Grand entretien : Pour le président de la Polynésie, “l’indépendance est inévitable, il faut s’y préparer”

Moetai Brotherson, président de la Polynésie française dans son bureau entre Goldorak, son imprimante 3 D, le robat Nao à la main et les présents de ses invités de marque. Photos : Olivier SCHLAMA

À 18 000 kilomètres de l’Hexagone, Moetai Brotherson, président depuis 2023, nous a donné une interview sur sa vision de l’avenir de ce territoire d’outre-mer plus vaste que l’Europe – 118 îles, 5 archipels – qui envoie des centaines d’étudiants à Toulouse et Montpellier. Transition énergétique innovante, structuration de l’agriculture, montée en puissance du tourisme… Une mutation en marche remarquable. Le président de la Polynésie n’élude pas les “soucis” du fenua qu’il aborde lui-même, quitte à inventer des solutions que, pour certaines, l’on imagine duplicables en France.

Comme la raie manta, son animal totémique qu’il a tatouée sur le corps, le président de la Polynésie française dégage une présence forte, un magnétisme remarquable. Regard déterminé, simple, intelligent, propos directs, sans détour ni langue de bois, jugé proche du peuple, Moetai Brotherson, “homme de gauche, proche des écolos et du PCF”, dit : “Mon bureau est tellement grand qu’on pourrait y mettre un mini-golf ! Au début, j’étais mal à l’aise. J’essaie de le remplir comme je peux ; j’ai même pensé à un joli portrait photo de moi mais je ne m’y résout pas ; ce n’est pas mon style !” Une force tranquille.

Réplique du robot Nao, Goldorak, imprimante 3 D, sculpture inestimable…

Pas besoin, en effet, pour Moetai Brotherson d’un bureau, ostentatoire malgré lui, pour prouver quoi que ce soit. Et développer sa vision de l’avenir de la Polynésie.

Couronne de fleur traditionnelle autour du cou, lavalava (pagne traditionnel) parfaitement ajusté à la taille, chemise colorée typique, et tutoiement considéré comme marque d’un profond respect (que nous avons suivi dans la restitution de ce long entretien), il le décore, ce vaste espace de travail, avec ce qu’il aime le plus : un joli Goldorak ou une imprimante 3 D – avec laquelle il a même conçu, lui l’ingénieur de haut niveau en systèmes informatiques jadis consultant pour de grandes firmes à New York – où il a réchappé aux attentats du 11-Septembre 2001 : il avait rendez-vous peu après dans l’une des Twin Towers…- , une réplique du robot Nao !

Et, bien sûr, y trônent des présents de toutes sortes, tikis et autres sculptures dont une, “inestimable“, fabriquée dans un long tronc d’arbre qui lui a été offerte. Né d’une mère institutrice et d’un père infirmier danois, Moetai Brotherson est passionné de photos et de nouvelles technologies.

Ce bureau qu’il a fait sien en dit long : il a été conçu du temps de celui que l’on croyait indéboulonnable, y compris pour ses amitiés indéfectibles avec feu Jacques Chirac et le RPR d’antan. Surnommé le Vieux Lion, Gaston Flosse, 93 ans, l’ancien président, était tendance évergétiste : tout devait être à la mesure de sa personnalité qui se voulait impériale comme son palais présidentiel…

À la présidentielle, je voulais me retirer de la liste. Là, je me fais engueuler par ma femme ! Dis que tu es candidat !, me dit-elle. C’est ce que j’ai fait”

Candidat du parti indépendantiste, Moetai Brotherson, 55 ans, lui, a été porté au pouvoir en 2023 alors que“je n’étais pas candidat !, dit-il. Notre parti avait envie bien sûr d’aller aux élections mais sans dire qui en serait le leader ! {le leader naturel Oscar Temaru ne s’est jamais déclaré, Ndlr.} Mais on ne va pas à la guerre sans dire qui est le général, confie Moetai Brotherson. Les gens en ont besoin. Pour s’identifier. Ça me paraissait tellement débile que j’étais à deux doigts de me retirer de la liste. Moi, je n’aime pas perdre ; quand je joue, c’est pour gagner. Je me suis dit ; si on y va dans ces conditions-là, on va se faire laminer. Je passais dans une émission radio le lendemain et avant je discute avec mon épouse (…) Je voulais me retirer de la liste. Là je me fais engueuler par ma femme ! Dis que tu es candidat !, me dit-elle. C’est ce que j’ai fait.” 

