Chronique littéraire : Les nouveaux fait-diversiers

Lire, livre, lecture. Photo : Olivier SCHLAMA

Chaque mois, le Sétois Alain Rollat propose un rendez-vous littéraire, le Marque-Page. Cet éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, nous fait découvrir les livres d’auteurs régionaux issus de maisons d’éditions d’Occitanie et d’ailleurs. C’est au tour de Valérie Igounet, Guy Le Besnerais et Aurel, Laura Kotelnikoff-Béart, Antoine Aubry.

La symbolique du crayon

Il y a longtemps que Valérie Igounet combat l’obscurantisme. Cette historienne, qui vit en Occitanie, est même devenue, en vingt-cinq ans, l’une de ces références intellectuelles dont les recherches et les écrits aident les professionnels de l’information à décrypter les faits qu’ils rapportent à leurs contemporains. Les événements qui ont marqué l’actualité française au cours de ces cinquante dernières années l’ont amenée à se consacrer à plusieurs sujets lourds qui font d’elle, désormais, une source de documentation incontournable.

Réflexions sur l’assassinat de Samuel Paty

Et ce, dès qu’il s’agit, par exemple, d’expliquer le négationnisme, ce travail de faussaire niant l’existence des chambres à gaz utilisées par les nazis pour exterminer les juifs,  ou de mieux comprendre l’implantation de l’extrême droite dans notre pays, ou encore de dénoncer le complotisme, ce culte de la manipulation prospérant sur le terreau de l’ignorance. Elle siège d’ailleurs, depuis 2019, au conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti LGBT.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que son dernier ouvrage, paru en septembre, soit le produit de ses réflexions sur l’assassinat de Samuel Paty, ce professeur d’histoire décapité par un fanatique religieux pour avoir proposé à ses élèves une discussion sur la liberté d’expression à partir du traitement des questions religieuses par les caricaturistes de presse.

Quelques jours après l’assassinat de Samuel Paty, explique Valérie Igounet, j’ai vu passer un post complotiste, plus insensé que tous les autres, disant que Samuel Paty était toujours vivant…”

“Quelques jours après l’assassinat de Samuel Paty, explique Valérie Igounet, j’ai vu passer un post complotiste, plus insensé que tous les autres, disant que Samuel Paty était toujours vivant. J’ai eu le sentiment qu’on tuait cet homme une nouvelle fois. L’idée du livre s’est imposée avec l’ambition de raconter les faits et l’histoire tragique de ce prof devenu héros malgré lui. L’idée était aussi de montrer à quel point les réseaux sociaux avaient eu un rôle central dans l’accélération dramatique de cette histoire…”

Mais cette chercheuse sait qu’aujourd’hui, pour transmettre l’histoire des idées, comme pour exposer les vérités factuelles, il ne suffit plus d’écrire des articles, de publier des livres ou de donner des conférences. Dans ce nouvel ouvrage, elle associe la force de l’illustration à celle des mots. Pour raconter Samuel Paty, histoire d’un prof, elle a obtenu de son éditeur le renfort d’un physicien reconverti dans le dessin, Guy le Besnerais. Cela donne, sous les apparences d’une BD, un album à vocation pédagogique dont l’impact est très puissant parce que la sobriété du dessin amplifie l’apport de la documentation exhaustive, sur laquelle s’appuie le récit.

En référence aux hussards noirs de la République

Valéry Igounet raconte ce qui s’est passé, il y a trois ans, au collège Le Bois d’Aulne de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), avec la précision journalistique des diseurs de vérités professionnels qui mettent un point d’honneur à analyser les faits avec une rigueur scientifique, à les décrire dans leur enchaînement, à préciser leur contexte, et qui tiennent toute émotion à l’écart de l’observation parce que l’exactitude des faits qu’ils rapportent garantit leur honnêteté. Elle le fait avec minutie, avec le souci du détail, en intégrant dans la mise en dessins de son récit des extraits de témoignages, discussions, messages, etc..

Intitulée Crayon noir, en référence aux hussards noirs de la Troisième République, pères transmetteurs de la laïcité, cette enquête graphique fera sans doute référence, par sa modernité, dans le traitement des faits de société. La Région Occitanie n’a pas hésité à financer sa diffusion dans tous les lycées et elle a bien fait : cette œuvre d’utilité civique fournira une arme de résistance intellectuelle à tous les profs que les fanatiques menacent de mort parce qu’ils ouvrent l’esprit de leurs élèves à la raison critique.

Compte tenu de l’actualité récente, il serait même judicieux de diffuser cet album dans tous les collèges et lycées de France, et pas seulement dans les établissements scolaires de notre région. En commençant, symboliquement, par ceux de Conflans-Sainte-Honorine et d’Arras.

  • Crayon noir. Samuel Paty, histoire d’un prof, Valérie Igounet, Guy Le Besnerais, Studiofact éditions, 160 pages, 23€.

