Le spectacle de Mathurin Bolze, donné samedi au théâtre Molière, à Sète, et qui reprend un tour de France des Scènes nationales, est d’une beauté saisissante. Dix acrobates mettent en lumière les enjeux du grand Nord et ceux de l’humanité.
Les arts du cirque ont des choses fondamentales à dire ! Anorak sur le dos et chapka sur le crâne, ils sont dix – des acrobates émérites – à ouvrir une parenthèse envoûtante dans Immaqaa, ici peut-être, spectacle donné vendredi et samedi derniers au théâtre Molière, à Sète. Sapés comme pour une expédition, ces artistes nous embarquent dans leur quête qui pourrait s’appeler : Ne pas perdre le Nord…
Un iceberg dans le blizzard. Et une obsession mystérieuse, quasi-mystique : “Rejoindre l’horizon” qui se reconfigure sans cesse. Dans de rares phrases prononcées, on comprend les contours de l’entreprise : “Est-ce que quelqu’un aurait une cigarette ? Je suis seule pour réfléchir…” Il s’agit ici de parler “globalité” ; “de se rapprocher des choses et en même temps prendre du recul”. Et comme une synthèse : “L’absence est blanche comme la banquise ; inaccessible comme l’être aimé.” Ou encore : “Le blanc se perd à son tour.”
“C’est un espace de dérive poétique lié aux corps qui l’habitent”

Dans un espace extrême, extrêmement confiné, on sent, paradoxe, les grands espaces, on ressent le vertige aventurier, abreuvé d’images, photos et vidéos, de mots en Inuits qui se transforment ensuite en français, et de sons enregistrés sur place en avril 2023 (lire ci-après) sur ce continent gelé qu’est le grand Nord. Les mots en voix off sont ceux d’une romancière (ci-dessous). Avec Immaqaa : peut-être en langue Inuit (si le temps et la glace le permettent ; on dirait inch’allah en arabe). Mathurin Bolze explore les limites, celles de l’humain, de la pensée. Interrogatifs mais captivés, les spectateurs l’ont compris instinctivement. La scène est métaphore géante. Et réussit le tour de force de faire entrer l’infini dans un espace fini. C’est de là qu’est née l’idée de la pente de l’iceberg, d’une humanité sur une… pente glissante. “C’est un espace de dérive poétique lié aux corps qui l’habitent”, définit Mathurin Bolze. Ajoutant : “On veut rencontrer l’autre et soi-même en même temps.”
Un bloc immaculé de plus de cinq mètres de haut
Soutenu par un bloc immaculé de plus de cinq mètres de haut, le spectacle imaginé par Mathurin Bolze, le metteur en scène, transpire un cirque méditationnel. Le voyage commence in petto. Sur un énorme et ingénieux module blanc. Sur ce qui pourrait être un iceberg, on est amenés à y interroger nos propres limites en même temps que celles, physiques, de trapézistes et autres acrobates de la compagnie MPTA (des Mains des Pieds et la Tête Aussi) qui y dévalent.
C’est un cirque exigeant qui pose des questions, qui pose des questions poétiques, politiques, sensibles, qui cherche à écrire son propre chemin…”
Un pêcheur, seul, avec son seau rouge éblouissant, au milieu de cette vaste étendue immaculée… : certaines scènes sont saisissantes. Il y a même certains moments de grâce comme avec cette artiste qui arrête le temps cramponnée sur ce fil de vie lumineux, nous faisant oublier son effort considérable… Autour de cette paroi blanche, s’affairent, rivalisent le talent d’une dizaine d’artistes. Cette blancheur ressemble aussi à une vague dont ils se servent à merveille et qui se disloquera au fil du spectacle montrant des failles de plus en plus importantes. L’ingéniosité va plus loin : des îlots se disperseront laissant apparaître un trampoline et un curieux trapèze lumineux.

Pour Mathurin Bolze, figure de premier plan du cirque contemporain, c’est un tour de force né d’une “conviction”, assez puissante pour réussir à “amener 60 personnes, artistes, stagiaires, constructeurs et des coproducteurs en leur disant que l’on fait un tour de France et que l’on a besoin de beaucoup d’argent pour ce projet ambitieux avec un décor imposant pour dire que l’on ne se réduit pas à un duo de jonglage. C’est un cirque exigeant qui pose des questions, qui pose des questions poétiques, politiques, sensibles, qui cherche à écrire son propre chemin…”
Le grand Nord “brasse les grands enjeux”

Quelles sont ces questions que pose le spectacle ? Le grand Nord “est un territoire aux confins du monde et qui se retrouve par des jeux géopolitiques, en raison de sa position géographique, au centre des enjeux du monde d’aujourd’hui.” Et de citer : “C’est l’endroit qui brasse les grands enjeux. On voit comment Trump veut s’accaparer le Groenland pour ses matières premières, notamment ; c’est un enjeu ethnographique : rassembler tous les peuples du cercle polaire qui réfléchissent comment ils sont liés ; comment ils parlent ; pour souligner leur cohésion ils peuvent opposer les pays qui se partagent le grand Nord. Il se joue l’avenir des peuples premiers ; le passage du nord-ouest de la planète qui viendra bouleverser le commerce mondial si on peut y faire passer les bateaux ; qui vient questionner les lois, les responsabilités des compagnies qui passeraient par là à l’avenir, y compris s’il y avait un échouage massif. On y voit des concentrations de pollution à cause des vents.”
A l’origine, un voyage marquant en Arctique et un livre

Cet endroit perdu, le grand Nord, le spectacle nous y perd pour que l’on s’y retrouve ensuite. Sur cette planète glacée, “où, pour beaucoup, il est impossible de vivre, souligne Mathurin Bolze, il faut se rendre compte de ce que les Inuits ont fait durant des millénaires pour habiter ces espaces où ils ont trouvé un accord sublime avec la nature. Mais avec une économie de moyens considérable : la pêche et la chasse”. Une économie, une épure que l’on retrouve tout au long du spectacle.
Ce spectacle est lié à un voyage de Mathurin Bolze dans l’Arctique. Il s’appuie aussi sur des réflexions d’Un monde sans rivage (Actes Sud), d’Hélène Gaudy, qui retrace une mortelle expédition, en 1897, qui tentait de rallier le pôle Nord en ballon. Des cadavres seront mis au jour lors d’une fonte des glaces en 1930. Sur place, on a trouvé dans le campement des aventuriers, des pellicules photos de leur expédition et leur journal de bord qui ont pu être sauvés. Une histoire glaçante.
Olivier SCHLAMA