Moetai Brotherson, président de la Polynésie française dans son bureau devant une magnifique représentation de raie manta, son animal totémique. Photos : Olivier SCHLAMA

Parmi la population, on entend souvent cette réflexion, y compris parmi les étudiants polynésiens qui font leurs études dans nos deux capitales, Montpellier et Toulouse : “Il fait bouger les choses”. Face au chômage, à la vie chère et à l’avenir des cinq archipels de la Polynésie grande comme… l’Europe. Le pays n’est pas divisé entre gauche et droite mais entre autonomistes et indépendantistes.

Comment va la Polynésie française ?

Moetai Brotherson : Elle va plutôt bien. Elle a des soucis, certes, mais quand je nous compare aux autres outre-mers, je pense que l’on ne va pas se plaindre. L’économie va bien ; on a créé de l’emploi depuis que nous sommes arrivés ; le tourisme est en hausse. Il y a, certes, toujours des problèmes structurels qui datent d’avant notre arrivée au pouvoir et que l’on n’a pas encore résorbé en deux ans de pouvoir.

Pour la première fois, nous avons inscrit au budget 250 millions de Francs Pacifiques, soit 2,2 M€. C’est beaucoup. Pour aider les associations de prévention et de victimes, améliorer la prise en charge médicalisée”

Il y a le problème du logement, notamment ?

Moetai Brotherson : Oui, il y a quelque 7 000 personnes qui sont en attente d’un logement, dont 4 000 en collectif et 3 000 en “fare OPH”, des logements sociaux, maisons individuelles livrées en kit et anticycloniques {qui bénéficient d’aides importantes du Pays, permettant d’en faire sortir de terre plusieurs centaines par an, Ndlr} pour des familles avec peu de revenus disposant d’un terrain pour leur habitation principale.

Il y a aussi un problème nouveau, qui s’accentue ces dernières années : l’ice, une drogue de synthèse, de la méthamphétamine, qui rend tout de suite accro. Qui se fume avec une pipette. C’est un problème sociétal qui prend de plus en plus d’ampleur. Cela vient détruire les cellules familiales, les référentiels et les schémas de valeurs qui explosent {il soupire}. Cela induit une nouvelle forme de délinquance. On voit apparaître des armes, des violences intra-familiales – on en avait déjà, notamment à cause de l’alcool et de problématiques multifactorielles, y compris de violences faites aux femmes et indirectement des violences faites aux enfants. Ces soucis-là sont toujours là…

Face à ce fléau de l’ice, que peux-tu faire ?

Moetai Brotherson : C’est compliqué parce que tout le volet répressif, c’est du ressort de l’Etat français, de ses missions régaliennes comme la police, la justice, la gendarmerie, qui sont hors de ma portée et pour lesquels nous jugeons que les moyens mis sont insuffisants. Dans nos compétences, nous avons la santé, le social, la jeunesse, la prévention, le sport, notamment. Pour la première fois, nous avons inscrit au budget 250 millions de francs pacifiques, soit 2,2 M€. C’est beaucoup. Pour aider les associations de prévention et de victimes, améliorer la prise en charge médicalisée.

Nous avons aussi un projet un peu fou de mise en place d’un centre de formation canine pour former ici les chiens détecteurs d’ice. Aujourd’hui, il n’y en a pas suffisamment et ils sont à la police et la gendarmerie, aux douanes. Notre idée, c’est que chaque commune puisse disposer d’au moins un ou deux chiens chercheurs d’ice. Et que l’on puisse même en confier à certaines sociétés privées, notamment sur le port de Papeete : dernièrement, on y a découvert 22 kg d’ice dans un container… C’est énorme : c’est a dose quotidienne de 3 000 Polynésiens accros pendant un an…

D’où provient cette drogue ?

Moetai Brotherson : Principalement du Mexique, ça remonte par la Californie avant d’arriver en Polynésie. Ou directement en bateaux, en voiliers. On a découvert un labo ici mais c’était très artisanal. C’est une drogue avec un marketing particulier puisque la première bouffée est offerte. Et comme on est tout de suite accro… C’est une horreur. C’est un cercle vicieux : une fois que l’on tombe dedans, on s’éloigne de sa famille, de ses amis… Et les seules personnes dont on a le sentiment qu’elles nous comprennent, c’est celles qui consomment de l’ice comme vous parce qu’elles ne vous jugent pas. Le consommateur entre dans une paranoïa où il pense que ce qu’il lui arrive, c’est la faute au monde entier…

Cette expérience polynésienne peut-elle servir en métropole envahie de narcotrafics qui défraient la chronique ?

