moins en Europe en 40 ans. Quand vous prenez votre voiture, vous en tuez combien ? Et il faudrait que l’on arrête les voitures, donc…?” Pourtant, pour le thon rouge, quotas et moratoires ont permis à la ressource de se reconstituer, au point d’en trouver même un de 200 kg dans une nasse à daurades dans l’étang de Thau !  Peut-on comparer avec la gestion du thon rouge ? Il opine : “Ce serait pas mal que l’on mette des contrôleurs auprès des pêcheurs pour objectiver les déclarations des professionnels. Le parallèle intéressant, c’est que quand on se mobilise, on y arrive. Sur le thon, la principale pression sur l’espèce en Méditerranée, c’est la pêche. Ce n’est pas vrai pour la civelle.”

J’appelle ça le syndrome de l’anguille : on trouve quelques coupables, les pêcheurs, et on ne fait rien vraiment pour l’espèce”

Relâcher d’anguilles. argentées. Ph. Eric Feunteun, professeur d‘écologie marine au Muséum d’histoire naturelle

L’éminent scientifique révèle qu’une “étude toxicologique, au niveau européen, prélèvements à l’appui, a été menée pour savoir les concentrations en métaux lourds, en polluants organiques, d’origine agricole, industrielle, urbaine y compris les médicaments. Ses conclusions montrent que toutes les anguilles sont contaminées par plusieurs contaminants, dit-il, parfois avec des produits interdits depuis fort longtemps, comme les PCB. Avec des niveaux, pour beaucoup d’entre elles, qui dépassent les normes pour la vente, ce qui présente un risque pour la santé. Les plus contaminées mesuraient en moyenne 20 à 30 centimètres de moins que les anguilles les moins contaminées. Ce qui signifie qu’elles mettent beaucoup plus longtemps à atteindre la taille critique pour repartir en mer et se reproduire. C’est une perte de fécondité. Car plus elles sont grosses, plus elles portent d’oeufs.”

Eric Feunteun ajoute : “Ce manque à gagner, à cause des polluants, représente 420 tonnes de civelles par an. Quand on nous parle de 55 tonnes pêchées dont 60 % est destinés au repeuplement de l’espèce… On a déjà joué sur la variable des pêcheurs : on a diminué de 60 % le nombre de licences, ce qui n’a pas eu d’effet : les populations baissent encore. C’est une injustice sociale.” Pêcheurs boucs-émissaires faciles alors que l’on continue à déverser des polluants, ne pas équiper les barrages comme il le faudrait… “J’appelle ça le syndrome de l’anguille : on trouve quelques coupables, les pêcheurs, et on ne fait rien vraiment pour l’espèce, en fait”, souffle Eric Feunteun.

Un plan de gestion pour la Méditerranée

Le pêcheur sétois Robert Rumeau à la pêche aux anguilles dans l’étang de Thau.DR

Raphaël Lagarde, scientifique, lui, du Centre de formation et de recherche sur les environnements méditerranéens (Cefrem) de l’Université de Perpignan, partage la même vision des causes du déclin de l’anguille : “Que l’espèce disparaisse totalement, ce n’est pas encore d’actualité. Ce qui a motivé ce classement en espèce en danger critique d’extinction, c’est que l’on s’est aperçus qu’en suivant les années de référence (1980-2000) il y a eu entre 90 % et 95 % d’effondrement de la population d’anguilles. Ce sont des observations historiques, principalement réalisées sur la côte atlantique. Voire 99 % en mer du Nord. Le second point c’est que pas mal de choses ont été entreprises, notamment des plans de gestion européens. Maintenant, il y en a un, méditerranéen. Des mesures pour restaurer les populations et une cartographie.”