L’investigation en BD

Aurel est devenu un dessinateur tout terrain. À ses débuts, il y a vingt ans, cet Ardéchois “émigré” très tôt à Montpellier, de son vrai nom Aurélien Froment, était déjà très éclectique. Son crayon affectionnait les artistes autant que les hommes politiques. Il pigeait à la fois pour Coca’zine, un journal gratuit qui était alors une référence culturelle régionale, et pour le quotidien communiste L’Hérault du Jour. Dans le premier,  il croquait les musiciens en tournée et tenait une chronique humoristique ; dans le second, il illustrait les audiences de certains procès. Les lecteurs de La Gazette de Sète se souviennent aussi de ses savoureux croquis de Georges Frêche, qu’il dessinait avec gourmandise.

Aujourd’hui, il déploie son talent dans tous les domaines des arts graphiques. Reconnu par ses pairs comme “un dessinateur au trait rebelle” qui “ne fait pas mystère de ses engagements politiques : à gauche toute !” et dont l’épanouissement doit aux conseils de plusieurs maîtres du genre – Cabu, Tignous, Pétillon… – Aurel possède une palette si large qu’elle est sollicitée par des journaux aussi différents que Politis, Le Canard Enchaîné, Le Monde. Sa production de bandes dessinées traite de sujets si variés que l’illustration des vies amoureuses de Nicolas Sarkozy et François Hollande y côtoie celle des œuvres musicales de Django Reinart et de Bob Dylan.

César du meilleur film d’animation pour son Josep

Personne n’a donc été surpris, dans le petit monde des dessinateurs de presse, quand Aurel s’est lancé, en 2014, dans le reportage dessiné après plusieurs voyages en  Algérie et en Espagne ; puis, en 2016, quand il s’est si bien aventuré dans le cinéma qu’il a remporté un césar du meilleur film d’animation pour son Josep, dédié à Tignous, son premier long métrage d’animation. Il y racontait l’histoire de Josep Bartoli, dessinateur et homme politique espagnol qui connut, en 1939,  la Retirada puis l’internement des républicains espagnols dans les camps des Pyrénées-Orientales.

Personne ne s’étonnera donc que le nouvel album d’Aurel soit consacré au traitement d’un fait-divers presque ordinaire puisqu’il raconte en images l’une des nombreuses “bavures policières” qui ont défrayé, ces derniers temps, la chronique sociale française.

Florent Castineira, dit Casti, est touché par le tir de flashball d’un policier alors qu’il prend un verre…

Le 21 septembre 2012, à 19h15, près du stade de la Mosson, à Montpellier, avant le coup d’envoi du match de football entre le MHSC et Saint-Etienne, un supporteur montpelliérain, Florent Castineira, dit Casti, est touché par le tir de flashball d’un policier alors qu’il prend un verre, avec des copains, à la buvette. Il perd son œil droit. L’émotion est telle que sa blessure suscite une mobilisation jamais vue chez les supporteurs de l’équipe de Montpellier.

Mais comment faire entendre une vérité vécue quand on est confronté au déni de la police, aux atermoiements des magistrats et à la complaisance de la plupart des médias ? Le combat judiciaire de Casti durera plus de six ans. Il lui faudra attendre le 16 octobre 2018 pour que l’Etat soit jugé civilement responsable de sa blessure sans que pour autant la responsabilité pénale du policier impliqué soit retenue.

Enquête journalistique de longue haleine, en respectant les règles du journalisme d’investigation en usage

Comment raconter une histoire pareille en bande dessinée ? Comment la raconter, surtout, en étant, tout à la fois, factuellement incontestable et déontologiquement irréprochable ? Sans verser dans le parti-pris, le manichéisme ou le grosso modo ? Aurel a réussi ce tour de force en mettant son crayon à la disposition du travail de deux journalistes, Laura Kotelnikoff-Béart et Antoine Aubry, habitués à traiter ce genre de fait divers, et, en particulier, à décrypter les faits relatifs aux bavures policières.

À partir du témoignage de Casti, ils ont, ensemble, tous les trois, mené une enquête journalistique de longue haleine, en respectant les règles du journalisme d’investigation en usage dans les journaux les plus fiables. Et, au terme de ce long travail, après avoir réuni toutes les pièces d’une documentation précise, dense, complète, ils ont composé une bande dessinée documentaire dans laquelle les illustrations et les textes s’ajustent à la perfection pour rendre limpide le récit de cette affaire compliquée sans la caricaturer. C’est un modèle du genre.

On sort de sa lecture en se disant que la presse écrite gagnerait en lecteurs si elle s’inspirait de cette façon de travailler, en associant l’écrit et le dessin, dans le traitement quotidien des faits divers les plus controversés.

  • Casti, quand l’Etat mutile, Aurel, Laura Kotelnikoff-Béart, Antoine Aubry, éditions Delcourt,112 pages, 17,50€.

Alain ROLLAT
alain.rollat@orange.fr