Reculée et difficilement accessible, la vallée de la Papenoo, traverse l’île de Tahiti. Ph. Vaena SCHLAMA

Moetai Brotherson : L’ice en fait, c’est dû à la proximité des USA et le fait qu’il y ait deux gros marchés consommateurs, Nouvelle-Zélande et Australie. Cela transite aussi par ici. On est encore loin d’avoir trouvé le schéma efficace pour sortir de cette situation. On a envisagé de dédier un atoll pour en faire un centre de désintoxication. Cela ne s’est pas fait : nous partageons les compétences du Pays avec l’Etat français et si on met des gens sur un atoll et qu’ils ne peuvent pas en sortir, cela s’appelle une prison à ciel ouvert et ça entre dans les pouvoirs régaliens de l’Etat français. On essaie de trouver une autre formule pour sortir vraiment les consommateurs du réseau et de leur environnement où il n’y a pas de fournisseurs. L’idée, c’est de les reconnecter à la fois à leur identité, la mer, la terre ; leur faire faire des plantations, de la pêche ; des activités… Ça, cela peut être reproductible en métropole.

Tu as des projets dans ce sens ?

Moetai Brotherson : Nous avons une première expérience avec un prestataire que nous allons mener au fond de la vallée de la Papenoo {totalement isolée au coeur de Tahiti, Ndlr} avec une association pour prendre en charge une quinzaine de personnes qui consomment cette drogue avec la même idée : extraire ces consommateurs ; les placer dans un lieu isolé et les reconnecter avec leur identité pour qu’ils prennent conscience qu’il y a des choses plus intéressantes que l’ice dans la vie.

Le niveau de vie de certains a progressé mais il y a aussi pas mal de pauvreté et une vie chère. Ton but est-il de faire émerger une classe moyenne ? Peut-on le relier au tourisme ?

Moetai Brotherson : Chez nous, ce n’est pas qu’il n’y a pas d’argent : il y a énormément d’argent. Mais la redistribution de la richesse n’est pas très équitable. On n’est pas les seuls dans ce cas. Mais, ici, c’est plus aigu que dans l’Hexagone. Nous avons des gens très très riches et, à côté de cela, une masse gens très pauvres. La population totale de la Polynésie, c’est quelque 280 000 habitants pour une population active, en âge de travailler, de 130 000 personnes. Environ 55 000 personnes Polynésiens sont sans emploi dont 28 000 sont en recherche d’emploi (ils ont fait les démarches). Le restant n’est pas en recherche d’emploi.

Ces personnes qui ne sont pas en recherche d’emploi se divisent en deux populations : soit elles ont renoncé à chercher et sont fiu, comme on dit {elles ont le spleen, ne font rien, Ndlr}.

L’autre partie n’a pas le rapport à l’emploi typique comme dans l’Hexagone ; c’est souvent dans les archipels éloignés où l’on peut être en situation d’autosubsistance. J’ai un ami d’enfance de Huahine qui est parti dans un atoll des Tuamotu qui n’utilise pas d’argent : à telle enseigne que quand il revient sur Tahiti, quand je lui demande ce qui a changé, il me répond ça (Il tend la main comme si elle renfermait de l’argent, Ndlr). Cela faisait 20 ans qu’il n’en avait pas utilisé.

Aux Tuamotu, le matin, au lever, il va pêcher, il troque avec ses voisins et ça lui va. Il se suffit de peu. Très souvent, ce sont des personnes qui vont travailler périodiquement sur un chantier quand elles ont besoin d’acheter quelque chose comme un nouveau moteur, une pompe… Ou quand il faut payer les frais de scolarité des enfants. Et, une fois que c’est fait, hop elles arrêtent.

Pour autant, pour ces 28 000 personnes qui, elles, ont fait des démarches, il nous faut trouver une solution.

Que peux-tu faire pour réduire le nombre de ces demandeurs d’emploi ?

Moetai Brotherson : Nous avons misé sur quatre secteurs prioritaires.