On ne sait pas si, au sein de toutes ces pressions, il y en a une plus prépondérante qu’une autre. Ou un cocktail de raisons. Je suis incapable de dire ce que pourrait faire un moratoire sur l’anguille”

Raphaël Lagarde de l’Université de Perpignan

Une anguille jaune ou argentée est un poisson jeune qui n’est pas encore adulte. “Dire qu’une anguille qui n’arrive pas à repartir est une anguille qui ne se reproduira pas est la partie immergée de l’iceberg”, défend-il. L’anguille subit beaucoup d’impacts des activités humaines : dégradation de la qualité des milieux ; pollution ; assèchement de zones humides ; recalibration de rivières ; difficulté d’accéder aux barrages avec les seuils, les vannes, etc. Introduction de parasites et de virus exotiques qui datent de l’époque où il y a avait du commerce, notamment d’anguilles japonaise. Sans oublier le réchauffement qui a un impact sur la survie de ces poissons. Sans oublier pêche et braconnage. On ne sait pas si, au sein de toutes ces pressions, il y en a une plus prépondérante qu’une autre. Ou un cocktail de raisons. Je suis incapable de dire ce que pourrait faire un moratoire sur l’anguille.”

Le très très rentable trafic de civelles

Saisie de civelles en 2023. Ph Douanes

La situation de ce poisson emblématique dont la vie ressemble à un polar se heurte aussi à un sévère braconnage (lire ci-dessous) dont on ne connaît pas vraiment l’ampleur mais qui affole. Et qui est en train de lui donner le coup de grâce. Un enquêteur le dit sans détour : “Le kilo de civelles, qu’il suffit juste de pêcher, se négocie très cher.”

Ce trafic est très très rentable, puisque les civelles, espèce protégée car en voie d’extinction en Europe, sont revendues en Asie entre 5 000 € et 6 000 € le kilo. Elles sont destinées au marché asiatique, Japon, Chine, Corée, notamment. Là bas, ils en sont friands mais ils on déjà exterminé leurs populations de cette espèce. Le plus fort, c’est que ces kilos de civelles donnent, une fois devenues adultes, quelque 8,5 tonnes d’anguilles et rapportent là plus de 300 000 €.

La culbute est incroyable. Autant que ce que rapporte le trafic de cocaïne, avec moins de risques. L’investissement de départ ne coûte presque rien : il suffit de quelques « mules » pour autant de places d’avion. “C’est comme ça que le niveau de vie de ces trafiquants internationaux est pharamineux. Récemment, un trafic de 350 kg de civelles a été démantelé : il y en avait pour 2 M€…”

Olivier SCHLAMA

Une espèce victime de trafic illégal

“Le trafic de l’anguille européenne en Europe, estimé à plusieurs milliards d’euros”, selon les Douanes françaises citant Europol.

Le faible stock d’anguilles a pour conséquence l’augmentation importante du prix d’achat de la civelle, laquelle est vendue entre 250 et 500 euros le kg par les pêcheurs français qui la capturent”, explique l’Office français de la biodiversité (OFB). En février 2023, les Douanes ont saisi à Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne) 302,2 kg de civelles, soit environ 818 000 alevins, dans quatre bassins d’oxygénation, le service a découvert une quarantaine de valises, du matériel de pesée, des pochons transparents pour le transport d’animaux vivants, des box en polystyrène, un congélateur avec des bouteilles d’eau glacée, sept sacs de 25 kg de sel et des bouteilles d’oxygène. Tous ces éléments servent au conditionnement des alevins pour leur transport aérien.

“La demande est repartie à la hausse et avec elle les pratiques illicites”

Les prix de vente génèrent une appétence de la part de filières organisées de braconnage et de commercialisation illicite d’échelle internationale car les élevages en Asie ont un besoin impérieux d’alevins d’anguilles pour produire des anguilles adultes, alevins qui se commercialisent en Asie entre 2 000 € et 6 000 € le kilogramme. L’extrait du dernier rapport d’Europol sur la criminalité environnementale souligne que “le trafic de l’anguille européenne en Europe, estimé à plusieurs milliards d’euros, trouve son origine dans les civelles introduites clandestinement en Asie par des réseaux criminels”.

“Si durant les années 2020 et 2021 on a assisté à une baisse du braconnage due à la crise sanitaire, qui a limité les expéditions illégales vers l’Asie, la demande est repartie à la hausse et avec elle les pratiques illicites, comme on a pu le constater lors de la saison qui vient de s’écouler”, précise l’OFB (Office français de la biodiversité).