L’exceptionnelle vanille de Tahaa qui, elle, mûrit sur pieds et demande énormément de travail. Ph. Olivier SCHLAMA

Le tourisme où il y a encore des choses à faire. Et le secteur primaire aussi où l’on n’a pas besoin d’avoir fait un bac + 12. Et cela correspond pour certains polynésiens, comme à Tahaa (L’île Vanille, Ndlr), à quelque chose qu’ils aiment faire et ils sont doués pour cela. Pour le faapu. Là où ça pêche, c’est que ce ne sont pas des commerciaux. Il faut arriver à structurer la filière pour que les gens qui veulent être que dans la production ne fassent que cela sans se faire arnaquer par les intermédiaires. C’est ce que nous commençons à faire notamment en mettant en place des lotissements agricoles ; ce qui répond à une problématique importante de l’indivision où tous les copropriétaires doivent être d’accord. Des terres restent en friche et personne n’en fait rien. A Tahaa, par exemple, on a mis en place trois lotissements agricoles.

Un peu comme des jardins partagés…?

Moetai Brotherson : C’est bien plus que cela. Ce sont des vallées entières qui appartiennent au Pays. On y définit des lots qui font entre 5 000 m2 à 8 hectares, suivant l’activité. Les gens s’inscrivent et on leur confie la terre adaptée. Si quelqu’un veut faire du taro, on ne va pas lui confier un terrain en pente. Le loyer est modique : 8 000 francs pacifiques l’hectare à l’année {66,74 €}.

Du taro local, la “patate” polynésienne. Ph. Olivier SCHLAMA

On a aussi installé des unités d’agro-transformation pour arriver à gommer les saisonnalités ; de pouvoir transformer ton surplus de taro (la patate polynésienne) en chips ; conserver certaines productions pour les écouler plus tard… Et on organise aussi la filière de distribution.

Sur Tahaa, par exemple, 12 % de la production de cette île qui reste sur cette île, 20 % est expédié sur Raïtea (20 %), et tout le reste sur Tahiti. Il faut donc pouvoir organiser cette distribution. Sur le quai de Tapuamu, à Tahaa, on va ouvrir une unité de stockage et conditionnement avec des parties réfrigérées. Dès que le bateau arrive, c’est plus facile d’embarquer les marchandises. Avec la prise en charge du fret agricole par le Pays. Le secteur primaire, que ce soit l’agriculture, la pêche, l’aquaculture, c’est donc notre deuxième secteur prioritaire.

Quels sont les autres secteurs prioritaires ?

Moetai Brotherson : Il y a aussi la transition énergétique. Nous dépendons encore beaucoup trop des énergies fossiles. Nous voulons développer les énergies renouvelables avec un objectif de 75 % de notre consommation en 2030.

En développant le solaire…?

Moetai Brotherson : Jusqu’à maintenant, cela a été cela, oui. Mais il y a d’autres formes d’énergies renouvelables, notamment marines. En Polynésie, nous avons les trois premiers Swac (Sea Water Air Conditionning) au monde. À Bora Bora, l’hôtel Intercontinental utilise une climatisation à l’eau de mer. Le second Swac, c’est celui de l’hôpital Taone de Papeete. Et le 3e c’est celui de l’hôtel Brando {l’idée d’origine est d’ailleurs partie de l’atoll de Marlon Brando qui avait rêvé d’un avenir écolo pour la Polynésie, Ndlr}.

Utiliser l’eau des profondeurs pour refroidir les habitations et même produire de l’électricité

Ce que l’on exploite, c’est que nos îles “tombent” de façon rapide : pas besoin de s’éloigner beaucoup des côtes pour être à 1 000 mètres et 1 200 mètres de fond. L’idée, c’est de descendre un tuyau à cette profondeur-là où l’eau est à 4 degrés ; il y a un peu d’énergie à fournir pour pomper l’eau ; quand elle arrive en surface et que l’air se situe entre 24 et 34 degrés, en fonction de la saison, on peut alors faire circuler, comme sur le Four Seasons, cette eau dans des tuyaux qui passent dans les bungalows et ça suffit pour les climatiser jusqu’à 19 degrés {cela fait penser à la version marine du fameux système du puits canadien, Ndlr}. Il y a un autre système – l’eau de mer reste corrosive – : faire passer cette eau à 4 degrés dans un échangeur thermique pour refroidir un système d’eau douce. De 24 degrés, l’eau ressort ainsi à 12 degrés.

C’est une technologie qui a été développée par une entreprise polynésienne. En capitalisant sur ce savoir-faire, on peut passer du Swac à l’ETM, l’Énergie thermique des mers, qui permet de faire de l’électricité en exploitant le même différentiel de températures entre l’eau profonde et l’eau de surface. Nous avons deux projets pilotes qui pourraient voir le jour bientôt, à Bora Bora sur le motu (îlot) de l’aéroport, et le second à Mataia. Ce sont de petites unités mais, à Mataia, c’est quand même 20 mégawatt, soit 3 000 foyers qui pourraient en bénéficier, ce n’est pas négligeable.

Il y a une 3e technologie, toujours en se basant sur l’eau des profondeurs : la désalinisation de l’eau en profondeur. Nous avons des osmoseurs inverses, permettant de récupérer la saumure (la question, c’est qu’en faire ensuite ? La renvoyer dans les lagons concentrant trop le sel…?) Cela coûte très cher en plus. C’est utilisé dans certains atolls des Tuamotu parce qu’ils n’ont pas d’autres solutions ; ou par d’autres hôtels pour pallier un acheminement en eau qui pourrait être défaillant. Mais si on réalise cette osmose plus bas, la pression est telle que l’on a besoin de dix fois moins d’énergie. Et cela ne génère pas de saumure. Si cela marche, cela pourrait changer la donne… Aux Tuamotu, la première manifestation de l’élévation du niveau de la mer due au réchauffement climatique, c’est la salinisation de l’eau douce.

Est-ce une solution pour sauver les coraux qui font “vivre” un milliard d’habitants dans le monde ? C’était l’hypothèse du centre de recherche partagé entre Perpignan et Moorea il y a 4 ans…

Moetai Brotherson : Les scientifiques ont fait des études pour tenter d’abaisser les températures dans nos lagons (à lire ICI). C’est une possibilité. Mais va-t-on pouvoir la déployer partout… ? Pas sûr. Mais éventuellement dans des nurseries en combinaison avec ce que fait par exemple les Coral Gardeners {une association locale qui transplante et élève des coraux, Ndlr}.

Quelle est la 4e priorité pour la Polynésie ?

Moetai Brotherson, président de la Polynésie française dans son bureau devant son bureau, son animal totémique. Photos : Olivier SCHLAMA

Moetai Brotherson : Le 4e pilier prioritaire, c’est le numérique et l’audiovisuel. Il existe déjà chez nous un petit écosystème. En numérique, on a là aussi de petites sociétés qui font des choses extraordinaires. Le souci, c’est que cette filière n’est pas encore suffisamment structurée et que l’on n’avait pas assez de bande passante à l’international. Nous avons deux câbles ; l’un qui nous relie à Hawaï et indirectement l’Australie. Ils sont un peu vieillissants et ne suffisent pas. Depuis notre arrivée, on a réussi à faire en sorte que Google s’installe chez nous. Ils vont tirer d’ici fin 2027 huit câbles sub-océaniques, dont cinq qui nous connectent à l’international – un au Chili, un sur la côte ouest des USA, sur Fidji, l’Australie… – On va ainsi multiplier par 50 notre bande passante à l’international. Ça nous rend plus intéressants pour tout un tas d’activités liées au numérique et l’audiovisuel.

Pourquoi la Polynésie serait-elle attractive dans ce domaine ?

Moetai Brotherson : La qualité de vie ! Après il faut que assurions, parallèlement, les plans de formations ; ce que l’on veut c’est que ces boîtes de production embauchent nos enfants. Elles veulent s’assurer de trouver les bons candidats chez nous. Certes, James Cameron viendra avec son habituel chef de la lumière ; après les techniciens, les preneurs de sons, etc. on peut les fournir.

L’écomusée Fare Natura, à Moorea, est-il un exemple à suivre ? Il y a aussi le magnifique musée de Tahiti et des îles et celui dédié à Gauguin. As-tu des projets de tourisme culturel ?

Sculpture exceptionnelle de AA, dieu des dieux, visible au musée de Tahiti et ses îles. Une pièce exceptionnelle. Ph. Olivier SCHLAMA

Moetai Brotherson : Avec 22 000 visiteurs en 2024, le Fare Natura est très visité. Nous avons l’espace scénographique Gauguin qui va ouvrir à la fin de l’année. Et nous avons un certain nombre de projets que l’on ne peut pas appeler musées. Ce sont des projets communaux qui n’ont pas la compétence. Ils appellent cela des salles d’exposition.