Comment prévenir la disparition des anguilles

Saisie de civelles en 2023. Ph Douanes

L’OFB s’est vu confier par le ministère de la Transition écologique et de la cohésion des territoires, et le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, l’élaboration du plan national en faveur des migrateurs amphihalins. Au niveau territorial, l’OFB participe également à l’élaboration des plans de gestion des poissons migrateurs (Plagepomi) dans le cadre des Comités de gestion des poissons migrateurs (Cogepomi), qui réunissent tous les acteurs de la gestion de ces espèces.

Agir sur les obstacles à la migration des anguilles

En matière de connaissance et de recherche, l’OFB mène des programmes d’action pour évaluer le niveau et l’état des populations d’anguille en France et est le responsable de la collecte de données dans le cadre du règlement européen.

L’établissement agit également sur une des causes de pression sur cette espèce, les obstacles à la migration. Ainsi, les ruptures de continuité écologique et les moyens de les rétablir ou de limiter leurs impacts sont étudiés par le pôle recherche et développement écohydraulique de l’Office, en lien avec des partenaires de recherche, afin notamment d’optimiser les dispositifs de franchissement des obstacles.

“La mise en place de quotas de captures de civelles pour la consommation ou le repeuplement permet un encadrement plus fin de la pratique des pêcheurs professionnels en eau douce avec une obligation de déclaration journalière des captures, et de déclaration mensuelle s’agissant d’anguilles jaunes et argentées”, dit encore l’organisme. Depuis le 1er novembre 2019, les pêcheurs envoient un SMS au plus tard dans les 24 heures qui suivent la capture. L’application Cesmia, gérée par l’OFB, permet ainsi un suivi en temps réel de la consommation des quotas, améliorant également la qualité des données bancarisées et l’orientation des contrôles.

Mobilisation des services de police

En matière de police, la lutte contre ce trafic d’ampleur est organisée aussi bien au niveau international que national. Face à ces filières illégales, les services de contrôle de l’OFB se mobilisent, particulièrement en eaux douces. Des opérations, souvent conjointes avec d’autres services comme les DDTM/DML, Gendarmerie, Douanes, DIRM, s’organisent de jour comme de nuit afin de juguler le braconnage et freiner le commerce illégal. Ces opérations de contrôle sont menées dans les zones de braconnage de la civelle, sur le transport et sur la traçabilité des transactions commerciales.

Ainsi au niveau national pour la saison de pêche 2021 – 2022 (du 1er novembre au 25 mai) :

  • 159 opérations ont été réalisées sous pilotage OFB
  • 556 agents de l’établissement ont été mobilisés
  • 97 agents d’autres services extérieurs ont participé à ces opérations
  • 274 pêcheurs ont été contrôlés, 47 procédures ont été dressées et 242 kg de civelles, soit environ 726 000 petites anguilles, ont été remis à l’eau.

Toutes ces opérations ont été réalisées sous l’autorité des parquets compétents et des enquêtes judiciaires sont actuellement en cours.

Le braconnage lourdement sanctionné

Les personnes mises en causes risquent des poursuites pour de multiples infractions au Code de l’environnement ou au Code rural et de la pêche maritime dont les sanctions pénales sont durcies par la loi RBNP n° 2016-1087 du 8 août 2016 (loi « Biodiversité »). En effet, les peines relatives aux infractions de braconnage de l’anguille, y compris à son stade d’alevin, peuvent désormais atteindre jusqu’à six mois d’emprisonnement et 50 000 € d’amende, sans parler des sanctions encourues pour menace, outrage ou rébellion, lesquelles sont sévèrement punies.

Pour le trafic d’espèces protégées, les peines ont été portées à deux ans d’emprisonnement au lieu d’un an et à une amende de 150 000 € au lieu de 15 000 €. Enfin, lorsque les infractions ont été commises en bande organisée, les peines encourues sont de sept ans d’emprisonnement et 750 000 € d’amende.