Un musée à proprement parler demande des conditions de conservation spécifiques ; il faut la production d’un catalogue avec une classification… Il faut aussi des conservateurs. Aujourd’hui il n’y en a qu’un de conservateur, celui du musée de Tahiti et des îles. Il nous faut donc connecter ces projets communaux avec ce musée pour garantir les bonnes conditions de conservation des objets. Certaines pièces peuvent attirer des convoitises et il faut veiller à de bonnes conditions muséographiques standards.

Ce volet culturel, nous ne pouvons pas le dissocier du volet touristique. Les gens viennent ici pas seulement pour les paysages mais aussi pour la culture. Ils rencontrent les Polynésiens. Les danses, les chants. La fabrication du Tapa {un tableau représentant un patchwork d’étoffes végétales obtenu par la technique de l’écorce battue, Ndlr}.

Les gens viennent ici pas seulement pour les paysages mais aussi pour la culture”

Ces projets communaux vont-ils participer à atteindre ton objectif d’atteindre les 600 000 visiteurs par an ?

Moetai Brotherson : J’ai dit ce chiffre pour une meilleure compréhension. Ce que je veux, c’est que l’on double la valeur économique du secteur touristique. Aujourd’hui, nous sommes à peu près à 270 000 touristes par an. Si on peut doubler la valeur en accueillant 270 000 visiteurs et un touriste, je prends ! Mais je ne pense pas. Est-ce que ce sera 600 000 ; 300 000 par an ; 400 000 touristes…?

La Polynésie a-t-elle besoin d’hôtels moyenne gamme ?

Le fameux “PK 19”, à Fakarava, 5e plage la plus belle du monde dans les Tuamotu… Ph. Olivier SCHLAMA

Moetai Brotherson : Il faut un Tahiti pour tout le monde. Il y a des touristes qui recherchent quelque chose de très précis. Le couple d’Américains qui a économisé toute sa vie pour faire le voyage de sa vie, lui veut l’over top bungalow et rien d’autre ! Si tu lui proposes la pension de famille ou le AirBnB… À la limite, il acceptera de bouger jusqu’au restaurant y voir un show ; passer un peu de temps au bar et puis se recoucher… L’aspect culturel, ce n’est pas son truc.

Après, il y a la clientèle européenne, moins fortunée, qui va souvent faire un périple mixte : un peu de pension, d’AirBnB, et on termine par une nuit dans un grand hôtel pour faire le selfie qui va bien ! Cette clientèle-là il ne faut pas la négliger. Pour bien comprendre : 44 % des touristes sont des Nord-Américains qui viennent donc dans des bungalows pour vivre le voyage d’une vie. Les Européens représentent, eux, 40 %, ce qui n’est pas négligeable non plus. Dans ces 40 %, il y a des métropolitains ; car il y a du tourisme affinitaire, des gens qui viennent voir la famille…

Le tourisme est-il le premier secteur économique ?

Moetai Brotherson : C’est la première source de devises à l’export. Après, on a la perle. Et, ensuite, la pêche dont une petite partie est exportée, environ 2 500 tonnes. Cette année, la Polynésie va pêcher quelque 8 000 tonnes de poissons, ce qui est très peu ; c’est l’équivalent d’une semaine d’un senneur en dehors de notre zone. Nous avons 82 palangriers horizontaux avec des hameçons sélectifs qui permettent de ne pêcher que certaines espèces : les tortues, les raies, les requins ne s’y accrochent pas.

Nous avons aussi des bouées, des DCP, dispositifs de concentration des poissons, où les algues se fixent puis les petits poissons puis les plus gros. Ce sont des bouées fixes, accrochées au fond, à des points stratégiques ; elles ne sont là que pour aider les pêcheurs côtiers dans la limite des 15 miles. La bonne nouvelle, c’est que nous sommes capables de produire 100 % du poisson que nous mangeons. On a une pleine autonomie alimentaire sur le poisson.

Un autonomiste c’est un indépendantiste qui ne va pas jusqu’au bout de ses idées !”

Et sur l’indépendance de la Polynésie…?

Moetai Brotherson : Pour moi, un autonomiste c’est un indépendantiste qui ne va pas jusqu’au bout de ses idées ! Déjà, l’autonomie alimentaire est un objectif ; on n’arrivera pas à l’atteindre à 100 % ; on continuera à utiliser de la farine, etc. Mais si on arrivait à 80 % d’autonomie, ce serait extraordinaire. Et puis, viser l’autonomie énergétique. Quand on a ces deux-là, déjà, tu peux te dire que tu n’es pas dans la mouise.

Regardes-tu de près la situation en Nouvelle-Calédonie avec cet accord de Bougival qui fait beaucoup de bruit ?

Moetai Brotherson : Nous observons ce qui s’y passe avec beaucoup d’attention. Nous, parti indépendantiste, nous connaissons bien les indépendantistes de Nouvelle-Calédonie ; on chemine ensemble depuis longtemps ; nos leaders sont frères d’armes, de lutte, mais nous sommes conscients que les contextes ne sont pas les mêmes.

La première fois de ma vie où je suis allé en Nouvelle-Calédonie, c’était en 2009. J’ai cru que j’avais débarqué en Afrique du Sud : il y a d’un côté les blancs, les Caldoches, de l’autre les Kanaks. Ce n’est du tout le cas en Polynésie où il y a une importante mixité de la population. En Nouvelle-Calédonie, il existe encore le droit coutumier qui n’existe plus chez nous. Certes, dès que des dispositifs sont proposés, comme en Nouvelle-Calédonie, nous regardons et on se dit : ça, c’est transposable ; ça, ça ne l’est pas.

Manuel Valls, ministre des Outre-Mers, qui vient de venir au fenua, avait l’air de dire qu’il y a peut-être un chemin vers l’indépendance…?

Moetai Brotherson : On a beaucoup échangé quand l’accord de Bougival en vue d’un nouveau statut pour la Calédonie est sorti. Je l’ai lu, je l’ai fait analyser par mes juristes. Il y a quelques éléments intéressants sur la citoyenneté, le processus de récupération des compétences, etc. Tout n’est pas forcément transposable. Mais que l’Etat français soit déjà arrivé à ce niveau de réflexion, c’est pas mal. Après, je ne juge pas la situation calédonienne ni de savoir si c’est ou non un bon accord. Mais pour nous y avons trouvé deux ou trois trucs intéressants.

Pour une raison ou pour une autre, à moment donné, l’indépendance va arriver et que mieux on s’y sera préparé, mieux on se portera”

Et, ici, la Polynésie va-t-elle continuer à cheminer comme actuellement avec la France ?

Déguster un café-vanille à Huahine, l’île qui a servi de référence au film d’animation Vaina… Ph. Olivier SCHLAMA

Moetai Brotherson : En Calédonie, on n’y est pas encore ; les premières réactions ont été assez violentes avec des menaces de mort ; il y a eu un communiqué du FLKS rejetant l’accord… Ce n’est pas fait.

En tant qu’indépendantiste, j’ai une idée claire d’où je veux aller. Ce que je ne veux pas, c’est que l’on précipite les choses pour la Polynésie. Je ne suis pas dogmatique. Je pense que l’indépendance se prépare. Je pense que c’est inévitable. Et que donc il faut s’y préparer. Je vois aujourd’hui Bayrou complètement paumé à essayer de trouver plus de 40 milliards d’euros d’économies ; peut-être que dans cinq ans, ce sera 100 milliards d’économies à faire ; les transferts de l’Etat chez nous, c’est, grosso modo 1,5 milliard d’euros par an. Si un jour il faut trouver 100 milliards d’économies, l’Etat français ne va-t-il pas être tenté de rogner sur cette somme…?

A l’époque du CEP, il fallait maintenir “la pompe” (le Centre d’expérimentation du Pacifique pour les essais nucléaires, Ndlr}. Aujourd’hui, nous sommes dans une position stratégique importante pour la France dans l’Indo-Pacifique – qui fait que la France est la seconde nation maritime au monde – mais est-ce que cela suffira ? Je pense que pour une raison ou pour une autre, à moment donné, l’indépendance va arriver et mieux on s’y sera préparé, mieux on se portera.

C’est une position disons sereine ?

Moetai Brotherson : Je suis comme ça. Je ne sais pas faire dans la langue de bois.

Tu es proche de quel parti en France ?

Moetai Brotherson : Avec les partis nationaux, il est difficile de comparer. Le clivage gauche-droite par exemple, cela n’a jamais existé en Polynésie. Cela a toujours été un clivage autonomistes-indépendantistes. Quand on sera indépendants (rires), ce sera intéressant on ne perdra plus tout ce temps et cette énergie à s’opposer entre indépendance et autonomie et on aura peut-être davantage de temps à consacrer aux vrais sujets : une meilleure redistribution de la richesses. Une situation qui est scandaleuse actuellement.

Beaucoup de Polynésiens s’inquiètent de l’éventualité de nouveaux impôts. Vas-tu lever l’impôt ?

Moetai Brotherson : Pour l’instant, on n’en a pas fait. On a bougé les curseurs sur des impôts existants. On essaie, à chaque fois que l’on change un dispositif fiscal, qu’il soit efficace. C’est notre préoccupation. L’impôt sur le revenu, ici, cela ne marcherait pas. Va faire remplir une déclaration d’impôt à un gars des Tuamotu… Il ne le fera jamais et, déjà, il faut le trouver ! Bref. Et cela va coûter plus d’argent pour collecter l’impôt que cela en rapportera. Ensuite, un dispositif fiscal doit aller dans le sens de l’équité fiscale. Aujourd’hui, nous avons dans notre fiscalité, 75 % d’impôts indirects. Un chômeur qui vit en-dessous du seuil de pauvreté, quand il va acheter son beurre est autant imposé que le gars qui gagne 3 millions de Francs Pacifiques par mois. Ce n’est pas juste. {il n’y a pas d’impôt sur les revenus pour les particuliers en Polynésie, Ndlr}

Es-tu proche politiquement de LFI ?

Moetai Brotherson : Je suis de gauche. LFI est, parfois, extrême. Quand j’ai été élu député en 2017 {Moetai Brotherson avait débuté un second mandat avant d’être élu président de la Polynésie, Ndlr}, ils ont été les premiers à venir me chercher pour intégrer leur groupe. Nous avons fait une réunion à leur QG avec Mélenchon, Corbières, Bompard… Et plus on discutait, et moins j’avais envie d’y aller. Il n’y avait que Mélenchon qui parlait, pas les autres qui n’avaient pas droit à la parole. J’ai abouti dans un groupe improbable – chez nous, il n’y jamais eu de Parti communiste – à la GDR, la Gauche démocrate et républicaine, un groupe ayant toujours eu une composante autonomiste et une composante ultramarine.

Là, ça a été l’effet inverse : le président du groupe, André Chasseigne, déjà, m’a pris par le bon bout en m’invitant à dîner (rires). On a discuté. Et il m’a dit {il le fait avec l’accent clermontois de l’ex-député français, Ndlr} : “Si ça te plaît tu viens, si ça ne te plaît pas, tu ne viens pas.” Et plus on discutait et plus j’avais envie d’y aller. C’est ce que j’ai fait. Je ne suis pas communiste ; d’ailleurs, être communiste en France en 2025, je ne sais pas ce que cela veut dire. Mais je les ai trouvés sympas. Chasseigne est cher à mon coeur. C’est un groupe où j’avais toute ma liberté de parole et de vote ; il m’est même arrivé de voter différemment du groupe. J’ai découvert les députés communistes. Au-delà de l’image d’Epinal – ils aiment bien le vin ! – mais ce sont des bosseurs, qui sillonnent leur circo, qui sont au contact des gens… Ils sont admirables.

Je me sens aussi proche des écolos. Le problème des écolos, c’est les écolos eux-mêmes… Mais leurs idées sont bonnes.

De notre envoyé spécial à Papeete, Olivier SCHLAMA

👉 UN DON POUR SOUTENIR NOS JOURNALISTES !

L’information a un coût. En effectuant un don, vous réduisez, en plus, votre impôt en soutenant les journalistes indépendants de Dis-Leur ! à partir de 1 € et défiscalisé à 66% !

Après notre premier prix un concours national organisé par le ministère de la Culture en 2018 devant 500 autres medias, après l’installation de bandeaux publicitaires en 2019, après avoir été agréés entreprise de presse, nous lançons en collaboration avec le syndicat de la presse numérique (Spiil) un appel aux dons. Merci pour votre générosité et merci de partager largement !

Cliquez ICI 

À lire également sur Dis-Leur !

Cerise Calixte : “Comme la princesse Vaiana de Disney, je suis persévérante et déterminée”

Portrait : L’ex-rugbyman Mathieu Griffi, des remparts de Carcassonne aux lagons de Polynésie

Biodiversité : En Polynésie, Macron au chevet de l’écosystème corallien